La fin du
Réseau Voltaire
Comment un réseau d’information et de lutte anti-fasciste, de dénonciation de tous les intégrismes, peut-il basculer au point de faire alliance avec un négateur des chambres à gaz, au point de cautionner les pires régimes religieux autoritaires ?
Trois ex-membres de la direction du Réseau Voltaire, qu’ils viennent de quitter, retracent minutieusement l’histoire d’une dérive. (La rédaction d’Amnistia.net – 30 mars 2005)
[Ce texte, publié en 2005 par Amnistia, est republié aujourd’hui, à l’heure où ces pages d’histoire semblent de moins en moins indifférentes, le nouveau Réseau Voltaire étant devenu entre-temps une officine de propagande au service de toutes les dictatures, à commencer par la Syrie de Bachar el-Assad, dont il se voudrait le premier soldat. Les informations contenues dans le témoignage reproduit ci-dessous suivant lesquelles ce nouveau Réseau Voltaire n’est rien de plus qu’une officine de désinformation gouvernementale sont évidemment très utiles pour recalculer la politique de la France dans le dossier syrien, qui d’un côté prétend soutenir (inefficacement) l’opposition démocrate et de l’autre soutien très effectivement Bachar el-Assad, lui assurant non seulement la non intervention dont il a vitalement besoin, mais aussi la production de la rhétorique, dont s’est chargé Meyssan, et qui sera parvenue à bloquer la communauté internationale, au prix de millions de réfugiés et de plusieurs centaines de milliers de morts. (Paris s’éveille, 19 janvier 2015)]
Le 26 février 2005, au terme d’une Assemblée générale à participation restreinte, convoquée dans des conditions sujettes à caution, les signataires de ce texte ont quitté le Conseil d’administration du Réseau Voltaire tandis qu’y faisait son entrée Claude Karnoouh, chercheur au CNRS, pour lequel « les chambres à gaz n’ont pas existé ». [Claude Karnoouh : « Je crois qu’effectivement les chambres à gaz n’ont pas existé ; un certain nombre de vérités de l’histoire officielle ont fini par être révisées ». Le Monde, 30 juin 1981.] C’est aujourd’hui également un participant des activités de la « nouvelle droite » d’Alain de Benoist. Simultanément, Marc Boureau d’Argonne, présenté à l’Assemblée générale comme « un ami du président de la République », accédait également aux instances de l’association…
Que s’est-il passé pour que le Réseau Voltaire soit devenu une officine complaisante tout à la fois envers les intégristes musulmans, les militants de la Serbie de Milosevic, les faurissoniens et les « rouges-bruns », en même temps qu’il se rallie avec enthousiasme à la politique de l’Élysée ? [Comme on peut le constater en conclusion de l’éditorial de la revue Voltaire, dont le n°1 est en vente : « Nous soutenons donc la France, la Fédération de Russie et la Chine » (…) « sur le champ de bataille, nous reconnaissons notre camp et choisissons nos frères d’armes. » Le même numéro tresse des lauriers à Jacques Chirac, en particulier pour un discours contre « L’impérialisme sous-culturel », prononcé à Hanoï, dans le cadre de la Ve rencontre Asie-Europe, en octobre 2004, que la revue compare au fameux « discours de Phnom Penh » du général de Gaulle (page 98). À la page suivante sont dénoncées les tentatives de soulever le « problème birman » lors de cette rencontre, « pour saboter la conférence, trop anti-états-unienne », selon Voltaire…] Comment Thierry Meyssan, qui a été un militant ardent et reconnu contre l’extrême droite [Thierry Meyssan a entre autres été le président du Comité de vigilance contre l’extrême droite. On lui doit surtout l’enquête sur le DPS (ainsi que se nommait le service d’ordre du Front national), puis il été à l’origine d’une commission d’enquête parlementaire qui avait provoqué la scission de ce parti entre les fidèles de Bruno Mégret et ceux de Jean-Marie Le Pen. Cette scission avait empêché la Commission parlementaire de statuer, l’objet même de son enquête s’étant auto-dissous avant la fin de ses travaux. L’enquête du Réseau Voltaire sur le DPS avait permis de révéler l’existence de la très discrète DPSD, ainsi que fut rebaptisée la sécurité militaire à l’arrivée de François Mitterrand en 1981, réussissant par ce subterfuge à se faire complètement oublier, y compris de la littérature spécialisée. Jusqu’à ce que Thierry Meyssan découvre que le patron du DPS frontiste était un agent “DPSD” étatique. C’est en cherchant ce que cela pouvait signifier que Thierry Meyssan avait mis à jour le principal service secret de l’État, celui qui contrôle les autres. Antérieurement, on doit à Thierry Meyssan aussi bien un important travail de dévoilement des réalités contemporaines de l’Opus Dei (publiés à l’origine dans le journal Maintenant) que d’avoir su mobiliser la gauche contre diverses entreprises vaticanes. Le Comité de vigilance anti-fasciste avait également été l’organisateur d’une grande manifestation contre le Front national à Strasbourg.], a-t-il pu rompre avec les valeurs essentielles qui ont fait son engagement depuis des années et, du même coup, comble du comble, décider de « donner raison » a posteriori, à ceux qui, depuis la parution de son livre L’effroyable imposture, lui ont collé l’étiquette de « négationniste » ?
