[Paris] Auto-dissolution du SCALP-Reflex

Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le SCALP-Reflex
(sans jamais oser le demander)

Brève histoire du SCALP-Reflex
suite et fin

Notre groupe, le SCALP-Reflex [Le nom de notre groupe a changé avec les années : de Reflex entre 1986 et 1992 nous sommes devenus le Scalp Reflex de Paris à partir de 1992], procède et annonce aujourd’hui sa dissolution après plus de 25 ans d’existence et d’activité dans l’espace politique et contre-culturel parisien.

Nous avons vu se succéder plusieurs générations de militants, qui chacune à leur façon ont contribué à cette aventure. Il est temps aujourd’hui de faire un bilan de nos activités pour que ceux qui forment aujourd’hui le groupe SCALP-Reflex puissent clore cette histoire et entamer une nouvelle dynamique. En choisissant de rendre cette annonce et cette réflexion-bilan publiques, plutôt qu’en nous contentant de laisser dépérir ce groupe comme tant d’autres, nous espérons que transmettre notre expérience pourra permettre de faire avancer les réflexions d’autres groupes ou organisations militantes, et ainsi contribuer une dernière fois à faire vivre et enrichir notre milieu politique.

Ce bilan ne sera évidemment pas exhaustif. Certains ne se reconnaîtront pas dans nos analyses, d’autres trouveront qu’il manque des éléments importants ; nous ne prétendons pas écrire ici l’histoire de notre groupe, ni représenter ce qu’il a été au fil du temps, car cette tâche est impossible sans la participation de l’ensemble des protagonistes. Nous tenons cependant à préciser et à réaffirmer que nous ne renions rien de notre histoire collective.

Un peu d’histoire pour se rafraîchir les méninges

Le retour sur notre histoire n’est pas nostalgique mais bien une volonté de savoir d’où l’on vient afin de tirer les leçons indispensables pour tracer le chemin des luttes à venir. Beaucoup ont essayé de nous réduire à un groupe uniquement antifasciste alors que notre conception de l’antifascisme radical nous a amené à lutter sur d’autres fronts. Dès la création de Reflex, quasiment toutes les thématiques que nous allons rappeler ci-dessous sont présentes. Il suffit de feuilleter les revues REFLEXes et No Pasaran [Revue du réseau No Pasaran dont fait partie le Scalp Reflex] pour s’en rendre compte.

L’antifascisme radical constitue un des piliers du SCALP-Reflex. Pour nous l’irruption du Front national (FN) sur la scène politique au début des années 80 n’est pas un épiphénomène mais bien le début de ce qu’on appellera la « lepénisation » des esprits. Il nous a alors paru indispensable de comprendre ce phénomène et la revue REFLEXes [Réseau d’Étude et de Formation à la Lutte contre l’Extrême droite] a vu le jour, car pour mieux combattre son ennemi il faut le connaître. L’antifascisme républicain de droite comme de gauche a quant à lui utilisé l’extrême droite comme repoussoir dans ses stratégies électorales [On se souvient de la stratégie de François Mitterrand pour être réélu en 1988]. Le seul objectif de la droite comme de la gauche est d’être réélu en se présentant comme l’unique rempart contre le FN tout en appliquant des politiques néo-libérales, sécuritaires et xénophobes. C’est ainsi que de manière quasi-unanime, l’immigré est redevenu le bouc émissaire de la misère sociale générée par le capitalisme et le patriarcat : mal-logement, chômage, insécurité, sexisme…

Nous avons toujours refusé la banalisation de l’extrême droite que ce soit le FN ou les nombreux groupuscules et associations qui composent la mouvance nationaliste. Nous nous sommes donc opposées à eux, partout où ils étaient présents et partout où nous le pouvions.

Dans la rue nous nous sommes toujours opposées aux événements qu’ils organisaient au travers de manifestations, de contre rassemblements, ou d’actions [On ne peut pas tous les citer, rappelons juste les rassemblements contre les anti IVG au Chesnay, aux Lilas, dans le 13e, à Bourse où trois militants furent arrêtés et condamnés,  la manifestation contre le congrès du Front national à Strasbourg en 1997 et la mobilisation contre les commémorations du 9 mai qui fut centrale pour nous entre 1999 et 2011].

Dans les universités, nous nous sommes mobilisées contre leurs tentatives d’implantation en informant les étudiants sur la nature de l’extrême droite et en s’opposant physiquement à leurs actions.

