[Procès mauvaises intentions] « Terrorisme », curcuma et crime par la pensée

« Terrorisme », curcuma et crime par la pensée

Le procès de cinq militants et d’une militante qui se tient à Paris depuis le 14 mai revêt une double importance : c’est le premier procès « antiterroriste » intenté à des personnes qui ne sont pas soupçonnées de liens avec les groupes islamistes (si procès il y a, l’affaire dite de Tarnac sera le prétexte du deuxième) ; c’est aussi le premier procès qui prétend établir l’existence de la fantasmagorique « mouvance anarcho-autonome d’ultra-gauche » (ici dans sa version en quelque sorte régionale la « mouvance anarcho-autonome francilienne) dont j’ai dressé la généalogie dans La Terrorisation démocratique (auquel je renvoie pour le détail des textes « antiterroristes » qui seront évoqués ci-dessous).

Il est une dimension de cette affaire qu’il est délicat d’évoquer pour quelqu’un qui éprouve, comme c’est mon cas, de la sympathie pour les positions politiques revendiquées par les inculpé(e)s [Je sais, on est censé dire « mis en examen »] : anticapitalisme, soutien aux sans-papiers en situation prétendue irrégulière, opposition au système carcéral. Le dossier comporte des milliers de pages pour se réduire finalement à un pétard mouillé (au sens propre), une brochure, et d’improbables « correspondances » de traces ADN, auxquels il convient d’ajouter (au sens propre) quelques épices… Il faut toute la sottise bureaucratique de la correspondante du Monde pour reproduire textuellement, et donner ainsi à prendre au sérieux, la version policière [Le Monde, 18 mai 2012. Question qui ne peut que venir à l’esprit du lecteur le plus distrait du quotidien de référence : comment se fait-il que l’affaire de Tarnac ait donné lieu à d’immenses papiers, tout imprégnés d’une évidente sympathie pour les inculpés, auxquels on a par ailleurs accordé de longues et répétées tribunes libres, quand l’affaire des six donne lieu, après trois jours d’audience, à un compte-rendu ne se démarquant pas d’un micron de la version policière ?].

La malheureuse Élise Vincent recopie en tirant la langue : « des-pro-duits-chi-mi-ques-pou-vant-entrer-dans-la-com-po-si-tion-d’ex-plo-sifs ». Quand on sait que le sucre en poudre fait (réellement) partie des produits pouvant etc. on est tenté de rigoler. On rirait encore plus volontiers en découvrant dans les mixtures incriminées un intrus : le curcuma [Excellent antiseptique naturel, commun dans la cuisine d’Afrique du Nord, remis à l’honneur dans les magasins de produits biologiques, dont je fais moi-même un abondant usage alimentaire… Me voilà (une fois encore) suspect.]. Bombes à clous supputent les cognes, fumigènes répondent les « curcumistes ». Pas de quoi rire pourtant quand on sait que ces jeunes gens sont inculpé(e)s d’association de malfaiteur en liaison avec une entreprise terroriste, et qu’ils ont déjà fait à eux tous un nombre respectable de mois de prison.

On peut comprendre que les supposés terroristes ne soient pas — dans l’esprit de policiers contraints par leur hiérarchie à « faire du chiffre » —, tenus à une « obligation de résultats ». Mais tout de même ! Un engin incendiaire (retrouvé paraît-il sous une dépanneuse de la police) qui n’a rien incendié, une brochure téléchargée sur Internet (on ne sait par qui), et (non Élise, je n’oublie pas) des « produits », dont le fameux curcuma…

J’espère que nos « curcumistes » ne m’en tiendront pas rigueur, mais il importe de rappeler qu’une demi-heure de n’importe quelle manifestation d’extrême-gauche des années 70 du vingtième siècle connut l’explosion (bien réelle) de dizaines d’engins incendiaires, des cocktails quoi (Élise dirait : « des bombes à main »).

Si l’on considère les faits qui leur sont imputés à crime, établis ou non, effectivement à eux attribuables ou non, force est de constater un niveau de violence réelle égal à zéro, un taux d’échec de 100 %, et de supposés plans tirés sur la comète (c’est une image, Élise). Concrètement et mathématiquement : trois fois rien.