Confusion dommageable
Nous avons toujours pensé que la confusion induite par ce rapprochement était dommageable : quoi qu’on puisse penser de l’attentat du 11 septembre, celui-ci n’a rien à voir, ni de près ni de loin, avec la Shoah. Utiliser le terme de « négationnisme » pour relier deux évènements aussi dissemblables concourt à banaliser la notion même de négationnisme. Il n’y a rien de commun en effet entre le fait de contester la version officielle de l’attentat du 11 septembre, qui laisse de nombreuses questions dans l’ombre, et la tentative antisémite de réhabilitation du nazisme à laquelle ont procédé les négationnistes dès la fin des années 70. La réalité de chaque génocide est combattue par des négationnistes, toujours en défense des auteurs de ces crimes comme de leurs intentions : c’est le cas de l’Arménie, du Rwanda, du Cambodge, et l’emploi de ce terme pour qualifier Thierry Meyssan et ses publications sur le Pentagone, était scandaleusement abusif. Nous le pensons encore, même s’il s’avère aujourd’hui que Thierry Meyssan s’est associé à un authentique négationniste de la Shoah. [Ces dernières années, certains d’entre nous ont souvent souligné la médiocrité voire la bassesse des articles calomnieux publiés sur Thierry Meyssan et ses livres, où le terme « négationniste » a été employé à tort, ABUSANT d’insinuations, sans fournir d’éléments probants, au contraire. Ceux qui formulaient de telles assertions considéreront peut-être avoir eu raison plus tôt, et pourront tirer gloire d’avoir eu du nez. À moins qu’ils n’aient été mieux informés que nous-mêmes sur les accointances (à l’origine discrètes) de Thierry Meyssan avec d’actuels analystes de la politique étrangère de l’État, dont il s’avère que le principal d’entre eux, Claude Karnoouh, s’est distingué au procès de Robert Faurisson en déclarant qu’il ne « croyait » pas dans l’existence des chambres à gaz – ce que savaient, peut-être, ceux qui emploieront les premiers ce qualificatif totalement déplacé dans son contexte. Ainsi, il pourrait ne pas s’agir d’une “effroyable coïncidence”…]
Un syllogisme insupportable
Pour les signataires de ce texte, les désaccords sont devenus nets au cours des derniers mois, et ils se sont cristallisés lors des récentes réunions du conseil d’administration, des assemblées qui se tenaient trop rarement. Le premier indice inquiétant est apparu, il y a plus d’un an, sous la forme d’un « lapsus » du secrétaire général du réseau, Jean-Claude Ramos. Il avait alors déclaré que la campagne contre Thierry Meyssan devait être attribuée au « lobby juif ». Cela avait suscité plusieurs réactions, dont celle de Michel Sitbon, trésorier du Réseau Voltaire et membre de son conseil d’administration depuis l’origine, qui avait dénoncé le recours à ce concept, issu du registre antisémite classique, aussi rance que dépourvu de pertinence. Il s’étonnait aussi que l’on s’expose aussi inconsidérément à donner raison aux accusations d’antisémitisme proférées, par exemple, par Alain Lipietz, en vertu d’un syllogisme insupportable suivant lequel émettre des doutes quant à la nature de l’attentat du 11 septembre revenait à critiquer la politique américaine, ce qui serait contre les intérêts d’Israël, et donc antisémite… Thierry Meyssan, tout en rendant hommage au trésorier pour son intervention, avait alors considéré qu’il ne s’agissait que d’une maladresse d’expression de Jean-Claude Ramos. Nous pouvons maintenant prendre la mesure de combien ce dérapage loin d’être une simple « maladresse », était en fait un indice révélateur du cours nouveau qui s’imposait déjà à Voltaire, à notre insu.
