La cyberpolice travaille

Renseignement : la commission des lois a encore durci le texte

Mouvements sociaux sous surveillance, espionnage économique, collecte massive de données … lors de son passage en commission des lois, le texte du gouvernement renforçant les pouvoirs des services de renseignement a été considérablement musclé par les députés, et ce malgré les multiples alertes des associations et organisations professionnelles.

Lors de sa présentation en conseil des ministres, le jeudi 19 mars, le projet de loi renseignement avait suscité une levée de boucliers sans précédent. Les associations de défense des libertés, mais également de magistrats et de policiers, les professionnels du Net, le Conseil national du numérique et même le président de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) avaient pointé les nombreuses menaces que ce texte fait peser sur les libertés individuelles.

Lors de son examen par la commission des lois de l’Assemblée nationale, chargée d’amender le texte avant son vote par les députés, le nouveau dispositif de surveillance voulu par le gouvernement, loin d’être adouci, a encore été renforcé. Sous la houlette du très actif député PS Jean-Jacques Urvoas, rapporteur et véritable maître d’œuvre du projet, les parlementaires ont adopté une série d’amendements élargissant fortement les nouveaux pouvoirs accordés aux services de renseignement.

Préparée de longue date, mais présentée en urgence après les attaques de Paris du 7 janvier dernier, la loi renseignement est censée prolonger et compléter la loi de programmation militaire (LPM) de décembre 2013, qui accroissait déjà considérablement les moyens des services spéciaux. La philosophie de ces deux textes est identique : « légaliser » des pratiques déjà existantes au sein des services, en échange d’un encadrement de celles-ci, et leurs offrir de nouveaux outils leur permettant de mieux surveiller Internet, présenté comme le lieu de recrutement et d’organisation des terroristes.

Avant sa présentation en conseil des ministres, le projet de loi renseignement avait été transmis au conseil d’État qui avait demandé une série de modifications. À l’occasion du passage du texte par la commission des lois, Jean-Jacques Urvoas a déposé pas moins de 161 amendements, quasiment tous adoptés, visant pour une bonne part, selon ses propres termes, à passer outre l’avis du conseil d’État et à rétablir son texte dans sa version antérieure.

Une grande partie de ces amendements visent l’article premier du projet de loi, modifiant « les principes et les finalités de la politique de renseignement », un article central car fixant le cadre du renseignement, à savoir qui a le droit de recourir aux nouveaux « outils » offerts aux espions et dans quels cas.

La liste des « intérêts publics » pouvant justifier « le recueil de renseignements » sera fixée par l’article L. 811-3. Jusqu’à présent, ceux-ci étaient au nombre de cinq, établis par l’article L241-2 du code de la sécurité intérieure : « la sécurité nationale, la sauvegarde des éléments essentiels du potentiel scientifique et économique de la France, ou la prévention du terrorisme, de la criminalité et de la délinquance organisées et de la reconstitution ou du maintien de groupements dissous en application de l’article L. 212-1 ». La version initiale du texte transformait le « potentiel scientifique et économique » en « intérêts économiques et essentiels de la France », mais surtout ajoutait deux nouvelles finalités : « les intérêts essentiels de la politique étrangère et l’exécution des engagements européens et internationaux de la France » et surtout « la prévention des violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique ».

Cette dernière formulation laisse craindre l’utilisation de ce dernier alinéa pour placer sous surveillance certains mouvement sociaux ou groupes jugés trop radicaux ou encore de catégories entières de la population, par exemple dans les banlieues. Le ministère de l’intérieur n’écarte d’ailleurs même pas ces hypothèses, évoquant les situations d’émeutes urbaines. Lors de son audition par la commission des lois, mardi dernier, le ministre lui-même, Bernard Cazeneuve a confirmé que le texte viserait les « mouvances identitaires ». « Que les choses soient claires, ces mouvements, en raison des actions qu’ils déclenchent, peuvent se trouver à l’origine de violences portant atteinte aux fondamentaux de la République », a-t-il déclaré. « Lorsque ces mouvances se proposent d’aller à la sortie des lieux de culte pour procéder à des agressions, devons-nous prévenir ces actes ou les laisser se déployer ? », a ajouté Bernard Cazeneuve, une déclaration pouvant faire penser aux violences ayant éclaté près de la synagogue de la rue de la Roquette, en marge d’une manifestation de soutien à Gaza à Paris au mois de juillet dernier.