À part au journal Le Monde, j’ai du mal à imaginer qu’une personne, disons douée d’une intelligence moyenne (navré, Élise !), puisse considérer qu’il y a là de quoi mettre en danger la société, l’État ou la sécurité publique autrement que de manière purement symbolique. Et c’est ici que nous rejoignons les nouvelles législations « antiterroristes » peaufinées après un 11 septembre de sinistre mémoire.

D’abord parce que la particularité de la législation « antiterroriste à la française », dont ses desservants ne sont pas peu fiers, son caractère « préventif », permet aux flics et aux magistrats « antiterroristes » de se féliciter paradoxalement d’un dossier vide, ce qui est une nouveauté appréciable. En effet, plus les charges sont minces, plus vide est le dossier, et plus grand est le danger imaginaire auquel nous sommes supposés avoir échappé grâce aux services « antiterroristes »…

On ne trouve rien, ou si peu, à reprocher aux « malfaiteurs » que voilà ? C’est bien la preuve que nous sommes intervenus à temps ! Vous dites que nous avons coffré des gamins plus proches des Pieds nickelés que de Ravachol ? Mais c’est la preuve suffisante de notre efficacité ! Comment ignorer, en effet, que petit Ribouldingue deviendra grand Ben Laden !

L’imaginaire policier contre les crimes d’opinion

J’ai assisté à une partie de l’audience du 16 mai (et non du 17 comme indiqué d’abord par erreur), au Palais de justice de Paris. Exercice toujours pénible (pour mes jambes d’abord) mais très instructif. En effet, la présidente du tribunal se trouve en position de manier (certainement pour la première fois, en ce qui la concerne) un arsenal législatif relativement nouveau dont l’« association de malfaiteurs terroriste » (pour le dire de manière condensée) est le pivot. Quant au fondement du système « antiterroriste » moderne et « préventif », il apparaît clairement au fil de l’audience pour ce qu’il est : un délit d’opinion politique.

Dans l’affaire en cause, l’absence caricaturale (comme aussi dans l’affaire dite de Tarnac) d’éléments matériels permettant de donner de la consistance à la qualification « terroriste », fait ressortir le renversement opéré par la législation « antiterroriste ». Nous n’en sommes plus à écarter les justifications politiques d’actes délictueux au regard du droit pénal (vous dites que vous êtes un militant politique, mais je constate que vous avez fait sauter une mairie). Police et justice travaillent aujourd’hui, au service de l’État, à stigmatiser des prises de position politiques et sociales, de « mauvaises intentions » a-t-on pu dire justement, en utilisant des éléments disparates auxquels seuls les textes « antiterroristes » eux-mêmes donnent une apparente cohérence.

Au cours de l’audience à laquelle j’ai pu assister, j’ai entendu la présidente égrener une demi-heure durant, une interminable liste de communiqués de soutien produits par une nuée de collectifs informels à travers la France, lesquels recensent des actions de solidarité qui vont d’un tag sur un mur au déversement d’ordures dans je ne sais plus quel lieu. Pourquoi s’impose-t-elle (et à nous !) cet ennuyeux exercice ? Parce que d’abord, « c’est le dossier ». Le décompte des affiches collées à Troufignou-sur-Arzette est une pièce à charge, c’est comme ça. Parce qu’ensuite, son interminable lecture achevée, la présidente rappelle à la barre chacun(e)s des inculpé(e)s auxquels elle tient ce discours ahurissant : « Ce qui compte vraiment, c’est de savoir ce que vous pensez de tout ce que je viens de lire ! »

Nos « curcumistes » ont beau faire valoir qu’ils ne sont nullement comptables des collages d’affiches effectués dans des villes qu’ils ne sauraient pas toujours situer sur une carte, et alors même qu’ils se trouvaient en prison, la question revient, lancinante : « Oui, mais je vous demande ce que vous en pensez ! »

Autrement dit : à défaut de savoir ce que vous avez fait, j’aimerais savoir ce que vous pensez de ce que d’autres disent qu’ils ont fait en pensant à vous…