Mission en Chine
Lors d’un conseil d’administration plus récent, le 16 décembre 2004, une série d’affrontements se sont produits, à partir de deux interventions aussi scandaleuses que spontanées. Il était alors question des orientations stratégiques proposées en vue de l’assemblée générale des adhérents. La première de ces interventions, d’Alain Benajam, concernait les relations que cet homme d’affaires développe en Chine. Celui-ci avait alors raconté qu’il revenait d’une mission en Chine, où il avait été au nom du Réseau Voltaire, carte de visite grâce à laquelle il disait avoir été reçu à bras ouverts par des officiels chinois, avec lesquels il négociait par ailleurs les prestations de son entreprise de « services postaux ». Selon lui, « faire du business » et faire avancer la cause du Réseau Voltaire auprès des autorités chinoises – ce qui désignait en l’espèce les services secrets, selon ses propres dires –, était possible d’un même mouvement. Un débat contradictoire s’en est suivi, entre autres sur la question de savoir si le Réseau Voltaire pouvait rechercher ou accepter des financements de puissances étrangères, d’États. Certains défendaient l’idée que « l’argent est le nerf de la guerre », tandis que de notre côté nous martelions l’idée que « la fin ne saurait justifier les moyens ».
L’âme d’une « nouvelle résistance »…
La seconde intervention a provoqué un affrontement tout aussi net que la précédente. Elle émanait de Bruno Drweski, et concernait la question des alliances du Réseau Voltaire avec les « forces anti-impérialistes », dans le contexte international actuel. Bruno Drweski défendait la nécessité d’unifier toutes les résistances face à l’hégémonie américaine, comme c’est le cas selon lui en Irak. Il ira alors jusqu’à déclarer que quiconque n’aurait pas conscience de cette urgence d’une « mobilisation anti-impérialiste » serait aussi égaré qu’un partisan des accords de « Munich », en 1938… Il s’agirait ni plus ni moins que de capituler pur et simplement devant un danger comparable au nazisme… Selon cette logique, Georges W. Bush incarnerait un nouvel Hitler, et le Réseau Voltaire serait l’âme d’une « nouvelle résistance »… Nous avons exprimé un point de vue très différent : Gilles Alfonsi a insisté sur le fait que cette « vision » faisait de plus bon marché de la nécessité de « choisir ses alliés » et de ne pas en rabattre sur les valeurs essentielles. Thierry Meyssan a conclu en admettant qu’une réflexion devait être menée sur « les critères » pour conclure des « alliances ».
Une réunion rigoureusement arrangée…
Sur les deux points, Gilles Alfonsi, au nom du Parti communiste, a exprimé son opposition totale, qu’il a confirmée dans une lettre à Thierry Meyssan dès le 29 décembre.
Michel Sitbon partageait totalement ce point de vue, ajoutant que l’analyse de la situation mondiale proposée par Drweski [Bruno Drweski, qui était de longue date pour plusieurs d’entre nous un militant pro-serbe, adepte des rhétoriques les plus caricaturales sur la « révolution mondiale », a adressé plusieurs messages internet à Gilles Alfonsi dans la même période, mails qui dessinent une orientation politique. Extrait d’un mail du 19 décembre : « Tu émets des doutes sur des alliances politiques douteuses et tu as tout à fait raison, mais en politique on fait avec ce qui existe, sinon c’est de l’idéalisme. Si on a une vision de classe, on est avec le peuple tel qu’il est (communiste, laïciste, chrétien ou musulman). Les combattants vietnamiens ou algériens etc., n’étaient pas totalement “purs” côté droits de l’homme, islamisme ultra, etc. Et nous avons fait alliance avec eux. (…) Nous avions un patrimoine : internationalisme prolétarien, souveraineté populaire, politique de classe contre classe, socialisation des moyens de production et d’échange, planification rationnelle, centralisme démocratique, socialisme scientifique, rôle d’avant-garde du parti… »] lui semblait particulièrement insuffisante, aboutissant à ce que le Réseau Voltaire se retrouve piégé dans la logique même qu’il prétendait dénoncer.
Michel Sitbon ne pouvait qu’approuver la réaction de Gilles Alfonsi au nom du PCF quant à l’éventualité d’« alliances », telles que celles proposées par Alain Benajam, avec le Parti communiste chinois ou avec les services de l’État, une telle chose étant simplement inacceptable. Les problèmes soulevés méritaient en tout cas une réflexion approfondie, à laquelle Michel Sitbon appelait.
