Il ne s’agit pas de faire un portrait du peuple de la place, ni même une description physique de celle-ci. Nous ne sommes pas venus en journaliste ou en sociologue. Nous sommes venus pour appréhender comment fonctionnait cette révolte et ce qu’elle déplaçait. Appréhender sans le regard extérieur, sans le désengagement affectif que pose le regard analytique.
Pourtant nous fûmes rapidement acculés à cette position d’extériorité complète face à cette machine.
Tout simplement : la frayeur du premier saut dans le camp. Ce qui est proposé et comment cela est clairement assumé. Très vite nous nous sommes perdus, aperçus du profond dégoût inspiré. Nous y dénotions néanmoins une certaine puissance, du moins au début, une certaine effervescence. Puis beaucoup de camarades barcelonais avaient la tête plongée dedans. Pour cela nous restâmes.
Désormais tout est tombé, la puissance s’est déplacée. L’insurrection ne viendra pas d’ici.
Fragment sur les indignés de Barcelone
Adversus hostem aeterna auctoritas esto.
« Face à l’ennemi, la revendication est éternelle. »
Face à un ennemi, l’indignation peut durer toute une vie, on peut avoir dénoncé par des paroles, des débats, des pièces, des manifestations, des livres toute la misère de ce monde puis crever en grand homme indigné, crever seul et toujours dans le même le monde. Il y a même un pays qui possède un Panthéon pour cette race-là.
L’ennemi, lui, se garde bien de tout cela, il est en guerre, Sa guerre pour l’instant: Comment s’organiser contre tout ce qui déborde, le menace effectivement de près ou de loin. Comment nous mettre en dehors de la guerre — Clausewitz disait que le but de tout ennemi en guerre était de mettre son adversaire en dehors de celle-ci. C’est sûrement cela, la neutralisation.
À un ennemi clairement dessiné, perçu, la question est : comment faire pour l’anéantir. Pour nous l’ennemi est clair, il est de l’autre côté de la barricade, il est l’uniforme du dépérissement, tout garant de l’ordre, les forces de l’Ordre.
Sortir de l’indignation collective, commencer à s’organiser pour être offensif nécessite des positions. La position est une éthique. Des lignes qui s’esquissent et tracent des territoires, les déplacent en lignes de conflictualité ouverte.
Ces lignes qui choquent avec ce qui est en ce monde : toute une guerre.
La place est train de devenir un simple micro-État dans lequel l’enfer se vit précieusement. Il y a l’Assembleia et le mythe du Pueblo Unido de la place puis une cohorte de techniciens se ramifiant toujours plus profondément dans la spécialisation. Corollaire : les séparations du pouvoir sont reproduites. Il y a « l’éducation », « l’action », « l’immigration ». Tout délié de tout. Le temps de la contestation est officialisé dans un certain temps, celui du calendrier, de l’agenda militant. Fragmentation de la vie en cases et manière de se poser les questions comme un État, une entreprise : du point de vue de la gestion.
La place n’est qu’une simple plate-forme de revendication et de résistance quasi-organique. La résistance passive est la tactique existentielle de celui qui est attaqué de toute part et de tout temps, muet et en état de siège. Impuissant jusqu’au plus profond des gestes et pourtant essayant de durer le plus longtemps possible sans exploser…
Que cela soit dit : nous n’avons rien contre le pacifisme s’il est assumé comme une manière de faire la guerre. Sauf lorsqu’il n’est rien d’autre qu’une conviction idéologique, un moyen de conjurer le possible choc de non-retour dans le rapport de force vers lequel tout conflit intense tend inéluctablement. Au final, une prise de position sur son temps.
Pacifisme, voilà un mot d’ordre bien névrotique par-ici, un mot auto persuasif. À croire, d’après les indignés, que le pacifisme ne contient aucune forme de violence. « Ici, pas de violence » était en chaque main lorsque la police et les hooligans (de simples personnes un peu trop festives) s’affrontaient. Ces quelques milliers de pacifistes auraient pu faire basculer cette situation de joie émeutière que les flics contenaient et cristallisaient en véritable insurrection. Il aurait, bien entendu, fallu commencer par chasser la police, le prix à payer aurait été une autre manière de tenir la place.