Dans les quartiers et particulièrement sur les marchés, nous avons monté des groupes locaux afin de ne pas leur laisser le monopole de la politique. Nous avons déployé toute notre imagination au travers d’agit-prop, d’actions… pour les chasser.

Dans nos actions, nous avons toujours eu le souci d’agir avec la population locale car nous ne nous considérons pas comme une avant-garde. Nous avons toujours pensé l’antifascisme radical comme un mouvement social en lutte contre les valeurs et les pratiques de l’extrême droite.

Dans la lutte contre l’extrême droite, la solidarité est une arme essentielle qui nous a menées à soutenir des camarades antifascistes confrontées à la répression aussi bien en France que dans d’autres pays européens [Le Scalp a été à l’initiative du collectif Solidarité Résistance antifasciste (SRA) qui a mené de nombreuses campagnes politiques de soutien à des antifascistes en France et à l’étranger].

En tant qu’antifascistes radicaux nous pensons qu’il est indispensable de réinvestir le terrain social pour combattre efficacement l’extrême droite.

Nous avons donc participé aux luttes antiracistes de solidarité avec les migrants. Au travers des luttes contre la double peine nous nous sommes intéressées aux questions sécuritaires et à la xénophobie d’État. Nous avons lutté aux côtés des demandeurs du droit d’asile au début des années 90 puis dans les facultés au sein des Comités de Défense des Étudiants Étrangers (CDEE 1994). Nous avons alors réfléchi sur la place des migrants et sur la question de la nouvelle citoyenneté. Fort de ces expériences nous avons participé au travers du « collectif des papiers pour tous » au mouvement social des sans-papiers qui a démarré en 1996. Nous avons pu développer et propager les idées de liberté de circulation et d’installation tout en nouant des contacts internationaux pour se mobiliser contre l’Europe forteresse. À la fin du mouvement nous nous sommes attaquées au sein du Collectif Anti Expulsion (CAE) au maillon faible de la politique de fermeture des frontières de l’Union européenne à savoir les expulsions de sans-papiers. Puis nous avons accompagné et soutenu le mouvement des sans-papiers parisiens du début des années 2000.

Nous avons toujours refusé la politique du bouc émissaire qui stigmatise les pauvres, les exclus, les minorités et les étrangers pour dissimuler les politiques anti-sociale et xénophobes de la droite comme de la gauche. Nous avons essayé, avec d’autres de lutter contre la poussée sécuritaire de la fin des années 90 que les gouvernements ont mis en place pour contrôler les « classes dangereuses ». Nous avons tenté de faire converger différents secteurs en lutte contre ces lois sécuritaires comme lors de la mobilisation contre la Lopsi II ou le mouvement s’est articulé autour des prostitué-e-s, des teufeurs, squatteurs, sans papiers… contre l’ordre sécuritaire.

Dans le cadre de note lutte antifasciste, nous nous sommes engagées contre les anti-IVG aux côtés des pro-choix. Dans notre recherche anti-autoritaire, nous nous sommes aussi interrogées sur nos pratiques. La convergence de ces interrogations nous a amenées à nous intéresser aux problématiques féministes. Au travers d’outils comme les groupes non-mixtes ou lors de débats sur des thématiques féministes (viol, parole et pouvoir dans les groupes militants, prostitution…) nous avons essayé de faire évoluer nos pratiques collectives vers plus d’égalité et vers des pratiques moins sexistes. Des membres du groupe ont participé à l’écriture des deux hors-séries sur ces questions que le réseau No Pasaran a édité. Dans la volonté de trouver un terrain de lutte contre le patriarcat nous nous sommes intéressées à ces modes de reproduction au travers de campagnes contre les jouets sexistes au sein du « collectif contre le publisexisme ». Ce qui nous a conduites à aborder les questions de genre en publiant des dossiers dans le journal No Pasaran.

Dans les universités nous avons participé à tous les mouvements sociaux des années 90 [On peut citer le Contrat d’insertion Professionnel(CIP) 1995, le mouvement contre la réforme de la sécurité sociale en Novembre décembre 95, Contrat Première Embauche (CPE) 2006…] sur des thématiques propres à la fac mais toujours avec la volonté d’élargir la lutte pour ne pas rester enfermés dans le corporatisme étudiants. Nous avons aussi entamé une réflexion sur la centralité du travail qui nous a paru être un nœud très important de l’exploitation capitaliste. Nous avons tenté d’y apporter des réponses  autour de trois idées : la gratuité, le revenu garanti et la notion du travail socialement utile.  Nous avons porté ces revendications que ce soit au sein du « Réseau pour l’Abolition des Transports Payants » (RATP), ou lors des campagnes des groupes Anti-G7 (GAG) [Campagne politique contre le sommet du G7 à Lyon en 1996 regroupant différents groupes libertaires] puis lors de « l’Initiative Anti-capitaliste » (IAC).