Entre le 16 décembre 2004 et le 26 février 2005, date de l’Assemblée générale du Réseau Voltaire, Thierry Meyssan n’a pas cru bon de provoquer une nouvelle réunion, ni de rencontrer les membres de son Conseil d’administration. Il a convoqué l’Assemblée générale, le 22 février, par mail, au milieu des vacances scolaires. La convocation était accompagnée de propositions de motions destinées à être adoptées à l’AG. Plusieurs adhérents (dont des membres du Conseil d’administration sortants) semblent ne pas avoir été conviés à cette réunion, donnant l’impression que la composition de la salle devait être rigoureusement arrangée. Hormis les deux opposants déclarés (Gilles Alfonsi et Michel Sitbon), n’étaient présents que les membres du futur Conseil d’administration, qui s’auto-éliront en fin de journée, après les départs prévisibles de Gilles Alfonsi et de Michel Sitbon.
La « guerre des civilisations »
C’est dans une salle du CISP Maurice Ravel, dans le douzième arrondissement de Paris, qu’une vingtaine de personnes se sont donc retrouvées [Entre autres, Jean-Luc Guilhem, représentant Combat face au sida au Conseil d’administration du Réseau Voltaire n’avait pas été invité] en cette fin glacée de février. L’invitation avait été envoyée par internet à un nombre de gens indéterminé, le logiciel du serveur n’en rendant pas compte… Sept destinataires seulement en avaient accusé réception. Thierry Meyssan indiqua néanmoins que le nombre de participants pour commencer les travaux était atteint, les statuts ne prévoyant pas de quorum minimum.
Après une très courte introduction de Thierry Meyssan, Michel Sitbon a exprimé longuement ses critiques de la ligne politique du Réseau Voltaire. Il a dénoncé la nature spéculaire du discours développé par le nouveau Réseau Voltaire, discours prétendant critiquer la logique guerrière américaine pour en fait la reprendre à son compte, la « guerre des civilisations » n’étant plus dénoncée comme une théorie absurde, mais assumée comme une « nécessité ». Il a mis en garde contre le fait que les stratèges impérialistes français, auprès desquels, manifestement, le nouveau Réseau Voltaire n’hésite pas à chercher son inspiration, n’étaient pas moins redoutables que leurs homologues d’outre-Atlantique. Il a souligné le fait que ces duettistes jouent d’une fausse opposition depuis les origines de la Ve république, et qu’ils ont périodiquement besoin du mythe de cette opposition pour justifier de leurs mobilisations militaro-diplomatiques.
Un jeu dans lequel le Réseau Voltaire se laisse instrumentaliser sans avoir conscience des tenants et des aboutissants, ni des intentions réelles de l’État sur lequel il accepte de s’aligner très inconsidérément. Il a rappelé ce qu’on peut savoir aujourd’hui du précédent historique invoqué par Voltaire, lorsque le général De Gaulle prétendait s’opposer de la même façon à « l’impérialisme » américain, alors que, comme on le sait aujourd’hui, les politiques étrangères américaine et française étaient rigoureusement coordonnées. Michel Sitbon suggérait qu’on réfléchisse à deux fois à ce précédent avant de tomber dans le même « panneau » proposé par le néo-gaulliste Chirac.
Il s’étonnait de plus qu’on puisse s’égarer ainsi, particulièrement à partir de l’analyse de l’attentat du 11 septembre comme étant un artifice de propagande destiné à donner consistance à un fantasmatique « conflit de civilisations ». Comment, en partant d’une telle prémisse, en arriver à promouvoir la « résistance à l’Empire » exactement dans les termes où cet Empire semble souhaiter voir poser le problème ? Au bout du compte, puisque Ben Laden manquerait de consistance, c’est Thierry Meyssan qui s’amuse à remplir la fonction de gentil animateur de « l’autre camp » dans cette prétendue « guerre de civilisations ».
L’axe Paris-Berlin-Moscou-Pékin
L’appel à la constitution d’un « axe Paris-Berlin-Moscou-Pékin » pour faire face à l’« état de guerre » que les États-Unis – « alliés aux Anglais et aux Australiens » dans la nouvelle vulgate du Réseau Voltaire –, auraient instauré entre eux et le reste du monde, est non seulement délirant mais totalement en phase avec le discours de Samuel Huntington, le fameux théoricien de la dite « guerre des civilisations », que le Réseau Voltaire prétend dénoncer. Le terme « en phase » est même faible. Nous sommes dans « l’identique » quand il apparaît qu’au « nouveau Réseau Voltaire », on va jusqu’à s’imaginer qu’il y aurait effectivement « deux » civilisations différentes d’un côté et de l’autre de l’Atlantique…
Quittant la présidence de la tribune pour participer au débat, Thierry Meyssan a répondu en substance qu’à la veille de la troisième guerre mondiale, comme dans toute guerre, il n’y a que deux camps et qu’il faut choisir.