Puisque la validité des preuves par l’ADN est, à juste raison, contestée par la défense, il reste, pour établir le lien d’« association » entre les inculpés, les bonnes vieilles « idées ». L’association d’idées n’est-elle pas le plus ancien et le plus répandu des crimes par la pensée ? Au point où nous en sommes, et après avoir comiquement relevé la liste des autocollants apposés sur la porte de tel réfrigérateur (je n’invente rien !), pourquoi ne pas établir la communauté d’idées malveillantes par l’opinion que l’on a des opinions des autres. Foin de police scientifique ! Nous voilà quelque part entre le micro-trottoir, le billard et le bonneteau…

Détaillons : Vous vous appelez Gontran. Vous avez été arrêté, mis en examen et placé en détention pour « association de malfaiteurs etc. » parce qu’on a trouvé le « A » de votre ADN sur une bouteille de bière de la même cuvée que celle qui n’a pas incendié un véhicule de police, dont un modèle réduit se trouvait précisément au domicile de Mademoiselle Ginette, ici présente. Coïncidences que tout cela ! nous avons bien compris votre système de défense. Venons-en à l’essentiel : Je constate qu’à Grenoble, à Reims et à Ponto-Combo [Dont je ne devrais pas ignorer que le nom s’écrit Pontault-Combault… mais l’exotisme y perd beaucoup.] les services de police ont relevé des inscriptions à la peinture sur les murs. À Grenoble par exemple : « Libérer Gontran et Ginette ».

Que dites-vous de ça ?… Vous auriez mis un « z » ! Vous n’avez pas l’air de mesurer la gravité de votre situation, mon jeune ami ! Mais enfin, bon sang de bonsoir, pourquoi nier l’évidence : vous avez un prénom ; on trouve à Grenoble, des gens qui le connaissent ; ils l’écrivent à la peinture sur les murs à côté de celui de mademoiselle, et vous voudriez nous faire croire qu’il n’y a pas d’association entre vous !?!

Aussi implacablement logique que paraisse le « raisonnement » de l’accusation ci-dessus déroulé, il y manque un élément. À l’époque du regrettable Raymond Marcellin (ministre de l’Intérieur 1968-1974), on aurait parlé du mystérieux et fantasmatique « chef d’orchestre clandestin ». L’électronique et l’information en réseaux ont tout bouleversé, les Islamistes utilisent aujourd’hui Internet. Comment s’y retrouver ?…

Grâce au médium ! Non ! pas celui qui fait tourner les tables ! Le médium des médias ; l’organe de presse, quoi ! Durant l’audience que je suis, la présidente revient, à vingt ou trente reprises, sur le site Internet Indymedia. Elle en parle comme de l’Humanité, organe central du parti communiste français. Il est probable que cette quadragénaire a chez elle, et au bureau, des connections Internet, qu’il lui arrive de consulter ses mails, les horaires SNCF et le site de son quotidien préféré. Pour autant, et elle est loin d’être la seule, elle n’a pas la moindre idée du fonctionnement d’Internet et singulièrement des sites de libre publication comme les Indymedia(s). Pour elle, c’est l’équivalent du plenum du comité central du parti ; s’il avalise un texte, c’est que le parti est derrière l’auteur ; c’est donc que l’auteur est membre du parti. C’est aussi bête que ça. C’est aussi éloigné de la réalité que ça.

Rappelons qu’Indymedia est un site de libre publication où n’importe qui peut publier (presque) n’importe quoi. Des plaintes déposées à la suite de la publication de messages affirmant « qu’il est révolutionnaire de tuer des flics [J’ai été amené à témoigner, sur ce point précis, en faveur d’Indymedia, et de la liberté d’expression, au procès qui s’est tenu en avril 2006 à Paris] », ou d’autres, antisémites, ont amené à instituer une modération a priori [Je plains bien sincèrement les gens qui doivent lire l’intégralité des textes postés]. Elle ne vise, en principe, qu’à prévenir la réitération de messages tombant sous le coup des lois et ne revêt pas un caractère de choix politique. Indymedia est évidemment un site contestataire de contre-information, mais il ne prétend nullement exprimer une ligne politique cohérente, qu’elle émane des modérateurs ou d’un quelconque groupe extérieur. Encore moins juger telle action menée à tel endroit, que ses auteurs ou des gens qui n’ont rien à voir avec eux jugent utile de porter à la connaissance du public. La comparaison qui me vient à l’esprit serait un tableau d’affichage dans une université, sur lequel étudiantes et étudiants peuvent punaiser un tract syndical, une proposition de cours particuliers de chinois ou la vente à moitié prix d’une place de concert. Les papiers se côtoient et se recouvrent sans que les auteurs se connaissent. Par ailleurs, on peut souhaiter acheter la place de concert à l’auteur sinisant du tract syndical, sans connaître soi-même les éléments de recoupement qu’une enquête éventuelle mettrait à jour.