Nous avons essayé de porter ces revendications lors du mouvement des chômeurs et précaires de l’hiver 1997-1998. Nous avons alors participé aux rassemblements contre les sommets de l’Union européenne à partir de 1999. Toujours dans la perspective de la convergence des luttes nous avons organisé des campagnes de trains gratuits pour se rendre sur les lieux des contre-sommets (Nice, Cologne) tout en revendiquant la liberté de circulation et d’installation lors du passage des frontières. À chaque fois nous avons essayé de donner une dimension internationale en travaillant avec des camardes européens. Suite au contre-sommet de Gênes (2001) puis au contre-sommet de l’UE à Bruxelles (2002) où nous avons subi une forte répression qui nous a totalement empêchées de nous « exprimer » nous avons alors lancé une campagne unitaire contre le G8 qui aboutira à la tenue du village « VAAAG » à Évian en juin 2003 [Village alternatif Anticapitaliste et Anti guerre voir le livre le VAAAG expérience libertaire aux éditions le Monde libertaire – No Pasaran]. L’idée était de mettre en avant une alternative aux saigneurs du G8 en montrant qu’il est possible de vivre en autogestion avec plusieurs milliers de personnes. Lors de cette mobilisation nous avons construit une cuisine collective mobile à prix libre que nous utilisons depuis, dans tous les événements que nous organisons. Rien de tel qu’un bon repas pour discuter politique. Cette approche culinaire de la politique nous conduira à participer à l’autogestion de la Rôtisserie [Rôtisserie : restaurant association situé rue sainte Marthe à côté de Belleville qui vient de fermer ses portes] à la fois comme outil d’autofinancement mais aussi comme outil de propagande. Nous avons poursuivi localement en présentant un candidat à l’élection présidentielle de 2007 : Patate le seul candidat qui ne se présente pas mais pour qui la politique serait l’affaire de tout le monde. Notre réflexion sur les alternatives nous a amenées à tenter de créer Zelda [Zone d’extra-longue durée d’autonomie, projet d’acheter un immeuble collectivement afin de créer un parc locatif autogéré. Ce projet ne serra jamais finalisé]. Ce projet avait pour vocation d’ouvrir des espaces d’autonomie organisés de manière autogestionnaire pour servir d’exemple et d’outil de propagande par le fait.

La question internationale a toujours été présente dans le Scalp Reflex. La vision internationaliste et les rencontres qui vont avec, sont des armes indispensables pour nos luttes contre le capitalisme et contre les réponses identitaires qu’il induit. Sur toutes les thématiques que nous avons portées, cette dimension a été présente sous une forme ou sous une autre. À la fin des années 80, nous nous sommes intéressées aux luttes de libération nationales et nous avons participé aux campagnes de soutien aux prisonnier-e-s politiques basques. Nous avons aussi participé aux mouvements antiguerre que ce soit contre la guerre du Golfe I et II ou que ce soit contre la guerre en ex Yougoslavie, nous avons toujours lutté pour un monde en Paix. Sur l’extrême droite nous avons toujours fait partie d’un réseau international qui permettait d’échanger des informations et de soutenir les camarades. Sur la liberté de circulation et d’installation nos contacts internationaux nous ont permis de mener des campagnes politiques au niveau européen autour des trains gratuits et du passage sans risque des frontières pour les sans-papiers.

Nous avons rejeté dès le début le côté militant triste. Une des dimensions importante de notre groupe bien que sans doute moins connue est notre lien avec  les milieux de la contre-culture. Depuis le début du groupe certains de ses membres ont participé au développement d’une scène musicale alternative. Que ce soit en participant au SO des Béruriers noirs, en organisant des concerts dans le cadre du CCC [Le Scalp Reflex a participé à la Commission Contre-culture  du CICP rue de Nanteuil puis au Collectif Contre-Culture qui lui succédera au CICP rue Voltaire] au CICP [Centre International de Culture Populaire situé rue de Nanteuil dans le 15e à Paris puis au 21 ter rue Voltaire 75011 Paris] ou en faisant des centaines de tables de presse nous avons participé à faire vivre la contre-culture sur Paris. Le slogan : « la lutte oui mais la fête aussi » résume bien notre état d’esprit.