Après tout, une victoire n’a pas de prix, les supporters le savent bien (et les pacifistes l’ont oublié de la veille…)
Malgré le fait que ces crétins se faisaient rafler et shooter sans trêve, à une prise d’arme offensive, un geste, une occasion, les indignés ont préféré jouer l’état de siège. Plutôt que la joie et l’ivresse complices de l’émeutier du samedi soir, ce fut le calme tendu et grave de toute police qu’ils adoptèrent : les deux camps, indignés et police se constituèrent en Parti Civil contre ceux qui s’affrontèrent bordéliquement. Entre une muraille de corps immobiles et une muraille de boucliers, à cette situation précise, seule la méthode faisait la différence.
Se dévoile cette vérité : le pacifisme, ici, est un terrain d’entente tacite avec la police. On se rassure bien d’une révolution sans violence car elle est ce qui engage les forces, les corps, les précipite dans des points de conflits, de possibles d’où le monde n’apparaît plus que comme une vaste guerre à laquelle prendre part est une nécessité.
Là où le pacifisme rejoint encore une fois la police et son monde est dans les fantasmes des révolutions d’Afrique. De celles-ci, on en a que l’héritage spectaculaire : une révolution barbifiée, rendue lisse et douce. En Espagne beaucoup de médias favorables aux indignés relaient ce discours : Tout va se passer comme en Tunisie et en Égypte, une révolution pacifiste et inébranlable. On oublie allègrement les prisons ouvertes, saccagées, les lieux de magistratures cramés et les commissariats incendiés, on oublie les morts, les batailles et les snipers sur les toits, les affrontements et leurs victoires. On oublie tout ce qui n’apparaît pas et donc n’est pas bon pour l’ordre régnant.
Dans le fantasme des révolutions, il y a également l’amnésie arrangeante des luttes autonomes, des luttes antifascistes, des insurrections barcelonaises. On est plutôt en zone néoboudhiste et autres suppléments d’âmes. Le Gandhi gentil et pacifiste et non le Gandhi anarchiste. On névrose sur la Paix et la Violence comme si l’on était un État en crise.
Se poser la question de « la violence » revient à penser comme un État. Il n’y a de violence uniforme que pour celui qui s’en arroge le monopole. La question de « la violence » est alors la question de la pacification : comment gérer « la violence » c’est-à-dire tout ce qui vient, de toutes parts et de tous camps, démobiliser et déborder le monopole étatique de la violence. L’infrastructure étatique du camp a besoin d’une violence conservatrice pour défendre et garder son monopole de la légitimité. Il y avait en effet beaucoup de pacifistes pour garantir le consensus et la paix. Qui garantit un ordre agit inéluctablement en policier.
Arrive ce paradigme : celui qui s’affirme non-violent s’affirme pacifié, impuissant. Il accepte l’opération étatique : « la violence est tout ce qui vient déborder mes positions ». Il y a la violence fondatrice et la violence conservatrice. Brûler un commissariat n’est pas le même geste que le construire. Il y a ceux qui gardent un ordre et ceux qui veulent le détruire. Vient la violence révolutionnaire : celle qui ne peut être récupérée et ne peut fonder aucun autre ordre. C’est la puissance. La question des armes, du point de non-retour dans le conflit. Ce point sans retour d’où le mirage de la violence comme problème se dissous en même temps que de chaque côté de la barricade on acte de cette situation : il s’agit d’une guerre qu’il faut gagner.
Le pacifisme est aussi le lien avec la police car il appelle à la pacification : ne pas déborder du monopole imposé de la violence, rester sage, on lève et agite ses petites mains plutôt que de gueuler, on régule tout, on a peur du conflit. « Ici il n’y a pas de conflit, nous sommes unis » se répètent frénétiquement les organisateurs à quiconque vient en dissonance.
On laisse au nom de la démocratie, des gens s’excuser auprès des keufs, et par la même occasion, s’excuser de ne pas avoir bien géré la situation.
Il empêche, avec bien d’autres choses, de se saisir réellement de la place et de ce qui l’entoure. Comme dit tout à l’heure, on peut s’indigner éternellement de la marchandise. Face à celle-ci et son monde, il ne peut y avoir de flou : soit on la désire soit on la hait dans tout ce qu’elle nous oblige à être. La police est là pour garantir la marchandise et cela passe par vérifier quotidiennement notre sagesse et soumission au monde des choses.
Désormais, la Police est tout ce qui prétend être heureux en ce monde : le fait fonctionner.
À Barcelone, tout fonctionne. Les touristes ne se sentent guère en terrain hostile, les flics font la circulation, les banques collées à la place crachent toujours leurs merdes, les pubs sont cajolées de scotch et de carton.
