Ce 21 mai 2012 marquera une date dans la définition de ce qu’est un procès politique — et par voie de conséquence un acte politique, et même la politique tout court — et de ce qu’est le « terrorisme ».
On sait que les magistrats de la dixième chambre du tribunal correctionnel de Paris ont la lourde tâche devant l’histoire de juger six jeunes « curcumistes », accusés de « terrorisme » en général et de fabriquer des bombes au curcuma en particulier.
Aujourd’hui était le jour du réquisitoire du procureur général. On aurait juré que cet excellent magistrat avait lu « “Terrorisme”, curcuma et crime par la pensée », tant il avait choisi d’illustrer, dès ses premières phrases, le passage suivant, que je reproduis pour les paresseux vivant du RSA, nombreux (hélas !), à me lire :
« Nous n’en sommes plus à écarter les justifications politiques d’actes délictueux au regard du droit pénal (vous dites que vous êtes un militant politique, mais je constate que vous avez fait sauter une mairie). Police et justice travaillent aujourd’hui, au service de l’État, à stigmatiser des prises de position politiques et sociales, de “mauvaises intentions” a-t-on pu dire justement, en utilisant des éléments disparates auxquels seuls les textes “antiterroristes” eux-mêmes donnent une apparente cohérence. »
Évidemment notre procureur a tourné les choses à sa manière ; copier/coller du Claude Guillon aurait fait mauvais genre.
Il a donc commencé par récuser fermement le reproche de « procès politique », allégation polémique et d’ailleurs politique que le tribunal voudra bien ignorer. « Ce qui compte, a-t-il dit en parlant de nos « curcumistes », ce sont leurs intentions. »
On le comprend : il vaut mieux s’interroger sur les « intentions » que sur les faits, attendu que les faits ont une fâcheuse tendance à se dérober aux regards dans ce dossier. En tout cas, on ne pourra plus dire que les « mauvaises intentions » sont une formule polémique des ennemis de l’ « antiterrorisme » : c’est au contraire le pivot de l’argument du ministère public.
Or quelles étaient les intentions « curcumistes » ? Évidemment (c’est facile, il suit du doigt sur le Code), « troubler gravement l’ordre public ». On remarquera au passage que l’adverbe « gravement » est là uniquement pour faire joli — je veux dire pour faire laid. Puisqu’il s’agit d’intentions, ne l’oublions pas, on n’imagine pas quelqu’un méditer de « troubler discrètement l’ordre public ». Passons. Il est par ailleurs très contestable que « troubler l’ordre public », un peu, beaucoup ou passionnément soit bien un objectif politique. On considérerait plus justement, à condition de disposer d’une définition qui ne soit pas risible de « l’ordre public », que le trouble est un éventuel résultat d’une action politique, une manifestation par exemple.
Qui ne soit pas risible disais-je. Pas si simple ! Le procureur général l’a montré à ses dépens. S’agissant d’une tentative de sabotage d’un matériel SNCF, reproché à tel « curcumiste », il a lu — vous avez bien lu — il a lu dans Le Parisien (édition de l’Essonne, est-il précisé) que si la tentative n’avait pas échoué, elle aurait pu bloquer ce matin-là 200’000 personnes « qui se rendaient à leur travail ». Ce qui eut constitué, dixit le procureur général dans l’un de ses rares moments d’emphase, « un effet dévastateur ».
Que des centaines de milliers de banlieusard(e)s subissent pareille « dévastation » sans intervention « terroriste » aucune, environ quatre jours par semaine et toute l’année, n’a pas atteint les neurones du magistrat. Il faut vous dire que Le Parisien ne parle des retards du RER que les jours de grève, dont l’évocation aurait eu ici un parfum « politique » mal venu.