Notre antifascisme et ses limites aujourd’hui

Si le Scalp-Reflex, et au-delà le Réseau No Pasaran, s’est impliqué dans des luttes aussi diverses au cours des trente dernières années, c’est que dès l’origine et jusqu’à aujourd’hui sa ligne directrice a été celle de l’antifascisme radical. Antifascisme radical, c’est-à-dire qui entend attaquer les racines profondes du fascisme, de transformer la société pour en extirper les germes du fascisme. Antifascisme radical, à l’inverse de l’antifascisme dit « républicain », qui se contente de dénoncer le fascisme sur un plan moral, au nom des grands principes dont se réclame le système social – et ce, même si ce système ne respecte pas lui-même ses propres principes. Même si, en France, l’antifascisme radical s’est développé dans les années 1980 en réaction à la montée en puissance du Front National, il n’est donc pas seulement une lutte contre l’extrême droite, encore moins contre un parti d’extrême droite. Il s’agit d’une lutte globale, à la fois socioculturelle, économique et politique, contre tout ce qui, dans une société, est susceptible de permettre la résurgence de phénomènes fascistes, avec leur cocktail d’autoritarisme, d’inégalités et d’exclusions, bref une lutte pour l’émancipation et l’autonomie de tous et toutes.

Aussi utile et légitime soit-elle, la lutte antifasciste a connu de sérieuses limites au cours des 15 dernières années ; des limites que nous n’arrivons pas à dépasser, et qui justifient notre décision de mettre fin aux activités du Scalp-Reflex afin de transformer la forme de notre engagement et de notre action politique.

La première limite est liée aux évolutions de la conjoncture socio-politique, et en particulier à la banalisation des idées d’extrême droite. La lepénisation des esprits, que nous pensions dès l’origine être un danger plus grave, plus pressant et plus insidieux qu’une éventuelle prise du pouvoir par l’extrême droite, est désormais presque achevée : en témoignent non seulement les bons scores électoraux du FN lors de la séquence électorale de 2012, ainsi que la multiplication ces dernières années de groupuscules fascisants (Identitaires, Troisième Voie, Nationalistes autonomes, etc.), mais aussi et surtout le fait que les thèmes et souvent les thèses de cette mouvance ont été peu à peu récupérés par les partis politiques classiques – et ce, à gauche comme à droite.

La présidence Sarkozy a accéléré cette banalisation : commencée avec la création d’un Ministère de l’identité nationale et de l’immigration, institutionnalisant du même coup au cœur de l’édifice républicain le thème frontiste « immigration = danger culturel », cette période se poursuit sur un pitoyable débat interne à la droite sur l’opportunité électoraliste d’alliances avec l’extrême droite plutôt qu’avec le centre-droit. Mais le moment crucial est antérieur, et se joue lors de la séquence 1997-2002, sous le gouvernement de gauche plurielle. Le pas décisif dans cette banalisation a sans doute été le virage sécuritaire pris par le PS en 1997 (colloque de Villepinte), qui a vu la gauche se rallier au discours répressif issu de la droite la plus dure, et abandonner du même coup toute analyse et toute perspective de solution socio-économiques aux problèmes sociaux. Ceci, sur fond d’une part d’approfondissement du virage libéral pris en 1983 avec le « tournant de la rigueur » (le gouvernement Jospin est celui qui a le plus privatisé depuis la Libération, celui aussi qui a introduit les recettes néolibérales de management dans l’administration (LOLF, 2000 [LOLF : Loi organique sur les lois de finances : réforme du budget de l’État, structuré en missions pourvues d’objectifs précis à atteindre]), et d’autre part de soumission aux diktats néolibéraux de l’Union européenne (Traité d’Amsterdam en 1997, stratégie de Lisbonne ratifiée en 1999-2000, soutien majoritaire du PS à la Constitution européenne en 2005, enfin vote, avec la droite et contre la volonté populaire exprimée par référendum, du Traité constitutionnel de Lisbonne en 2007). Faute de projet politique alternatif, il ne reste plus à cette gauche soi-disant socialiste qu’à suivre et, au mieux, à se faire une spécialité de tenter d’atténuer la violence du capitalisme néolibéral, quitte à diffuser les vieux poncifs répressifs et nationalistes pour souder la population. Dès lors le champ est libre pour la droite pour durcir ses positions, et se rapprocher petit à petit de l’extrême droite sur ses thèmes de prédilection – immigration et répression.