Ces hommes et femmes de la place ressemblent au capitaine Achab : « un éclair de lumière encore vivant, certes, mais sans rien à éclairer, donc un néant ».
Le néant sort de ce que collectivement rien ne s’est abattu, pas de ruines par ici. La civilisation règne, Paix et Amour furent les slogans de l’Église.
*
S’agrègent les intentions, les gestes mais toujours comme moyens de poursuivre une existence déjà garantie en ce monde. La crise de la présence n’a jamais été aussi intense en Occident. Le sol métaphysique sur lequel reposait toutes les évidences de l’Occident se déchire lentement. La marchandise ayant tout détruit, naît une étrangeté totale au monde et dans celle-ci se fait le pari de faire table rase de tout.
Hélas, le camp garanti encore trop la présence, la stabilise au moment même où le mouvement promet de l’effriter, la broyer. Ce qui fait le front commun des indignés est de se sentir hors de la société, de là pouvait sortir ce possible : elle n’est qu’un ennemi, elle est ce qui fait encore tenir, par la peur, par la consommation frénétique de présence jusqu’à la consomption, par l’achat de ce qui garantit et stabilise le Sujet : son identité, son tissu de gestes, de mots, de dispositions. Si le capitalisme possède une économie, c’est bien de celle-ci dont il s’agit, d’une économie des Sujets.
Dans le camp, on peut y acheter son identité, son tissu de gestes et idées à avoir, rythmique et pensé, paix et non-violence, air grave et batucada. le camp est un dispositif garantissant la présence, voilà pourquoi ON y est si sage dedans. Ce qui impulsa le mouvement à se retrouver sur la place fut l’angoisse de voir tout ce qui garantissait encore la présence s’écrouler au fur et à mesure des crises. D’un amour plus que spontané pour Son Sujet, on se retrouva donc pour tenter de se sauver une dernière fois dans ce monde.
Depuis Foucault, on sait que la liberté est une technique de gouvernement propre aux dispositifs. Afin d’opérer sur les sujets, il faut fabriquer de la liberté. L’agencement des différents réseaux. La liberté de choix, d’expression, de vote ne sont que des régulations. Voilà pourquoi la police est si présente en ce monde, elle s’occupe de cette liberté et immunise contre toute autre forme d’effectivité. Voilà « la question de la violence » à nouveau réglée : la violence est ce qui surgit de situations où le court-circuit/renforcement s’opère.
LA LIBERTÉ comme concept transhistorique est un mensonge.
Dans le camp, les sujets indignés ont la liberté de choisir leurs spécialités, leurs agencements, leurs places, LEUR PRÉSENCE.
—Pour court-circuiter un tel dispositif, il faut briser les sujets, « arracher à la société ordinaire » (Blanchot).
— La manière de s’organiser en points techniques n’amène que des techniciens de la liberté.
— L’agencement entre le désir de faire vivre des ailleurs et la reproduction des mondes ordinaires est si tendu que n’importe quel évènement réussissant à s’extraire du spectacle pourrait TOUT exploser.
— Pour cela il faut de l’expérience, des intensités auxquelles on s’attache comme à des vérités. « La vérité est ce qui passe de l’un à l’autre » (Bataille). Ces intensités amènent en même temps que sont des positions, une Éthique.
— Saisir les rapports de force ne peut se faire qu’en cessant cette mascarade du malentendu : il n’ y a pas de malentendu entre ennemis.
— Dire que les flics sont mal éduqués c’est déjà proposer de les éduquer, c’est déjà penser un monde avec des flics.
Il est certain que l’organisation de pouvoir assumé va tout faire foirer. Ce qui importe, autant pour se rendre lisible que pour les possibles à faire émerger, ce n’est pas l’idéologie mais l’infrastructure. L’idéologie est sans cesse un mensonge.
Lorsqu’on se penche vers cette infrastructure, on regarde de quelle manière sont travaillés et agencés les désirs, le spectacle est glaçant. C’est d’abord ce vieux désir de contrôle à qui l’on permet d’émerger, puis la suite logique, le désir de l’exercer absolument. Puis y a l’autocontrôle faramineux, qui commence à prendre sur les camarades barcelonais. Cet autocontrôle tue le possible fleurissement des pratiques et provoque un nivellement des pratiques, un consensus des idées. Le désir de gestion et l’amour pour les dispositifs.