Ajoutons que flics et ministres (Ah ! Madame Alliot-Marie !) ont cru trouver un truc génial, la martingale qui tue, avec la « mouvance ». Dans la tête des mêmes, la « mouvance » est aux libertaires, ce que la « nébuleuse » est à Al-Qaïda. Ça ne veut rien dire, mais c’est rassurant. Ça vous a un côté « la situation est sous contrôle ». La « mouvance » est dans le collimateur, la « nébuleuse » dans l’œil du télescope, affirmatif, chef !

Vous me direz qu’il s’agit d’un bel effort de vocabulaire pour tenter de s’abstraire du modèle hiérarchique, pyramidal, bolchevique, avec chef, cheftaine, sous-chefs, tenant lieu, etc. C’est horizontal, souterrain, en rhizomes quasi : beau comme du Deleuze-Guattari ! Merde ! on est pas plus con qu’un autre à la DCRI !

Et puis ça permet de mouiller n’importe qui dans n’importe quoi, tout comme la nouvelle définition européenne du « terrorisme » permet de qualifier ainsi n’importe quelle action politique ou syndicale, y compris la plus anodine, du moment que l’État, l’Économie ou une institution internationale s’estiment visés — ce qu’ils sont précisément par définition par la plupart des actions politiques et syndicales.

« Terroristes », les paysans opposés à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. « Terroristes », les ouvriers menaçant de faire sauter l’usine que l’on veut fermer. « Terroristes », les saboteurs de machines biométriques. « Terroristes », les étudiants québécois, auxquels on concocte d’ailleurs une nouvelle législation antigrève. « Terroristes », les séparatistes ouighours. « Terroristes », les manifestants grecs contre l’austérité. « Terroristes », les grévistes italiens de l’impôt. « Terroristes », les émigrés de la misère. « Terroristes », les anarcho-syndicalistes espagnols. « Terroristes », les féministes punks anti-Poutine…

Alors, « terroristes », nos six « curcumistes » ? Aux yeux de la loi nouvelle, que personne n’est censé ignorer, pourquoi pas… Ce sera au gré des magistrats, et au service d’une cause antisociale. La législation « antiterroriste » sert en effet d’épouvantail contre les révoltes qui grondent face à la prolétarisation de pays entiers, en Europe même. Voilà qui dépasse l’action de ces jeunes libertaires, et aussi faut-il le préciser ? la personne des magistrats appelés à les juger, en application d’une législation à la maigre jurisprudence.

Il serait certes illusoire d’attendre de la justice qu’elle respecte un combat révolutionnaire qui s’attaque nécessairement aux fausses valeurs qu’elle incarne, mais pourquoi ne pas former des vœux pour que des peines trop lourdes ne viennent pas aggraver un verdict de fait déjà subi sous la forme de la détention préventive.

Qui sait ? Les magistrats, auxquels il est loisible d’actionner le marteau-pilon de l’arsenal « antiterroriste », pourraient être retenus… par le sens du ridicule.

Inutile de me demander si le « curcumisme » est un humanisme, ou bien si je connais l’auteur véritable de La Curcumisation qui vient. Tout comme la « mouvance anarcho-autonome francilienne », le « curcumisme » est une invention, dont je revendique l’entière et individuelle responsabilité littéraire.

Claude Guillon, 18 mai 2012

Ce contenu a été publié dans Répression de la "mouvance anarcho-autonome" en France (2007-...), avec comme mot(s)-clé(s) , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.