Cette droitisation des positions des partis classiques s’est effectuée d’autant plus facilement qu’à la même période le principal représentant de l’extrême droite, le FN, entre en crise et connaît une scission en décembre 1998. Ignorants, en bons antifascistes libéraux, que rien n’a changé dans les conditions sociales qui font le terreau de l’extrême droite, médias et politiciens diagnostiquent alors la mort du FN, donc (selon eux) la fin de tout danger fasciste, nationaliste, voire de l’extrême droite. Le 21 avril 2002, où le FN atteint des résultats électoraux inégalés, est paradoxalement présenté comme confirmant cette thèse : médias et politiciens célèbrent la réélection de Chirac comme la victoire définitive contre l’extrême droite, écrasée par la plus large victoire présidentielle jamais obtenue. Bien peu nombreux sont, à l’époque, ceux qui soulignent que le FN a gagné des voix entre le 1er et le 2e tour des élections… Mais il est vrai que la scission de 1998 a fait très mal à l’extrême droite, qui passe toute la décennie 2000 à tenter de se reconstruire une représentation politique et qui n’obtient que de « faibles » scores électoraux – ce qui entérine l’idée (fausse) selon laquelle tout danger est écarté de ce côté.

Le mouvement de droitisation est accéléré par le basculement de l’année 2001. Celle-ci voit coup sur coup le début de la fin du mouvement altermondialiste, avec la répression du contre-sommet de Gênes en juillet, et l’irruption au devant de la scène géopolitique de la doctrine du choc des civilisations, suite aux attentats du 11 septembre. Ensemble, ces deux événements marquent le triomphe des thèmes culturalistes et ethno-différentialistes, autour de la lutte contre le nouvel ennemi absolu, « l’axe du mal » : les musulmans, toujours peu ou prou suspects d’islamisme. Les termes du débat se déplacent, et avec eux les clivages : le problème n’est plus d’être noir ou arabe, bref différent de la tradition nationale (racisme / nationalisme condamné par tous), mais d’être musulman, donc suspect d’hostilité contre la démocratie (racisme ethno-différencialiste admis par tous : cf. le vote consensuel des lois contre le port du foulard à l’école, ou contre le port du voile intégral dans la rue).

Ce qui s’opère là, c’est une véritable « culturalisation » des mentalités : la population est abreuvée de discours politiques et médiatiques qui placent au premier plan l’appartenance culturelle, censée déterminer l’action et la moralité des individus. Soit un schéma identique à celui du rascisme ethno-différentialiste, où la différence de l’autre n’en fait pas un inférieur, mais tout simplement un autre, un étranger, inassimilable, voire inacceptable : chacun chez soi, chacun entre soi. Situation d’autant plus grave que les revendications des minorités dans l’hexagone se modifient elles aussi, passant de l’exigence d’égalité sociale à celle du respect des différences ethniques ou culturelles, entérinant du même coup la segmentation ethno-culturelle de la population entamée par l’extrême droite dans les années 1980 – au détriment bien sûr de la division en classes socio-économiques. Or cette affirmation quasi-unanime de la priorité des thèmes socioculturels, qui plus est traités sur le mode du danger et de la défiance réciproque des communautés, non seulement entérine sa propagande passée en faveur de l’exclusion ethnique, mais clairement banalise ses positions et fait le lit de ses succès futurs.

De fait, « droitisation » du discours politique et « culturalisation » des mentalités n’attendaient plus, pour donner leurs fruits, que la restructuration d’un appareil partisan à l’extrême droite – ce qui s’accomplit en 2010 avec la prise de pouvoir de Marine Le Pen sur le FN. Comprenant très bien que le contexte lui est favorable grâce à l’évolution des partis de gouvernement, et sans doute désireuse de prolonger la tendance jusqu’à atteindre le gouvernement par alliance avec la droite classique, celle-ci ne fait que prolonger le mouvement de banalisation déjà bien entamé. D’où un travail cosmétique en trois points, la désormais célèbre « dédiabolisation » : éviter les provocations et évacuer les ailes les plus dures et les moins banalisées du parti (catholiques traditionalistes, néofascistes, etc.) ; récupérer la rhétorique dont s’étaient enrobées les mesures discriminatoires antérieures (pas contre l’islam, mais pour la laïcité…) ; remettre en avant les thèmes socio-économiques abandonnés par les partis classiques, sans bouger d’un iota sur les propositions du parti en la matière : préférence nationale et protectionnisme (au programme du FN depuis les années 1980), et redorer le nationalisme en jouant sur l’hostilité largement répandue à l’Union européenne et à la mondialisation néolibérale.