Il se dit « La place est du peuple », Pueblo se réduisant à des hommes et femmes blanches aux habitus bien ancrés. Le peuple, même dans sa mythologie, n’est guère présent.
La première sensation fut d’être en présence de la classe moyenne indignée (classe moyenne, plus qu’une dynamique économique, est un tissu de gestes teinté de libéralisme existentiel), prêt à renverser l’arrière-garde du Capital. Peut-être que les conditions objectives pour une nouvelle prise de pouvoir sont là…
Description sensorielle de la place
« Cette époque, qui se montre à elle-même son temps comme étant essentiellement le retour précipité de multiples festivités, est également une époque sans fêtes. Ce qui était, dans le temps cyclique, le moment de la participation d’une communauté à la dépense luxueuse de la vie, est impossible pour la société sans communauté et sans luxes. Quand ses pseudo-fêtes vulgarisées, parodies du dialogue et du don, incitent à un surplus de dépense économique, elles ne ramènent que la déception toujours compensée par la promesse d’une déception nouvelle. Le temps de la survie moderne doit, dans le spectacle, se vanter d’autant plus hautement que sa valeur d’usage s’est réduite. La réalité du temps a été remplacée par la publicité du temps. » — G.Debord.
Voilà que la communauté de ceux qui n’ont plus de communauté se réunissent à nouveau. Se réunissent en tant que séparés dans une mesure commune : la fête, cette fête qui passe d’abord par la consommation acharnée de produits qui n’ont même plus la valeur d’usage qu’on leur prêtait avant. La réification la plus totale règne dans ces camps-là.
On participe à cette immense fête que représente la place de Catalunya, mais on participe seul, une foule d’être seuls, des individus sans communautés se retrouvent précipités ensemble : le seul langage commun sera celui du spectacle. Alors on reproduit allègrement tout ce que le spectacle nous aura appris, l’autisme mutique, le regard en biais, l’isolement lapidaire. Le camp est une énorme publicité qui se vend elle-même comme fête. D’où la disposition en stand, avec tout un souci de la séduction, un art de l’image à pratiquer en permanence.
Une place, pas même forte. Circulation de flux, temporalité à peine court-circuitée. Toujours le faux temps cyclique et ses séparations. Le camp réunit la vie comme séparation.
Nous arrivons sur la place, les gens semblent joyeux, satisfaits. Beaucoup sont assis et semblent attendre. Plus tard nous apprendrons que c’est la révolution.
De tous côtés de la place, la marchandise.
Détail frappant : une publicité immense : « UNE AUTRE FORME D’INTELLIGENCE EST POSSIBLE », de Hyundai. Image : un énorme singe nous regardant. Tout cela n’aurait pas été plus inquiétant que n’importe quel promoteur cybernéticien s’il n’y avait eu cette sensation de lien entre ce que raconte la publicité et les « indignés ». En fait la question était toute simple : pourquoi les deux coïncidaient-ils aussi bien.
Après tout, n’annoncent-ils pas, d’une même voix triomphante la révolution cybernéticienne, dont les conditions objectives sont là.
Là ou certains voient de la démocratie en surplus d’autres voient un moyen d’étendre un pouvoir, de toujours dématérialiser les points de pouvoir du Capital, le rendre plus fluide, toujours plus diffus. Les deux se donnent les mêmes moyens…
Au final, les deux prétendent à un monde futur, le même.
Après tout, n’est-ce pas en la démocratie qu’ils remettent leur force. Une démocratie a toujours coïncidé avec un Empire, l’exemple historique est Athènes. Il n’est pas un citoyen qui ne marche sans la dialectique du maître et de l’esclave.
Le lien, le pont suspendu est celui qu’Agamben avait identifié comme paradigme du politique : vie nue/vie qualifiée.
Se réclame dans ces camps ce que réclame le capital : plus de vie, dans les usines, les métros, les écoles. Plus de dignités et d’humanité, plus de société. Des désirs étriqués, partout où fleurit le nouvel esprit du capital.
S’emparer du paradigme biopolitique pour le transformer en une sorte de révolution complète des vieilles structures étatiques. Pourquoi pas ?
Il y a une terrible force de séduction qui règne, nous avons l’impression que le pacifisme est là pour séduire le monde, tout comme les dispositions en stand du campement, avec ses cartons aux slogans prenant, léger, drôle, grave. Vendre la lutte, la vitrifier, faire un espace qui ferait d’une lutte une publicité.