Gilles Alfonsi a alors lu, au nom du Parti communiste, sa déclaration de rupture soulignant notamment que la modification des statuts envisagée comme les orientations stratégiques proposées étaient inacceptables. Désaccord total sur la question des financements du Réseau Voltaire comme sur la nécessité de nouer des alliances : « Le Parti communiste ne cautionnera jamais de rapprochements avec des intégristes islamiques, des antisémites ou des baasistes sous le prétexte de faire la peau aux GI’s en Irak. »
« Critiquer Israël est pire que violer une petite fille »…
Thierry Meyssan n’a pas jugé bon de répondre à cette déclaration, de même qu’il répondit plutôt sommairement (et très incomplètement) aux objections de Michel Sitbon, interrompant les débats au prétexte qu’il était l’heure de projeter le film prévu au programme de cette Assemblée générale, film qui devait tenir lieu de « réponse ».
Le documentaire diffusé « en avant-première », produit par une « association indépendante », était intitulé État de guerre, et réalisé par Francesco Condemi et Béatrice Pignède [Béatrice Pignède a notamment réalisé avec Daniel Schneidermann le film documentaire Kosovo, des journalistes dans la guerre, et avec Francesco Condemi le film documentaire L’Irak d’une guerre à l’autre. État de guerre est actuellement sur les écrans, au cinéma Entrepôt, à Paris.], qui prétendaient répondre à la question : « Sommes-nous dans une période comparable à l’entrée dans les deux guerres mondiales ? ». Dès le début de la projection, on a pu assister à l’assimilation entre l’impérialisme américain et la montée de l’hitlérisme par effet sonore et montage de bandes d’actualités parodiant celles de 1938. Puis, ce sont des interviews de Thierry Meyssan, du général Pierre-Marie Gallois (qui écrit régulièrement dans la revue Éléments d’Alain de Benoist et qui fut préfacier en France du secrétaire général du PC russe, Ziouganov [Le général Gallois, dont l’œuvre est abondante, fait figure de géostratège, essentiel à la pensée militaire française depuis les temps lointains des débuts du programme d’armement nucléaires français. Aujourd’hui en « retraite », il n’en déploie pas moins un important travail idéologique, profitant de toute occasion pour intervenir dans les débats, dans un sens toujours aussi obstinément militariste. Les innombrables joujous rhétoriques du général Gallois auront servi, et servent encore, de justification à une politique militariste qui, entre autres exploits, aura coûté indubitablement cher au budget de la nation. Le général Gallois est particulièrement expert à présenter les intentions les plus délirantes de la voix la plus douce et de la façon la plus « raisonnable », ce qui apparaît dans ce film comme à travers l’ensemble de son œuvre.]), d’Annie Lacroix-Riz (historienne) [On doit à Annie Lacroix-Riz, en particulier, un important travail sur les aspects économiques de la collaboration], et de Dieudonné, l’amuseur public bien connu, qu’on entend dire dans ce film que « critiquer Israël est pire que violer une petite fille ».
Résumant l’esprit du film comme celui de l’ensemble des intervenants, Annie Lacroix-Riz, qu’on a connue mieux inspirée, déclare avec aplomb que « les gens ne se rendent pas compte (parce qu’ils sont mal informés), mais la guerre aura lieu sur le sol européen très bientôt ». Pour elle, il ne fait aucun doute que c’est comme si c’était fait…
D’ailleurs le titre du film se cale sur son propos.
Tandis que Gilles Alfonsi quittait la salle, le Parti communiste ayant annoncé son départ du Réseau Voltaire, Michel Sitbon s’est employé, seul, tout au long de l’après-midi à dénoncer la stratégie proposée, demandant la dissolution de l’association. Sur l’ensemble des votes, il fut le seul à refuser l’orientation proposée, les présents (en l’absence de nombreux adhérents dont on peut se demander s’ils avaient été prévenus) ayant tout voté comme un seul homme.
À l’ombre des services secrets français
À l’occasion de son dernier « rapport moral » de trésorier de l’association, Michel Sitbon pouvait rappeler qu’il avait accepté ce poste dès le premier jour de la création de l’association, pour garantir la transparence de son financement. Indépendamment du fait qu’il quittait l’association et qu’il en souhaitait la dissolution, ce qu’il avait réaffirmé tout au long de la journée, il se devait de rendre spécifiquement son mandat de trésorier en raison du fait qu’il était dans l’incapacité de garantir la transparence du financement de l’association. Suggérant sous forme de boutade que l’association finirait peut-être par aller chercher des chèques au quai d’Orsay, son propos avait été dénoncé comme diffamatoire par Jean-Claude Ramos. Michel Sitbon pouvait, dans son rapport moral de trésorier, souligner le fait qu’Alain Benajam avait fait état de ses relations avec les services chinois et de possibilités de financement de l’association, éventualité qu’il disait lui-même avoir déjà discuté avec ceux-ci.