Cette reconstruction s’accompagne d’un énorme travail médiatique, visant à occuper au maximum le temps d’antenne. C’est là, et non sur le fond, que réside le grand virage stratégique du FN – et l’une des grandes difficultés de l’antifascisme radical aujourd’hui : la stratégie n’est plus d’occuper la rue grâce à ses militant-e-s, mais d’occuper les plateaux télés grâce à ses porte-parole propres sur eux. Jusqu’à la scission de 1998, le FN était l’un des derniers partis de masse militants ; aujourd’hui, il n’a plus d’appareil de parti couvrant tout le territoire, et il peine à présenter des candidats dans toutes les circonscriptions. Autrement dit, comme le PS ou l’UMP, le FN est en train de devenir un parti purement électoral, animé par des professionnels de la communication, n’existant qu’entre leurs bureaux, leurs berlines et les antennes audiovisuelles.

Cette évolution de la stratégie d’implantation de l’extrême droite rend du même coup beaucoup plus difficile l’action de rue antifasciste – pour la simple raison que les rares militants d’extrême droite encore dans la rue aujourd’hui sont ceux trop stupides ou trop insignifiants pour être acceptés même par le FN. L’antifascisme de rue (manifestations, marchés, etc.), aujourd’hui, est dans une impasse : soit il se confronte à des groupes d’extrême droite marginaux, sans envergure politique, mais dangereux physiquement ; soit il cherche à se confronter à des organisations ayant une certaine envergure politique, et il se trouve face à des partis qui non seulement sont absents de la rue, mais qui en plus sont désormais bien intégrés au jeu politique, soutenus par la force publique et perçus comme légitimes par la population, car au final pas si différents des partis de gouvernement… Les nombreuses poursuites et condamnations judiciaires d’antifascistes au cours de la dernière décennie suffisent à le prouver : l’un des effets de la lepénisation des esprits est de rendre l’action antifasciste illégitime aux yeux du pouvoir et de la population – et d’illégitime à illégale, puis à condamnable pénalement, il n’y a qu’un pas que le système judiciaire a très souvent franchi au cours des 10 dernières années…

À ces deux difficultés que constituent la banalisation des idées et la parcellisation des groupes d’extrême droite s’ajoute une troisième, cette fois-ci au sein même de notre mouvance politique et des différentes organisations d’extrême ou d’ultra-gauche. Les refrains entonnés ces quinze dernières années sur la fin du FN et du coup de l’extrême droite ont là aussi porté leurs fruits : l’antifascisme est devenu (au mieux) une cause secondaire, et le plus souvent un enjeu instrumentalisé à des fins de représentation politique. Le premier signe de cette marginalisation est le déclin progressif de toutes les structures antifascistes, qu’il s’agisse de groupes militants et/ou de cadres d’information et de réflexion : disparus le Manifeste contre l’extrême droite, les JRE, Ras l’Front, le Crida… De l’efflorescence des années 1990, seuls subsistent des associations antiracistes liées à des partis politiques (MRAP, SOS Racisme) et le réseau No Pasaran, qui, parce qu’antifasciste radical a pu jusqu’ici survivre en investissant des terrains au-delà de l’extrême droite stricto sensu – luttes de l’immigration, du sécuritaire, du féminisme, de l’altermondialisme, etc. Mais ses membres, en particulier en région parisienne, se retrouvent isolées, obligées de faire appel à l’alliance avec d’autres structures pour lesquelles l’antifascisme est, au mieux, une lutte secondaire. D’où le petit nombre de mobilisations, et mêmes d’initiatives, sur ce terrain ; d’où, surtout, l’absence de toute réflexion sérieuse sur la question antifasciste, sur la réalité de la situation et sur les stratégies à développer pour contrer le développement de l’autoritarisme, des inégalités et des discriminations.