Un des amendements de Jean-Jacques Urvoas vise l’alinéa d’introduction de l’article L. 811-3. Celui-ci stipulait, dans la version initiale, que les renseignements collectés doivent être « relatifs aux intérêts publics suivants : », avant d’énumérer les sept « finalités » précitées. L’amendement du député modifie cette phrase afin que le recueil concerne désormais les informations relatives « à la défense et à la promotion des intérêts publics suivants ». L’introduction de ces quelques mots change en fait totalement la philosophie du renseignement en ouvrant la voie, par le terme « promotion », à un renseignement « offensif ». Dans l’exposé de son amendement, Jean-Jacques Urvoas fait d’ailleurs directement référence à l’espionnage, pourtant unanimement dénoncé, pratiqué par des pays tels que les États-Unis sur leurs concurrents dans le cadre de l’espionnage économique. « Il paraît indispensable d’assurer une démarche de collecte de renseignements au profit de certains secteurs vitaux pour notre pays, notamment dans le domaine économique, à l’instar de ce que pratiquent tous les services de renseignement de nos partenaires (souvent à notre détriment) », explique-t-il.

Une autre très légère modification, aux implications non négligeables, a été apportée par un autre amendement du rapporteur au même article L. 811-3, à l’alinéa citant, comme finalité du renseignement, « les intérêts essentiels de la politique étrangère ». Le mot « essentiel » a été remplacé par « majeur ». Cette substitution, loin d’être anodine d’un point de vue juridique, était demandée par le ministère de la défense, notamment pour ses opérations « extérieures ». La notion d’« essentiel », explique Jean-Jacques Urvoas dans l’exposé de son amendement, paraissait « trop restrictive et n’offrant un cadre suffisant à l’action de nos services extérieurs (notamment la Direction générale de la sécurité extérieure qui constitue un outil déterminant dans la conduite de la politique extérieure de la France) ».

De même, toujours concernant le renseignement économique, Jean-Jacques Urvoas a fait introduire la protection des intérêts « majeurs » « économiques », « scientifiques », mais également désormais « industriels » de la France.
Un dispositif de contrôle contournable en cas « d’urgence »

Plusieurs amendements, déposés par des opposants ou des partisans du texte, ont par la suite encore modifié cette liste des finalités du renseignement. Après le remplacement par « la prévention de la prolifération des armes de destruction massive » du cas critiqué de « prévention des violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique », ce dernier a été finalement réintroduit, sous une forme légèrement atténuée. Ces violences doivent désormais menacer « la forme républicaine des institutions » ou « la sécurité nationale ». Dans le texte sur lequel les députés auront à se prononcer, la liste de l’article L. 811-3 sera ainsi la suivante :

1- L’indépendance nationale, l’intégrité du territoire et la défense nationale

2- Les intérêts majeurs de la politique étrangère et la prévention de toute forme d’ingérence étrangère

3- Les intérêts économiques, industriels et scientifiques essentiels de la France

4- La prévention du terrorisme

5- La prévention des atteintes à la forme républicaine des institutions, des violences collectives de nature à porter atteinte à la sécurité nationale, de la reconstitution ou d’actions tendant au maintien de groupements dissous en application de l’article L. 212-1