Notre procureur y insiste : pas la moindre politique dans cette affaire. « Peu importe, dit-il sans rire, qu’ils soient fascistes, anarchistes ou maoïstes », ce sont les intentions qui comptent ! Bien sûr, reconnaît-il en substance, « nous n’avons pas affaire à Rouillan ou Ménigon, même s’il semble que certains aient eu de la sympathie pour leur cause ». Bref, nous n’avons pas la chance d’avoir en face de nous Action directe, même si l’un des prévenus a semble-t-il collé sur la porte de son réfrigérateur un autocollant réclamant la libération de ses militants.
Autre élément constitutif du « terrorisme », c’est… la terreur ! Bravo ! Un « terroriste » sème la terreur, et il récolte la réprobation de ses voisins.
Prenez cette histoire de dépanneuse de la police qui n’a pas brûlé. Bon, mettez-y le feu ! Non, rangez le briquet, c’est une métaphore, voyons ! Imaginons qu’elle brûle… Or, Mesdames et Messieurs, j’attire votre attention sur un détail terrible, cette dépanneuse est garée dans une rue en pente ! Elle brûle, donc. L’essence s’écoule, tel un fleuve de feu, dans le sens de la pente, et consume les voitures (de police, hi ! hi !) qui se trouvent en contrebas. Quelle est la réaction du voisin qui ouvre sa fenêtre aux aurores et constate que des voitures brûlent devant chez lui. Ou bien — hypothèse qui n’a pas été envisagée par le procureur — c’est un mauvais Français, et il se réjouit de voir les véhicules de police en proie aux flammes, ou bien c’est sa voiture à lui qui brûle et il est « intimidé ».
On a donc voulu intimider cet élément bon Français de la population ; on a voulu intimider la population et troubler l’ordre grave ; on est un te-rro-riste ! « C’est ça le terrorisme ! » répète, grave, le procureur.
Oh certes ! Il confesse bien honnêtement ne pas soupçonner ces six-là d’être des « terroristes » à temps plein. Non, ça se voit tout de suite au fait qu’ils ne sont pas Arabes et que la plupart n’ont ni casier judiciaire, pas même une malheureuse fiche chez les RG (la honte !). Pas tout le temps, mais « au gré des circonstances… ».
M. le procureur général, qui est un homme de son temps, vient d’inventer les « intermittents du terrorisme » (le terme n’est pas de lui), d’ailleurs nourris au RSA, sur les impôts des gens qui sont bloqués dans le RER quatre jours par semaine, ce qui vaut bien une fiche RG, d’ailleurs.
D’accord ! D’accord, dit-il, au début, le parquet ne pensait pas « terrorisme ». Mais foin d’« opportunisme » ! c’est parce que petit à petit il s’est aperçu (le parquet), que les « curcumistes » étaient plusieurs, donc associés dans la malfaisance, que l’évidence s’est imposée à l’esprit (du parquet).
Et cette « mouvance anarcho-autonome », me direz-vous ? Eh bien, c’est très simple, et même d’autant plus clair que ça a l’air obscur. Suivez-moi bien ! « Les anarchistes ne reconnaissent aucun maître ; ils n’appartiennent à aucune organisation ! [ohé ! amis de la FA, de l’OCL, d’Alternative libertaire et de la CNT]. » Donc, attention c’est là que c’est difficile : puisqu’ils n’appartiennent à aucune organisation, il est clair qu’ils constituent une organisation, que nous appelons, pour la commodité des débats, « la mouvance anarcho-autonome ».
D’ailleurs ajoute le procureur — une fois de plus, je jure que je n’invente rien — « On voit tout de suite ce qu’elle recouvre » !
Et en effet, ce qu’elle recouvre se distingue immédiatement : le besoin policier de relier artificiellement des lambeaux d’affaires et de coller une étiquette « associative » à des faits et des gens sans rapports les uns avec les autres (n’étaient les mauvaises intentions qu’on leur prête).
Total des réquisitions à l’issue de ce festival fantastique : 12 ans de prison, dont 7 ans et demi ferme. Ce qui, même partagé en six, fait cher la séance.
Claude Guillon, 21 mai 2012