Mis en cause Alain Benajam répondit en confirmant qu’il avait été envoyé « par les services secrets français auprès des services secrets chinois », et ce au nom du Réseau Voltaire. Il contestait que ces derniers lui ait offert un quelconque financement, mais précisait que c’était de son initiative qu’une telle possibilité avait été évoquée.
La transparence du financement
Dans son « rapport moral », Michel Sitbon avait bien précisé qu’il importait peu que cette transaction ait été consommée ou non. Dès lors qu’une telle éventualité avait pu être évoquée, de plus avec de tels interlocuteurs, et dès lors qu’il était simplement fait état de relations de cette nature avec ce type de « services », il n’était pas possible de garantir la transparence du financement de l’association. Il est évident que ce genre de choses se font d’ordinaire plus discrètement, et rien ne garantirait le futur trésorier que de telles transactions ne se déroulent, que ce soit avec l’association ou avec les éditions Thomas Paine de Thierry Meyssan, jumelées de fait au Réseau Voltaire.
Pour conclure la journée, avant de partir et après avoir démissionné de son mandat de trésorier, Michel Sitbon proposait une ultime motion en faveur de la dissolution pure et simple des services secrets, ceci en raison de leur nature non seulement criminelle, ainsi que c’est attesté au moins par le génocide rwandais, mais de plus en raison de leur incompatibilité avec l’existence d’une démocratie, leur vocation principale consistant à empêcher tout contrôle démocratique sur la politique de l’État. Cette motion ne fut même pas soumise aux votes, Bruno Drweski allant jusqu’à déclarer, au passage, qu’il n’est pas partisan de la démocratie, et ce dans aucun pays, « pas avant la révolution mondiale ».
Un verrouillage total du fonctionnement
Au terme de cette Assemblée générale, de nouveaux statuts étaient adoptés qui instituaient un collège dit de « membres fondateurs » (dont la plupart s’avèreront être des adhérents de fraîche date), qui se réserve la moitié des sièges du Conseil d’Administration. Le président étant doté de pleins pouvoirs en cas de siège à pourvoir… Un verrouillage total du fonctionnement de l’association, une présidentialisation instituée sous prétexte de prévenir des infiltrations extérieures, le tout voté par petite une vingtaine de participants triés sur le volet parmi lesquels plusieurs employés de Thierry Meyssan, ainsi que Claude Karnoouh ou Marc Boureau d’Argonne…
Un ami du président de la République…
Nous avons cherché sur la toile les pédigrés de quelques personnes dont les noms avaient circulé lors des débats et lors de l’élection du nouveau Conseil d’administration, en particulier ceux de Marc Boureau d’Argonne et de Claude Karnoouh. Ayant constaté que Karnoouh et Drewski [C’est depuis l’Assemblée générale du 26 février 2005 que nous avons constaté que Bruno Drweski, membre du CA sortant, n’est pas seulement un militant pro-serbe et un communiste « raide », mais un proche de Claude Karnoouh, qu’il côtoie dans le cadre de leurs activités professionnelles (CNRS, INALCO) et avec lequel il anime la revue La nouvelle alternative, dont il est le rédacteur en chef.] s’épaulaient tout au long de l’AG, on a voulu en savoir plus sur Bruno Drewski aussi.
Participant à l’Assemblée générale d’un Réseau Voltaire en plein reniement idéologique, Marc Boureau d’Argonne a été présenté par Alain Benajam, comme étant « un ami du président de la République, auquel il a parlé de nous, Réseau Voltaire, et le président de la République lui a dit qu’il nous trouvait bien sympathiques, mais qu’il ne voulait rien avoir à faire avec nous ». À l’actif de cet intercesseur au nom si évocateur, un livre récent sur une mission diplomatique auprès de Saddam Hussein pendant la première guerre du Golfe, publié chez l’éditeur ultra-catholique d’extrême droite François-Xavier de Guibert, dont le catalogue comprend entre autres choses un livre de défense de Maurice Papon.