« Renonce, sous second, car plus tu te donneras du mal pour séduire le monde, plus tu obligeras des ingrats. » — Melville.
Partout, en effet, des phrases, slogans, injonctions, ordres auto-persuasifs. « Pas de violence », « Nous sommes vraiment très indignés », « Pouvoir au peuple ». Parmi ceux-là, un énoncé caché, sur un bout de carton et collé sur la façade de la commission action :
« LA NUESTRA SOCIEDAD NECESSITA ALMAS LIMPIAS ». Notre société a besoin d’âmes propres, lavées. Toute une métaphysique apparaît. Que ce slogan soit permis tant d’autres en raconte beaucoup. Notre société a besoin d’âme propre, on en appelle à un sens religieux du monde pour expliquer ce que l’on attend d’une puissance collective, on appelle à lire les évènements avec toute la ferveur de ceux qui font LE BIEN. Plus que pacifistes et pacifiés : pacificateurs. Inquisiteurs de la nouvelle morale citoyenne.
Biopolitique et jugement de Dieu. Nous qui voulions en finir avec ce dernier. Révolution aux âmes propres et indignés. Leur promesse de Paradis nous semble autant de secondes d’enfer.
Se lève le caractère platonicien de cette contestation. Froide et rationnelle, programmé et accouché.
Il n’est d’ailleurs pas étonnant que la plupart des pacifistes — ceci fait référence à une discussion lors de l’assemblée de quartier de San Antonio — pensent que ce qui fait la différence entre eux et les Mossos sont les idées. « Notre détermination ». Il est de notoriété que ce qui fait la différence lorsqu’on est en face d’un flic est une idée. Notre corps n’est là que pour lui obéir, on est d’ailleurs prêts à mourir pour elle, comme Platon meurt au nom de l’idée de la Loi.
La peur est-elle un moteur du mouvement ?
La répression, qui est l’art d’en blesser un pour en apeurer cent, l’art de cimenter les volontés, semble devenir un prisme par lequel ON fait la révolution. C’est une défaite.
Nous ne sommes pas en train de dire qu’il ne faille pas prendre en compte les logiques policières, mais de là à en faire une dynamique, s’en nourrir.
Nous étions sur le toit d’un kiosque lorsque deux indignés bien pensant viennent nous chercher : « cessez de provoquer la police » nous disent-ils. Voilà que tout geste, réflexe, lever les bras contre un coup de matraque, chercher ses potes, courir, etc… peut-être irritant pour la police.
C’est l’impasse de la réflexion en terme de « provocation ». La police n’attend pas de provocations, elle saisit les occasions pour arrêter, mais si elle décide de prendre une place, bloquer un accès, tenir une position, elle le fait, provocations ou non…
Évidemment que tout geste d’opposition, de survie, d’offensivité l’irrite. Elle a un ordre à suivre et toute entrave subit sa colère.
Les indignés ne se rendent pas compte que leur existence même est une provocation. La police garantit l’ordre et gère le désordre, tout désordre lui est ostentatoire.
C’est bien la peur d’un conflit ailleurs que dans les limbes des idées qui règne.
La police est bien considérée comme hostile, mais on lui réserve une place de maître de cérémonie.
Curieuse Coïncidence : nous avons découvert qu’en dessous de la place se loge un comico des terribles mossos qui ont attaqué la place vendredi matin. Nous avons également remarqué qu’à l’immédiate périphérie de celle-ci (dedans également) il y a quelques caméras de plantées.
Rien de cela n’a été lynché, rien de cela n’est saisi comme menace effective. Voilà de la transparence.
Les pacifistes s’y prennent mieux que l’État pour nous déposséder de tout geste, de toute force.
Les nouvelles formes de la contestation
Transparence, démocratie réelle, indignation collective. D’habitude ceux qui réclament ne sont jamais organisés de cette manière. Près à prendre une place, la tenir contre des policiers, tenir une infrastructures énorme, efficace.
Comment les pratiques activistes altermondialistes se sont-elles déplacéEs vers une contestation encore plus naïve mais pourtant bien plus immédiate et effective ? En effet, ce n’est pas au nom d’une quelconque invitation spectaculaire de l’Empire, avec une zone militaire et une concentration policière importante que tout cela a été fait, mais bien après avoir constaté une certaine puissance commune le 15 Mai, avec une volonté de reprendre en main ce qu’il semble de plus en plus échapper, la sensation immédiate de ne plus rien pouvoir décider, d’être scotchés aux destins qu’on nous impose.
