[Affaire Abdelhakim Ajimi] « Comment des agents de la force publique jugés à deux reprises coupables d’homicide peuvent-ils continuer de défendre l’ordre public dans la ville où ils ont tué ? »

Les policiers coupables de la mort de Hakim sont toujours à Grasse

Récit – Une marche et une soirée se tiendront demain [samedi 11 mai] en souvenir du Tunisien de 22 ans asphyxié il y a cinq ans lors d’une interpellation musclée.

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Abdelhakim Ajimi mort par asphyxie lors d’une interpellation à Grasse, dans les Alpes-Maritimes, en 2008.

Le film s’appelle Souvenirs de Grasse. Il avait été tourné en juin 1973, après la répression d’une manifestation d’ouvriers maghrébins, violences que le réalisateur avait découvertes dans Libération, qui venait d’être créé. Le film est une peinture du climat raciste de l’époque. Il n’a jamais été montré à Grasse. La première projection y aura lieu demain, lors d’un rassemblement en mémoire d’Abdelhakim Ajimi, Tunisien de 22 ans tué en 2008 par des policiers. Quarante ans d’intervalle font résonner les époques. Les différences ressortent, des similitudes aussi, et cette projection inscrit le collectif qui entoure depuis cinq ans les parents Ajimi dans une filiation, l’histoire des luttes militantes issues de l’immigration.

Caméra. En 1973, la ratonnade était liée aux mobilisations d’ouvriers maghrébins fatigués d’être soumis aux travaux les plus durs pour les salaires les plus bas. À Grasse, des travailleurs majoritairement tunisiens avaient déserté champs et chantiers pour réclamer des augmentations, la carte de travail, des logements décents, des visites médicales. Le 11 juin, alors qu’ils manifestent pour le troisième jour d’affilée, le maire les fait disperser par les pompiers municipaux, aidés de quelques commerçants. Puis, quelques heures plus tard, les gendarmes mobiles arrivent et la ratonnade dure plusieurs heures. Il y a des blessés, une cinquantaine de Tunisiens sont arrêtés. Le lendemain, des commerçants et des anciens combattants d’Afrique du Nord ainsi que des rapatriés se mobilisent contre ces manifestations « scandaleuses ». Des dizaines d’ouvriers sont virés de leurs chantiers. Jean-Jacques Béryl, jeune réalisateur, découvre cette histoire dans le numéro 31 de Libération. C’est un lecteur niçois qui a écrit le témoignage, publié en une. Béryl descend à Grasse avec une caméra pour interroger cette histoire en cinéma direct. Il filme une réunion de travailleurs immigrés. Questionne des commerçants laissant filtrer un racisme ordinaire. Interroge des ouvriers dans leurs baraquements de la Bocca, quartier concentrant les immigrés entre Grasse et Cannes.

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La Une du 15 juin 1973 (cliquer pour lire la suite de l’article)

C’est là que vivent désormais les parents d’Abdelhakim. Avant, ils habitaient le centre de Grasse, mais le 9 mai 2008, leur fils a été interpellé par une dizaine de policiers, après s’être énervé dans sa banque. En se débattant, il a luxé l’épaule d’un brigadier-chef. Les policiers l’ont immobilisé sur le trottoir, menotté aux chevilles et aux poignets, puis le brigadier-chef a exercé une compression thoracique, appuyant son genou sur le dos de l’homme, pendant qu’un gardien de la paix lui faisait une clé d’étranglement. Lorsqu’un policier municipal a jeté Abdelhakim dans une voiture, de longues minutes plus tard, il était mort. Les trois policiers ont été condamnés, la cour d’appel d’Aix-en-Provence confirmant en février les peines : deux ans avec sursis pour l’auteur de la clé, dix-huit mois avec sursis pour le brigadier-chef, quatre avec sursis pour le policier municipal. Les autres, qui n’avaient pas porté assistance, ont été relaxés. À l’audience, un des policiers indiquait avoir fait son métier, appliqué les « gestes réglementaires » (Libération du 15 janvier).

Meurtriers. Désormais, la famille se bat sur le terrain administratif, pour que la clé d’étranglement soit interdite, et que les policiers soient révoqués. Ceux-ci exercent toujours à Grasse, qu’ont déserté les parents pour ne plus passer à l’endroit où leur fils a été tué. Et ne plus croiser les policiers responsables de sa mort. « Si c’était quelqu’un comme nous, murmure le père, il aurait eu quatre ou cinq ans de prison ferme. » Ils ont écrit à Manuel Valls, qui leur a répondu fin avril qu’il transférait le courrier au directeur général de la police nationale. Le père est persuadé que les meurtriers n’auraient jamais été jugés sans la mobilisation qui a entouré la famille. Le Comité Vérité et Justice pour Abdelhakim Ajimi réunit depuis 2008 des habitués des luttes contre les violences policières et des jeunes révoltés par l’injustice. Élise fait partie de ceux-là : « C’est difficile de comprendre comment des agents de la force publique jugés à deux reprises coupables d’homicide [involontaire] peuvent continuer de défendre l’ordre public dans la ville où ils ont tué. »

Samedi, une marche partira du trottoir où Abdelhakim a trouvé la mort pour rejoindre le commissariat. Le soir, Élise et les autres découvriront Souvenirs de Grasse, les propos de commerçants considérant comme des sauvages ces immigrés qui osaient réclamer des droits. « J’aime autant les voir chez eux que chez nous », disait une crémière. Quarante ans plus tard, la violence raciste a changé de nature (une quinzaine d’immigrés avaient été tués dans le sud de la France à l’été 1973). On ne parle plus de sauvages, parfois de barbares. Comment les discours sur l’insécurité nourrissent-ils cette violence ? Béryl veut profiter de la projection pour revenir à Grasse. Retrouver des acteurs de l’époque et filmer les militants d’aujourd’hui.

Leur presse (Olivier Bertrand, correspondant de Liberation.fr à Marseille, 9-10 mai 2013)

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