Trois pigistes du Monde Académie à la rencontre des anarchistes grecs

À la rencontre des anarchistes grecs

Nous sommes trois pigistes du Monde Académie en reportage à Athènes. Notre auberge est située dans le quartier anarchiste de la ville : on y découvre le mouvement “anar” et les combats qu’il mène dans la capitale grecque.

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La place Eksarxia est le cœur du quartier anarchiste. Une place triangulaire, sombre, un monument plutôt sinistre trône en son milieu. Les poubelles sont pleines de canettes de bière vide et d’emballage de souflakis éventrés. Des graffitis jusqu’au sol, qui côtoient les marelles dessinées à la craie. Les marelles, elles appartiennent au passé, parce qu’il n’y a plus d’enfant sur la place. Ce ne sont pas des enfants ceux qui fument assis sur la balançoire rouillée, pas plus que ceux qui traînent autour du monument ou sur les bancs.

Sur la place Eksarxia se côtoient des chômeurs et des étudiants, des ivrognes et des drogués, des jeunes et des vieillards, des grecs, des étrangers et des sans-papiers. Tous les soirs ils sont là, le samedi ils sont plus d’une centaine, on y boit du vin dans des bouteilles en plastique, des bières, et on y fume de l’herbe. Les simples étudiants venus se détendre y croisent des vagabonds cherchant compagnie, et la place est continuellement traversée par les vendeurs ambulants sri-lankais ou africains.

Sur la place, on rencontre Panos. Panos a 33 ans, il a fait des études d’ingénierie mécanique il y a longtemps, et il s’apprête maintenant à reprendre des études d’histoire. Il vivote de métier en métier depuis plusieurs années, ne veut pas qu’on le prenne en photo, puisque les photos sont interdites sur la place. Il veut nous parler du mouvement des anarchistes grecs.

Lui-même ne veut pas se dire anarchiste, par humilité : “Pour être anarchiste il faut être libre. Je crois en l’anarchie mais je ne suis pas encore anarchiste.” Panos se sentait anarchiste avant même de connaître ce que c’est que l’anarchie : il a réalisé que l’anarchie est faite pour lui au fil de ses lectures. Et au fil de ses années vécues : ancien vagabond, ancien toxicomane, ses 33 années l’auront fait traverser toutes sortes de situation. “C’est simple de se dire anarchiste lorsque tu as toujours vécu dans ton confort. Ça l’est moins lorsque tu as vécu.”

Le mouvement anarchiste, c’est ce qu’on a autour de nous, sur la place. Il s’est radicalisé avec la crise économique et la montée de l’Aube Dorée. Les anarchistes grecs et l’Aube Dorée se livrent une guerre meurtrière dans Athènes. Sur les années passées, il y a eu plusieurs attentats visant l’un et l’autre camp, et les nombreux attentats perpétrés sur les sièges de l’Aube Dorée sont officieusement reconnus par certains anarchistes extrémistes.

Panos n’adhère pas à ces moyens d’action. “Si on vivait en Amérique du Sud ou dans un pays où la situation est plus désespérée, je serais d’accord. Mais nous sommes en Europe, on ne devrait pas avoir à recourir à ces violences.” Il est activiste à sa manière. Il participe aux manifestations contre l’Aube Dorée (il y en a plusieurs par mois), aux débats organisés chaque semaine, aux missions humanitaires. Et surtout, il s’instruit, et il parle aux gens : “le meilleur moyen de combattre passe par la connaissance. La connaissance par soi même, lire, comprendre, voir d’autres horizons. Puis la connaissance des autres : il faut apprendre aux gens, adopter des démarches plus pédagogiques.”

L’enseignement, l’apprentissage, et l’attente. Panos, comme beaucoup de grecs, est dans une attente constante, l’attente que quelque chose se passe. Cette attente émet une tension sous-jacente, au milieu de ces grecs qui boivent, qui rient et qui parlent, on sait qu’il y a l’attente. On attend un grand changement, la sortie de la crise, la sortie de l’UE, ou la révolution. Puisqu’on en vient à parler de révolution, dans un pays qui s’enfonce toujours plus dans la crise économique.

“Pendant le mouvement des Indignés, beaucoup de Grecs parlaient de révolution. Je me suis posé la question : et après, quoi ? Poser un autre président qui ferait la même chose ? J’aime la révolution, c’est la plus grande forme d’amour, si tu aimes l’humanité tu changes les choses. Mais il faut avoir des idées pour l’après révolution. Pour le moment il vaut mieux attendre d’avoir ces idées et de les partager.”

Les partager avec les citoyens, afin de redorer l’image des anarchistes. Ce que Panos déplore, c’est que les anarchistes ont une image de terroristes et de fauteurs de troubles, de hooligans aux yeux des grecs. Pourtant, “entre anarchistes et Grecs, c’est changeant. Ils peuvent nous accompagner aux manifestations, et le lendemain nous rejeter pour tel ou tel attentat. Parfois, ces attentats ne proviennent même pas d’anarchistes, on subit beaucoup de rumeurs.”

Un attentat récent s’est produit à côté de la place, si récent que les décombres en sont encore fumantes. Il est revendiqué par les anarchistes : un bar dont le gérant “ne payait pas ses employés” et “était beaucoup trop proche de la police”. Une bombe et l’immeuble est en ruines, comme un présage sinistre aux commerces environnants. Puisqu’il y en a beaucoup, de commerces aux alentours. Il y a ce kiosque ouvert toute la nuit, littéralement entouré d’anarchistes, il y a ce bar à jazz dont la clientèle mûre et élégante jure curieusement avec l’extérieur, il y a ces bars, ces sandwicheries… Et aucune plainte, “on réussit à cohabiter avec la plupart”, affirme un commerçant.

Les anarchistes, ce n’est pas un simple mouvement homogène. Si Panos est pacifique, d’autres feront des attentats, ou de la “chasse à l’Aube Dorée”. “Évidemment que nous sommes différents, à Athènes nous sommes déjà plus de 10’000. On a plein de points de vue, mais on regarde tous dans la même direction.”

La nuit est tombée depuis longtemps, la place s’est remplie puis vidée peu à peu. Les gens sont assis, sur des bancs, des balançoires ou à même le sol. Ils boivent, ils parlent. Ils attendent.

Publié par des larbins de la maison Poulaga (blog de Soufiane Khaloua, LeMonde.fr, 15 mai 2013)

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