Mali : la guerre de la cocaïne
Depuis dix ans, le nord du pays est une plaque tournante de l’acheminement de la poudre blanche sud-américaine vers l’Europe. Militaires, politiques, ethnies… Le trafic a trouvé des relais dans tous les camps, djihadistes inclus. L’intervention française a coupé la route [sic – NdJL]. Jusqu’à quand ?
À l’angle de deux rues en latérite, dans le centre de Bamako, la villa en impose. De style méditerranéen, elle comprend plusieurs appartements ouvrant sur des balcons et des terrasses ombragées. Voilà des mois que l’ensemble est désert : ses occupants, espagnols et latino-américains, ont quitté la capitale… À Gao, la grande cité du Nord, les villas du quartier arabe sont aujourd’hui vides. La population les a pillées dès le 26 janvier, jour où les forces armées franco-maliennes ont chassé les djihadistes de la ville. Les propriétaires de ces demeures luxueuses — essentiellement des Lamhar, un clan arabe de la région — avaient déjà déguerpi, craignant des représailles. Ici, même les gamins savent d’où provient la fortune de ces grands commerçants, étroitement liés aux islamistes. Le quartier, désormais en ruine, est surnommé Cocaïnebougou. « Cité cocaïne. »
Parmi les multiples racines de la crise que traverse le Mali, en voie d’être sauvé par l’intervention militaire, le trafic international de drogue a joué un rôle important. En moins de dix ans, le pays est devenu l’une des principales zones de transit de la coke sud-américaine vers l’Europe. Une montée en puissance orchestrée par les cartels colombiens et vénézuéliens. Au début des années 2000, ceux-ci décident de contourner les routes maritimes et aériennes directes, trop surveillées à leur goût, pour faire de l’Afrique de l’Ouest la plaque tournante du trafic destiné au marché européen. Les cargaisons, acheminées à travers l’Atlantique par bateau ou avion, seront désormais débarquées dans les pays côtiers : Guinée-Bissau, Gambie, Ghana… À partir de là, les immensités désertiques du nord du Mali, frontalières de la Mauritanie, de l’Algérie et du Niger, offrent un « boulevard » pour convoyer les chargements jusqu’aux rives de la Méditerranée. « Au fil des années, la présence de l’État n’a cessé de se réduire dans le nord du territoire, déplore un ancien ministre, originaire de Gao. Le pouvoir de Bamako y était déjà fragilisé par la rébellion touareg, les rivalités ethniques, la contrebande »traditionnelle » et la présence d’Aqmi, et les narcotrafiquants se sont engouffrés dans cette brèche. »
15 milliards d’euros depuis dix ans
Selon le dernier rapport de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (Unodc), 18 tonnes de cocaïne auraient transité par l’Afrique de l’Ouest en 2010, après un pic de 47 tonnes en 2007. D’autres sources avancent une moyenne annuelle oscillant entre 40 et 80 tonnes. « Un flou absolu règne sur les quantités, mais elles sont forcément sous-estimées car toutes les filières ne sont pas connues », estime pour sa part Mathieu Pellerin, spécialiste des questions de sécurité au Sahel.
La valeur totale de la cocaïne ayant traversé depuis dix ans le Sahara avoisinerait les 15 milliards d’euros. De quoi s’assurer bien des complicités… Les narcos graissent la patte de douaniers, policiers, militaires, mais aussi de chefs de milices communautaires. Sans oublier les politiciens, toutes ethnies confondues, dont certains proches d’Amadou Toumani Touré, alias ATT, l’ex-président de la République, déposé par un coup d’État le 22 mars 2012 et actuellement réfugié au Sénégal.
Cette chaîne de corruption est indispensable pour assurer le transit des cargaisons de drogue sur des milliers de kilomètres de piste. Il faut recruter des guides et des chauffeurs de 4×4 chevronnés, souvent des Touareg, ainsi que des gardes armés. À chaque portion de territoire traversée, chefs de tribu et de milice réclament un droit de passage. Ils se font aussi payer pour assurer la sécurité du convoi jusqu’à l’étape suivante. Parfois, la marchandise change plusieurs fois de mains en cours de route : les sacs de coke sont alors déposés dans une maison abandonnée ou enterrés en plein désert, à un endroit identifié par sa position GPS. Pour une livraison acheminée à bon port, un chauffeur peut percevoir 2500 euros. Après deux ou trois allers-retours réussis, le véhicule lui est offert. Une vraie fortune à l’échelle locale : beaucoup de jeunes désœuvrés se pressent pour jouer les « petites mains » des réseaux.
