Dans l’Aisne, miroir d’une France coupée en trois
Pendant près de trente ans, Marie-Jeanne Parfait a été employée à la municipalité de Marle, dans l’Aisne, notamment à l’entretien. Il lui fallait emprunter l’escalier d’honneur pour utiliser une salle de bains, son logement de fonction n’en comptant pas, et marcher sur la pointe des pieds les jours de réception. Le maire s’appelait Yves Daudigny, socialiste, devenu l’un des politiques les plus puissants et respectés du département, président du conseil général, de la communauté de communes, puis sénateur.
Depuis ses débuts, en 1983, Daudigny n’a jamais perdu un seul scrutin, passant dès le 1er tour. Sa première défaite, particulièrement cuisante, vient d’avoir lieu aux élections départementales : dimanche 22 mars, il a échoué à la troisième place dans le canton de Marle. C’est Pierre-Jean Verzelen, jeune hussard de l’UMP, qui est arrivé en tête, une surprise, avec 37,62 % des voix. Entre les deux, un binôme s’est interposé, faisant définitivement trébucher Daudigny : celle qui le conduit, pour le Front national, est Marie-Jeanne Parfait, sa femme de ménage, ou plutôt celle de la mairie. Et le canton de Marle paraît soudain une fable de l’époque, celle de cette France qui vient de se découvrir politiquement coupée en trois.
Un des mérites de Marle, 2200 habitants, est d’y laisser apparaître les choses si franchement qu’elles tirent vers la caricature. « C’est au point que notre canton a été ciblé par la presse pour représenter la pauvreté, le délaissement et la montée du FN au dernier scrutin », commente un employé municipal. Ici, des luttes ont pourtant été menées, acharnées, pour garder la gare et une usine, construire une maison de retraite ou quelques tronçons à quatre voies sur la nationale 2, la seule grande route du département.
« On est nouveau »
À Crépy, une boulangère a baissé le prix de la baguette ; plus loin, un fast-food vend des sandwichs grecs par demi et quart de portion. Mais les rues de Marle ressemblent à un décor avant le lever du rideau, maisons serrées les unes contre les autres, si vides et silencieuses qu’on les croirait inhabitées, magasins abandonnés, surplombés par l’ombre démesurée d’une Notre-Dame de pierre et d’ardoise. « On savait qu’Yves Daudigny allait vers sa chute, explique une commerçante. On se demandait seulement comment ça se passerait. »
Cela a commencé dans un village à côté, Crécy-sur-Serre, où Pierre-Jean Verzelen se met à frapper aux portes avec sa belle petite gueule et son enthousiasme communicatif. On ouvre. Et là, il tend son tract avec son plus grand sourire : « On est nouveau, votez pour des jeunes. » Il a 30 ans, dont la moitié à l’UMP. Il aime ça, ça se sent, les soirées électorales l’excitent comme d’autres un match de foot. Il peut passer des soirées à parler stratégie avec ses copains rencontrés dans l’écurie des poulains du parti.
Depuis tout petit, Pierre-Jean Verzelen a l’impression d’entendre répéter que le système ne peut plus durer – « trop de mécanique usée et d’éléments de langage, pas assez de courage politique ; les gens ne croient plus aux élus qui rasent gratis ». Pendant la campagne, Pierre-Jean Verzelen n’a pas résisté à l’envie ne plus faire « que ça », c’est-à-dire de la politique. Il a démissionné de son emploi dans une banque. Son parrain en politique est Bernard Ronsin, l’ancien maire de Crécy, qui l’a poussé à prendre sa place et le trouve « hyperbrillant ». En passant, un copain lui demande : « Tu crois toujours que Pierre-Jean va devenir président de la République ? » Oui, il le croit.
À Montigny-sous-Marle, Marie-Jeanne Parfait vit dans deux anciens wagons de chemins de fer aménagés, posés devant un potager. Le linge sèche sur sa corde, Jacques et Elvis ouvrent la porte. Jacques est le mari, Elvis le chien. Elle pensait être éliminée dès le premier tour. Depuis dimanche, elle se prend à y croire.
Marie-Jeanne Parfait, 61 ans, est entré au FN à l’époque où elle cherchait des moyens pour envoyer son petit-fils à une consultation médicale à Paris, il y a un ou deux ans peut-être. Elle avait pris rendez-vous avec les partis politiques, on la renvoyait de l’un à l’autre, quand une amie lui a glissé comme un tuyau : « Essaie le FN. » Franck Briffaut, le maire FN de Villers-Cotterêts, et sa femme se sont démenés pour débloquer la situation. Alors, elle a pris sa carte, « c’est normal ».
En novembre 2014, un chauffeur-livreur de Saint-Quentin est venu lui demander d’être son binôme pour les départementales. Ça l’a étonnée, mais pas plus que ça. Dans son canton, on la connaît peu, y compris ses 31,75 % d’électeurs. « Les gens en ont ras-le-bol des politiques », dit-elle. Et son mari : « Alors pourquoi pas nous ? »
Pour les départementales, Yves Daudigny, le socialiste, avait tout juste envisagé pouvoir cette fois n’être élu qu’au deuxième tour. Dans le miroir de cette nouvelle France coupée en trois, il se découvre soudain l’incarnation « du pouvoir à abattre », concentrant tout ce qu’on reproche aujourd’hui à un politique : le cumul des fonctions, les mandats qui s’enchaînent interminablement, lui qui était un symbole de probité et de travail, à son arrivée comme professeur au collège de Marle dans les années 1970.
« Tout s’apprend, non ? »
Yves Daudigny a déjà annoncé le retrait de sa candidature au second tour pour barrer le passage au FN. Dans trois autres cantons de l’Aisne présentant une situation similaire (deux à Soissons et celui de Guignicourt), les listes de gauche ont en revanche décidé de se maintenir, contrairement aux consignes nationales du PS. Le conseil départemental pourrait être divisé en trois blocs presque égaux, ce qui le rendrait presque ingérable. 64 % des jeunes se sont abstenus au scrutin. Cette époque est la sienne, Pierre-Jean Verzelen en est sûr. « Le Front national va encore cartonner aux élections régionales en décembre 2015, et puis ce sera l’effondrement », estime-t-il.
Au conseil départemental, Marie-Jeanne Parfait se voit faire des permanences, recevoir des gens. « Tout s’apprend, non ? » Pour les régionales, elle tient déjà à annoncer ne pas se présenter : le conseil est à Amiens – peut-être bientôt à Lille : « Ça me ferait monter trop loin, au moins une heure trente de voiture. » Le département, en revanche, siège à Laon, 26 kilomètres. « Ça va encore. » Elle n’a pas le permis, alors ce sera Jacques qui la conduira.
Leur presse (Florence Aubenas, LeMonde.fr, 24 mars 2015)