Le chercheur négationniste
Autre participant à l’Assemblée générale, Claude Karnoouh, chercheur au CNRS et à l’Inalco, spécialiste de l’Europe de l’Est, et particulièrement de la paysannerie roumaine. En marge du procès de Robert Faurisson de 1981, Claude Karnoouh déclarait ne pas croire en l’existence des chambres à gaz… Pour lui, il n’y a « que dans les pays totalitaires qu’une vérité est éternelle ». Il s’expliquait longuement, à l’époque, dans un livre collectif publié aux éditions de la Différence, Intolérable intolérance. [Intolérable intolérance, édition de la Différence, 1981. Les autres auteurs sont : Jean-Gabriel Cohn-Bendit, Vincent Monteil, Éric Delcroix et Jean-Louis Tristani. Ce texte est disponible sur le net, notamment sur des sites négationnistes.] Dans ce texte intitulé « De l’intolérance et quelques considérations subjectives sur le nationalisme – Mémoire adressé à mes amis sur les raisons de mon témoignage lors du procès du professeur Robert Faurisson », il expliquait que ce n’est pas seulement l’existence des chambres à gaz en elles-mêmes qu’il contestait, mais bien le fait même d’une extermination des juifs, et, a fortiori la décision de procéder à une telle extermination. Selon Karnoouh, il s’agirait d’une invention du NKVD (la police politique de Staline) qui aurait forgé tous les témoignages sur Auschwitz et sur ce qui ne s’appelait pas encore Shoah, afin de faire oublier le goulag ! [L’auteur, éminent « savant » contemporain, semblait oublier, en 1981, que le « goulag » était un concept très récent, imposé par Soljenitsyne au milieu des années 70, et qu’à la libération des camps, en 1944-45, on ne disposait même pas encore du témoignage de Kravtchenko, qu’il suffira à la propagande stalinienne de diffamer pour que cela ne pose jamais de problème à la patrie du socialisme.] Il dénonce dans le même mouvement la complicité du sionisme international, intéressé selon lui au même « mensonge » pour imposer la création de l’État d’Israël [Là encore, l’auteur fait mine d’ignorer que les étapes décisives pour le mouvement sioniste se joueront surtout en 1917, avec la déclaration Balfour, puis avec l’implantation progressive du « foyer juif » entre deux-guerres, au point où, en 1948, la création de l’État d’Israël sera plus une « régularisation », l’aboutissement d’implantations sionistes bien antérieures à la Shoah, implantations qui devront très peu à Auschwitz, quoi qu’ait pu extrapoler Roger Garaudy lorsqu’il développera ultérieurement cette thèse de Claude Karnoouh dans Les mythes fondateurs de la politique israélienne, dernier avatar notable de l’offensive négationniste.]
On trouve dans ce texte touffu de Karnoouh ces lignes caractéristiques :
« Quant à moi, je ne saisis pas la différence qu’il y aurait entre les souffrances dues aux chambres à gaz, vraies ou fausses (c’est par ailleurs un moyen légal d’exécution aux U.S.A.), et l’incommensurable répétitivité de la déchéance physique due au travail esclave. Comment les sionistes ont-ils le cynisme de surévaluer la mort par les gaz (si elle eut lieu) par rapport au sort effroyable de ceux qui s’épuisaient journellement dans les souterrains de Dora, dans les carrières, ou à construire des routes stratégiques ? »
Depuis 1981, Claude Karnoouh n’a plus déserté les rangs de l’extrême droite. Participant régulier à des colloques et des revues d’Alain de Benoist, il en est un des contributeurs les plus titrés et des plus constants. Le 19 janvier 2005, il participait au colloque annuel du GRECE. Il vient d’ailleurs d’être salué dans la revue Éléments par Alain de Benoist lui-même qui souligne que « Claude Karnoouh réconcilie Heidegger et Adorno »…
À la mi-mars 2005, Thierry Meyssan, qui se targue d’être l’un des meilleurs experts de l’extrême droite en France, indique au téléphone qu’il ne connaissait pas les écrits de monsieur Karnoouh. Après lecture du texte en question, il ose soutenir que cette analyse du chercheur au CNRS ne serait « pas négationniste » – même s’il veut bien reconnaître que Karnoouh aurait « quelques défauts »… !
Les origines de la dérive
Tous ces épisodes récents ont fonctionné comme un révélateur qui, du coup, nous conduit à porter sur la trajectoire du Réseau Voltaire et de son président au cours des dernières années un regard nouveau. Depuis quand le vers était-il dans le fruit ?