Un temps en retrait, les terroristes d’Al-Qaeda au Maghreb islamique (Aqmi) ont fini par entrer à leur tour dans le circuit. Avant la guerre, ils prélevaient une dîme équivalant à 10 % de la valeur des convois pour les escorter de l’extrême nord du Mali vers le Maroc, la Libye ou le Tchad. « Ce n’était pas leur revenu principal », précise toutefois, au téléphone, Ibrahim Ag Mohamed Assaleh, un cadre du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA), groupe touareg séparatiste qui a déclenché la dernière rébellion en janvier 2012. Cet ancien député de la région de Gao, poursuivi par la justice malienne pour « sédition » et « atteinte à l’intégrité du territoire national », a observé de près les connexions entre narcos et djihadistes. « Les terroristes d’Aqmi reversaient aux trafiquants de drogue une partie des rançons reçues pour libérer les otages occidentaux, poursuit-il. En retour, ils se faisaient ravitailler en logistique : véhicules, armes, médicaments, matériel électronique… »
De juteuses commissions à chaque libération d’otage
Dans cette « Mali connection », quelques personnages ont joué sur tous les tableaux. Parmi eux, Baba Ould Cheikh, 45 ans, maire de la commune de Tarkint. Issu de la communauté Lamhar, « Baba », comme on le surnomme, dirige depuis les années 2000, à Gao, deux entreprises de bâtiment et de transport. Grâce à sa flotte de camions, il importe illégalement d’Algérie tous les produits de consommation courante qui alimentent le nord-est malien. Autant dire qu’il connaît du monde… Dès 2003, il devient ainsi l’un des négociateurs officieux chargés par les autorités de Bamako d’obtenir la libération des premiers otages enlevés par Aqmi. Il noue des liens de confiance avec les Algériens Abou Zeid et Mokhtar Belmokhtar, deux des principaux chefs djihadistes (qui auraient été tués les 22 février et 2 mars derniers). À chaque libération obtenue, Baba Ould Cheikh s’octroie de juteuses commissions. Il est dans les petits papiers du président ATT, qu’il peut joindre directement sur son portable. Mais Baba fait aussi dans la « poudre ». Avec des « hommes d’affaires » espagnols, latino-américains et libanais bien établis à Bamako, il organise en 2009 un coup énorme. Trop, peut-être… L’affaire est si incroyable qu’elle va attirer l’attention des services secrets occidentaux et de la presse internationale.
Nous voici en novembre 2009, en plein désert. Un Boeing 727-200 atterrit près de Tarkint, après avoir coupé ses systèmes de communication. En provenance du Venezuela, cet avion transporte au moins 5 tonnes de cocaïne. Quelques jours plus tard, la sécurité d’État malienne « découvre » son épave, calcinée. En fait, l’appareil n’a pas pu redécoller : les narcos l’ont incendié après avoir transbordé la cargaison sur des 4×4. Durant trois semaines, les autorités tentent d’étouffer le scandale d' »Air Cocaïne ». L’enquête débouchera un an plus tard sur l’arrestation, à Bamako, de neuf personnes. Dans le lot, un Français, mais également un proche du fameux Baba : Mohamed Ould Awainat, un entrepreneur de Gao, l’homme qui avait fait aménager la piste d’atterrissage du Boeing. Depuis, tous ces suspects ont bénéficié d’un non-lieu et d’une remise en liberté, en janvier et en août 2012. Entre-temps, plusieurs sources ont certifié que le même avion avait déjà atterri, et à plusieurs reprises, à Tarkint… Au-delà de l’enrichissement personnel, ce business a nourri bien des intérêts politiques. « Les narcos achetaient les élections locales et faisaient élire certains députés », raconte Mohamed Ould Mahmoud, consultant pour des ONG. Drapé d’un boubou blanc, ce membre d’une grande famille berabiche (arabe) de Tombouctou, poursuit : « Le régime d’ATT a laissé certains clans, liés au trafic, armer des milices pour combattre les rebelles touareg. Quitte à attiser les rivalités entre communautés et à faire du Nord une « narco région »… »