6- La prévention de la criminalité et de la délinquance organisées

7- La prévention de la prolifération des armes de destruction massive

Un autre amendement modifie le régime dérogatoire « d’urgence » introduit par le texte. Le projet de loi permet aux services de renseignement de recourir, en plus des interceptions de communications classiques, à toute une série de gadgets jusqu’à présent utilisés en dehors de tout cadre légal. Il s’agit par exemple des balises de géolocalisation, des dispositifs de sonorisation de lieux privés, les IMSI Catcher, des appareils permettant d’aspirer toutes les données de téléphones ou d’ordinateurs situés à proximité ou encore le « recueil immédiat, sur les réseaux des opérateurs », des données de connexion d’internautes. En contrepartie à cette « légalisation », le texte prévoit une série de garde-fous et de contrôles, et notamment la création d’une nouvelle autorité administrative indépendante, la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), qui remplacera à terme l’actuelle Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS). L’article 821-1 prévoit en outre que « la mise en œuvre sur le territoire national des techniques de recueil du renseignement » est soumise « à autorisation préalable du premier ministre », « après avis » de la CNCTR.

Mais le texte prévoit également un moyen de contourner ce dispositif de contrôle « en cas d’urgence », en distinguant deux cas. L’article 821-5, sur les procédures d’autorisation, stipulait à l’origine que, « en cas d’urgence absolue », « le premier ministre peut autoriser le service à mettre en œuvre la technique concernée sans avis préalable de la commission ». Dans ce cas, « il en informe immédiatement et par tout moyen » la CNCTR. L’article L. 851-6, traitant plus particulièrement des dispositifs de « localisation en temps réel d’une personne, d’un véhicule ou d’un objet », évoquait de son côté une « urgence liée à une menace imminente ou à un risque très élevé de ne pas pouvoir effectuer l’opération ultérieurement » et permettait d’effectuer la surveillance sans aucune autorisation, à la condition d’en informer « sans délai » le premier ministre et la CNCTR.

Au prétexte « d’instituer un régime unique et plus efficient encadrant la mise en œuvre d’une technique de renseignement en cas d’urgence », un amendement de Jean-Jacques Urvoas copie, en partie, le dispositif prévu pour les géolocalisations afin de l’appliquer à l’ensemble des techniques de renseignement. Le terme « urgence absolue » a ainsi été transformé en « urgence liée à une menace imminente ou à un risque élevé de ne pouvoir effectuer l’opération ultérieurement ». De plus, désormais, ce n’est plus le premier ministre qui délivre l’autorisation, mais directement le service concerné. Celui-ci a l’obligation d’informer « sans délai » son ministre de tutelle, le premier ministre ainsi que la CNCTR. Seule limite, le texte prévoit que « le présent article n’est pas applicable lorsque l’introduction (…) concerne un lieu privé d’habitation ou que la mise en œuvre d’une technique de renseignement porte » sur un journaliste ou un avocat.

Les quelques amendements tentant d’adoucir le projet de loi ont, eux, été majoritairement écartés. Ainsi, la commission des lois a rejeté un amendement demandant que soit obligatoirement réunie la CNCTR « lorsque la demande concerne les avocats, les journalistes et les parlementaires ». Malgré les demandes de plusieurs ONG et associations, aucune profession ne fait pour l’instant l’objet d’une quelconque protection particulière, hormis dans le cadre de la procédure « d’urgence ».

Parmi les modifications retenues, on peut toutefois souligner le droit à un « accès permanent » aux données collectées par les services accordé à la CNCTR. Le texte initial ne prévoyait qu’un « droit d’accès », un recul par rapport à la situation actuelle qu’avait dénoncé le président de la CNCIS Jean-Marie Delarue. Celui-ci s’inquiétait en effet du fait que les informations soient gérées par chacun des services, obligeant les agents de la CNCTR à demander à chacun d’entre eux l’autorisation avant de pouvoir consulter directement les fichiers.

Un autre amendement déposé par le socialiste Pascal Popelin propose lui que « la politique publique de renseignement » « relève de la compétence exclusive de l’État ». Derrière cet amendement se dissimule en fait l’un des autres enjeux de ce texte : à qui seront confiées les opérations de surveillance, notamment sur Internet.