À la lumière des derniers événements, nous datons approximativement le début de la dérive à 1999 ou 2000, ce qui correspond, en politique intérieure, à l’affaire Colonna en Corse, accusé du meurtre du Préfet Erignac, et, en politique étrangère, à la guerre du Kosovo. C’est aussi la période où Jean-Louis Arajol, un ancien syndicaliste policier, dirigeant du SGP, membre à ce titre du CA du Réseau Voltaire, décidait de rejoindre Charles Pasqua. Le Réseau Voltaire crut alors bon de lui souhaiter « bon vent », ce qui avait déjà semblé scandaleux à certains membres du CA. C’est donc très probablement avant les attentats de 2001, dès le déclenchement de la guerre du Kosovo, lorsque Thierry Meyssan a réorienté les recherches du Réseau Voltaire vers la politique étrangère, qu’a débuté, selon nous, l’évolution que nous constatons définitivement acquise en février 2005. Il semble bien que c’est dans le cadre de ses investigations sur les Balkans que Thierry Meyssan a rencontré Bruno Drewski, et vraisemblablement aussi Claude Karnoouh, déjà largement en contact avec ce dernier.
On peut ensuite revoir les évènements liés aux attentats du 11 septembre, à la lumière de ce que nous découvrons aujourd’hui. Le livre de Thierry Meyssan figure au catalogue des éditions Carnot au côté de nombre de livres manifestement fantaisistes, mais aussi et surtout au côté de Bernard Lugan, maître de conférences à l’Université de Lyon III, auteur de nombreux articles dans la presse d’extrême droite et propagandiste de la nécessité de l’apartheid. Il a présidé une thèse dans laquelle le Protocole des Sages de Sion est donné comme authentique. En 1990, il publiait un Manifeste pour la défense des libertés universitaires pour venir en aide à son collègue Bernard Notin sanctionné pour négationnisme.
Un instrument de la diplomatie parallèle
Il apparaît évident, avec ce que l’on sait maintenant, que la publication des thèses de Thierry Meyssan aura été, dès le départ, instrumentalisée par la diplomatie française pour déployer une « ligne » diplomatique de type « gauchiste » aussi bien dans le monde arabe qu’en Amérique latine. S’articulent autour de cette entreprise aussi bien des alliances avec des islamistes que des relais en particulier dans certains partis communistes du Moyen-Orient qui expérimentent depuis longtemps cette politique d’alliance avec les forces islamistes.
Le naufrage du Réseau Voltaire sera probablement son dernier service rendu à la connaissance du monde qui nous environne : on sait maintenant comment une association se fait infiltrer et retourner. On voit même comment un individu peut se faire instrumentaliser, comment un travail peut changer d’orientation, par les subtils leviers de la manipulation étatique. Il faut comprendre que le Réseau Voltaire a semblé un enjeu d’une réelle importance pour que se mobilisent des Karnoouh ou des Boureau d’Argonne, du haut de leurs Olympes intellectuelles ou étatiques.
Thierry Meyssan sera certainement apparu comme quelqu’un qu’il vaut mieux avoir avec soi que contre soi. Un adversaire encombrant se sera transformé en un agent de premier ordre, sorte d’ambassadeur spécial pour la diplomatie parallèle dont l’Élysée raffole. De ce point de vue, il est tout à fait révélateur de constater que le discours « gaulliste » de Chirac peut être associé d’aussi près avec ce que l’extrême droite et le militarisme contiennent de pire dans notre pays. Nous ne pouvons que nous consoler moyennement d’avoir dû, pour mettre à jour ces ultimes turpitudes, perdre quelqu’un que certains d’entre nous ont longtemps considéré comme un compagnon.
Mais aucune considération ne pourra justifier la captation de ce que fut le Réseau Voltaire au bénéfice du parti adverse, et l’abus qui aura ainsi été fait de notre confiance et de celle du public. Nous avons besoin de « réseaux voltaires » dans la forme démocratique où il a existé un temps, assurant les fonctions d’une agence de presse alternative, exigeante et courageuse. Tout le contraire de ce « nouveau Réseau Voltaire » devenu une officine de propagande militariste, chargé de défendre la « mission de la France » telle qu’on la comprend à l’extrême droite nationaliste, dans un gaullisme habilement maquillé de tiers-mondisme, composant aujourd’hui aussi bien avec l’islamisme qu’avec les impérialismes russe et chinois. Le plus inacceptable étant, bien sûr, la compromission avec les services secrets français, responsables, il y a à peine dix ans du génocide des Tutsis du Rwanda qu’il semblerait que Thierry Meyssan ait aussi oublié.
Par respect pour l’œuvre passée nous demandons la dissolution du Réseau Voltaire et appelons chacun à s’en retirer.
Michel Sitbon,
Gilles Alfonsi,
et Jean-Luc Guilhem