Ainsi, les tribus nobles touareg des Ifoghas, acteurs majeurs de la rébellion, ont trouvé face à elles l’armée régulière malienne mais aussi deux groupes paramilitaires : l’un recrutant chez des clans touareg de rang inférieur ; l’autre parmi les Arabes de Gao [Pour enraciner leur business, les narcotrafiquants et leurs alliés politiques ont joué délibérément sur les tensions ethniques et les rivalités à l’intérieur même des communautés du nord du Mali. Depuis 2006, afin de contrer la rébellion touareg menée essentiellement par les lignées nobles du massif des Ifoghas, deux milices communautaires ont ainsi été formées et armées grâce à l’argent de la cocaïne. La première recrute parmi les Imghad, des tribus touareg vassales, autrement dit considérées de rang « inférieur ». La seconde milice regroupe certains membres des clans Lamhar (arabes), originaires de la vallée du Tilemsi, dans la région de Gao. Ces derniers ont aussi profité de leur nouvelle puissance pour contester la suprématie des Kountas, autre tribu arabe réputée pour son savoir religieux. « L’argent de la drogue a déstructuré la société traditionnelle au profit d’intérêts personnels et d’arrières pensées politiques, explique un fin connaisseur des chefferies du nord malien. D’autant plus que les djihadistes se sont appuyés sur ces manœuvres pour instaurer leur nouvel ordre politico-religieux. » Le même phénomène s’est déroulé dans la région de Tombouctou, entre différents clans berabiche (arabes) dont certains, impliqués dans le trafic de cocaïne, se sont alliés à Aqmi.]. Ces milices, commandées par deux officiers de haut rang toujours en activité, agissent aussi bien sous les couleurs de l’armée malienne que pour leur propre compte. Quand, au printemps 2012, les groupes islamistes armés s’emparent des villes du Nord, le trafic de drogue connaît une nouvelle embellie. Un autre avion suspect atterrit près de Gao. Baba Ould Cheikh et son ami Mohamed Ould Awainat s’associent au Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest (Mujao), lié à Aqmi. D’autres narcos locaux, dont un ancien député et le beau-fils d’un ex-ministre, pactisent avec le chef djihadiste Mokhtar Belmokhtar… « Dans ces groupes hybrides, chaque partie a trouvé son avantage : un ancrage local pour les djihadistes, un « parapluie » en remplacement de l’État malien pour les trafiquants », commente le chercheur Mathieu Pellerin. Le 4 février dernier, sur le marché de Gao, ville libérée, le maire, Sadou Diallo, se promenait en compagnie d’un invité encombrant : Baba en personne… Menacé d’être lynché, ce dernier a été remis à la gendarmerie malienne. Il est parvenu à s’enfuir, la nuit suivante. Contre une enveloppe, semble-t-il, de 750’000 francs. Soit 1150 euros.
« Une culture de l’impunité a longtemps régné sur ces affaires de trafic, tempête Daniel Tessougué, le nouveau procureur général de la cour d’appel de Bamako. J’ai demandé que l’on me transmette le dossier d’Air Cocaïne, je l’attends toujours… » Précédé d’une réputation d’incorruptible, ce magistrat de 54 ans a rendu publics, en février, 28 mandats d’arrêt lancés contre des ressortissants maliens, dont huit pour « trafic international de drogue ». D’autres poursuites sont en cours. À ce jour, toutes les personnes recherchées sont dispersées dans la nature. Certes, depuis l’intervention militaire dans le nord du Mali, les routes de la cocaïne sont paralysées [sic – NdJL]. Mais les narcos planchent déjà sur d’autres itinéraires, en particulier via le nord du Niger. La poudre et le sable n’ont pas fini de voisiner.
Publié par des larbins du narcotrafic (de notre envoyé spécial Boris Thiolay, avec Dorothée Thiénot, LExpress.fr, 21 mars 2013)