Il faut tout de suite constater un lien entre la transparence et l’utilisation effrénée de ce qui rend transparent : les outils cybernétiques de Twitter et Facebook. Il semble que ces outils jouent un rôle important car c’est là que passe la communication des informations. Il y a une multiplicité de canaux différents pour saisir les informations par Internet.
On peut affirmer ceci : Internet semble être le modèle de société de ces personnes. En effet Facebook ou Twitter sont des structures horizontales et accessibles à tous, qui peuvent très bien être autogérées. Ce sont des outils démocratiques et transparents jusqu’au possible.
L’Hypothèse principale que nous faisons sur ces mouvements est ceci : Jamais autant un mouvement de contestation n’aura aussi bien coïncidé avec ce qu’il nie. C’est qu’à l’intérieur même des restructurations du capital se porte cette force que Negri avait théorisée : l’auto-entrepreneur biopolitique. Il n’est pas question de dire que le capitalisme porte le communisme et qu’on pourra voir un capitalisme sans patron et sans rapport d’exploitation. Disons plutôt que la politique classique a été déplacée parallèlement au déplacement des structures de pouvoir du capitalisme qui, dans les démocraties biopolitiques, ne sont plus dans les usines mais dans les entreprises, ne sont plus tant sur le côté coercitif que sur l’existence même de sujets à maintenir à tout prix, dans une inflation colonisatrice du capitalisme sur ce qui est en dehors de l’usine.
Ainsi, une promesse de liberté dans tout ce qu’elle inclue de moderne : Une technique de gouvernement sur des Sujets puis surtout, dans la phase plus intégrée, un souci de soi comme pratique de la liberté, une manière d’ordonner les choses et les sujets soi-même.
Cette promesse de liberté sans cesse renflouée par les crises du Capital ne peut qu’être reprise en cœur par ceux qui portent le plus en eux cette biopolitique.
Il y a donc un antagonisme entre ces auto-entrepreneurs biopolitiques, proposant plus de liberté, déplacant la politique dans le cybernétisme et donc dans l’information pure et les vieilles instances verticales du capitalisme : les Partis, les Syndicats qui voient la politique dans l’antagonisme entre Travail et Capital et proposent des structures de pouvoir dépassé pour cette nouvelle jeunesse.
Plusieurs ont déjà postulé qu’un capitalisme autogéré était possible, peut-être est-ce un échantillon de ce qui vient bientôt, le Creusot fut le premier exergue.
Ici se dévoile le caractère Saint-Simonien de cette lutte. Une socialisation toujours plus importante du capitalisme au nom de la démocratie et de la dignité humaine. Les indignés jouent la démocratie contre le capitalisme alors qu’en vérité ce qui arrive est le capitalisme autoritaire et étatique, vertical et souverain contre un capitalisme totalement dissous dans des formes d’autocontrôle, d’autoproduction de valeurs, horizontal et moléculaire, centré sur la vie et sa fusion toujours plus pressante avec celui-ci.
Nous sommes déchirés entre deux pendants : d’un côté on peut se dire que nous n’avons absolument rien à faire ici, avec ces gens et leurs désirs, que nous ne sommes pas du même peuple, que nous ne voulons pas participer à l’amélioration des conditions de règne du capitalisme ni le rendre plus doux, c’est-à-dire plus diffus, plus autonome et plus autocontrôlé.
D’un autre côté il est certain que tout peut exploser, les désirs peuvent changer et la rencontre se concrétiser. Ce qui peut sortir de ce souffle de colère peut aller bien plus loin que ce qui est. La question est de savoir, de sonder jusqu’à quel point ils croient et désirent ce qu’ils avancent.
En regardant la plate-forme de revendication on y voit un melting pot négriste et social-démocrate révolutionnaire : plus de privilèges pour les politiciens, pour les banquiers et grandes fortunes, salaire minimum universel, une vie digne et de qualité pour touts et toutes, plus de démocratie (dont la première revendication est « non au contrôle d’Internet »), une ville propre, bref des revendications civiques. Dépasser la revendication civique signifie dépasser la figure du citoyen, l’amour pour ce qui le berce depuis l’enfance d’un long sommeil productif. Dépasser la couveuse impériale. Assumer jusqu’au bout la désubjectivation et non plus tenter de garantir le Sujet jusqu’au plus fou des prix : réclamer des chaînes plus longues.
Mercredi 22 juin 2011.