Le projet offre en effet de nouveaux pouvoirs particulièrement importants pour collecter, potentiellement en masse, les données de connexion, ou métadonnées, de suspects. Outre le « recueil immédiat, sur les réseaux des opérateurs », il prévoit la possibilité d’installer, directement chez les opérateurs ou fournisseurs de services, des algorithmes prédictifs censés être capables d’analyser une masse de données pour « prévoir » des passages à l’acte terroristes. Or beaucoup craignent que cette tâche ne soit sous-traitée à des entreprises privées employant des technologies particulièrement intrusives, comme par exemple le « deep packet inspection », une technologie proposée par exemple par la société française Qosmos.

Ces craintes sont loin d’être sans fondement. Comme l’ont déjà rapporté plusieurs journaux, dont Mediapart, une société comme Qomos est déjà liée au gouvernement par plusieurs contrats classés « secret défense » et dont l’objet est, à ce jour, inconnu. De plus, lors d’auditions préparatoires de la commission des lois, Jean-Jacques Urvoas avait invité des représentants de Blue Coat, une société américaine spécialisée dans la surveillance du Net grâce au DPI très défavorablement connue des associations de défense des droits de l’homme, notamment pour avoir vendu ses services aux régimes birman et syrien. L’audition de Blue Coat a finalement été annulée à la dernière minute, et sans explication.

Le risque « d’une collecte massive et d’un traitement généralisé des données »

Cette troisième loi sécuritaire du mandat de François Hollande, après la LPM de 2013 et la loi antiterroriste votée à la fin de l’année dernière, a déclenché tout comme les précédentes une vague de critiques émanant d’organisations de défense des droits de l’homme, comme Reporters sans frontières, La Quadrature du Net, Amnesty International, Ligue des droits de l’homme, mais également d’organisations professionnelles comme le Syndicat de la magistrature, l’Union syndicale des magistrats, le Syndicat des avocats de France ou encore la CGT-Police. Elle a également essuyé les critiques d’organismes officiels comme la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil), le Conseil national du numérique (Cnnum), du président de la CNCIS Jean-Marie Delarue ainsi que du défenseur des droits, Jacques Toubon.

Au niveau politique, jusqu’à présent, seul le groupe EELV a annoncé, dans un communiqué publié jeudi 2 avril, qu’il s’opposerait à « une loi dangereuse pour la démocratie et la citoyenneté ». « En amputant nos concitoyens de plusieurs droits fondamentaux, on offre aux terroristes ce que les armes n’ont pu obtenir : ces nouveaux pouvoirs de surveillance et donc de suspicion généralisée touchent aux valeurs et aux droits fondamentaux qui font qu’une démocratie peut se revendiquer comme telle », écrivent les élus écologistes. « EELV encourage les députés et sénateurs français à rejeter ce blanc-seing qu’ils s’apprêtent à offrir à l’État au prétexte de répondre. »

La commission de réflexion et de propositions sur le droit et les libertés à l’âge du numérique, composée de députés et de personnalités (dont Edwy Plenel, cofondateur de Mediapart), a de son côté publié une série de recommandations. « La légalisation de pratiques de surveillance jusqu’alors peu encadrées ne doit pas être l’occasion d’étendre à l’excès le périmètre de cette surveillance », affirme la commission. Celle-ci demande notamment à ce que « la protection des données à caractère personnel » collectées sur les citoyens soit reconnue comme « un droit fondamental à part entière », protégé comme le sont les correspondances et les domiciles privés.

La commission s’inquiète également de la mise en place des algorithmes prédictifs ouvrant « la possibilité, à des fins de prévention du terrorisme, d’une collecte massive et d’un traitement généralisé des données ». Elle se dit ainsi « fortement préoccupée par l’usage préventif de sondes et algorithmes paramétrés pour recueillir largement et de façon automatisée des données anonymes afin de détecter une menace anonyme ».

Leur presse (Jérôme Hourdeaux, Mediapart, 3 avril 2015)

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