Concrètement, cette situation s’avère problématique à plusieurs niveaux. D’abord, elle amène la plupart des structures politiques à ne se mobiliser qu’au coup par coup, en cas de danger militant immédiat ou, surtout, lorsqu’elles pressentent qu’une initiative peut leur être bénéfique en termes de représentation politique ou médiatique. Les deux principales mobilisations antifascistes de l’année 2011-2012 en région parisienne sont ici emblématiques : contre SOS Tout Petits venant prier devant le centre IVG de l’hôpital Tenon, moyen pour certains de se lier à la lutte en cours pour le maintien de ce centre ; contre les traditionalistes attaquant la pièce de théâtre Sur le concept du visage du Fils de Dieu de Roméo Castellucci, moyen facile pour beaucoup de s’intégrer à un événement déjà médiatisé. C’est parfois encore pire : la difficulté à rendre compatible les intérêts propres des uns et des autres peut aboutir à limiter le succès d’un événement – comme le Forum social antifasciste, qui malgré tous ses signataires n’a réuni que peu de monde – voire même à empêcher de mener une action de rue – comme, cette année encore, la désormais traditionnelle contre-manifestation du 9 mai.

D’autre part, le mouvement antifasciste souffre d’une absence d’analyse critique, et du coup d’inventivité, quant à ses formes et ses espaces d’intervention. Les mobilisations, quand elles ont lieu, prennent des formes qui, d’évidence, ne parviennent plus à toucher que les militants déjà sensibilisés, et restent la plupart du temps inefficaces (forums, manifestations, voire simple chasse au hasard, etc.). Clairement, ces actions ne peuvent aujourd’hui avoir d’impact que dans certaines configurations bien particulières, comme en cas de présence locale d’un groupe néofasciste violent (ce qui n’est pas le cas à Paris). En revanche, elles sont désormais inefficaces d’une part contre la tendance lourde à l’achèvement de lepénisation des esprits, qui dépasse de très loin l’extrême droite proprement dite, et d’autre part contre la nouvelle stratégie médiatique de son principal représentant partisan, le FN.

Bref, l’antifascisme semble de moins en moins pouvoir constituer un espace efficace de convergence des luttes, c’est-à-dire de rencontre et d’échanges entre des individus et des groupes qui, bien qu’engagés sur différents terrains, pouvaient au moins se retrouver dans leur antifascisme commun et, à partir de là, tenter de tisser des liens théoriques et pratiques entre leurs différentes perspectives.

Banalisation des thèses de l’extrême droite, virtualisation de l’activité de ses représentants, et instrumentalisation de la cause antifasciste par certains de ceux qui s’en déclarent partisans : tels sont les trois éléments de la crise contemporaine de l’antifascisme.

Ces limites concernent toute la mouvance antifasciste – y compris nous, membres du Scalp-Reflex. Le fait est que, ces dernières années, le groupe n’a pas non plus réussi à agir pour se transformer lui-même, et pour impulser la reconstitution d’un nouveau mouvement antifasciste radical. Nous ne sommes pas exempts de défauts ni de critiques ; nous avons sans doute raté certaines opportunités auxquelles nous n’avons pas su ou pas voulu nous adapter, en particulier concernant l’importance croissante du numérique et des nouvelles technologies de la communication. Nous avons, nous aussi, eu tendance à nous reposer sur nos lauriers et à maintenir inchangés nos modes d’action – du moins les plus efficaces d’entre eux ; nos tentatives de renouvellement n’ont pas abouti, et pire encore, nous pensons que notre présence, notre place centrale sur la scène antifasciste parisienne, a pu constituer un obstacle à l’émergence de nouveaux groupes, plus énergiques et peut-être plus imaginatifs que nous-mêmes.

Enfin, ne pas prendre au sérieux la cause antifasciste, c’est du même coup se priver de toute analyse sérieuse des causes et conditions du fascisme contemporain, et se limiter à la dénonciation routinière de l’extrême droite ou à la lutte épisodique contre une de ses manifestations. C’est abandonner l’idée fondamentale de l’antifascisme radical : celle qui veut que le fascisme ait des racines sociales, et que la lutte contre le fascisme soit une lutte pour la révolution sociale, et non simplement pour museler l’extrême droite.

L’impasse et le mur de l’impasse

Les structures militantes issues de la société industrielle, organisations politiques, partis politiques, syndicats, sont aujourd’hui en perte de vitesse. Les signes sont nombreux : moins de militant-e-s, un engagement différent, turn-over important au sein des groupes, etc. Trois évolutions nous semblent particulièrement importantes à prendre en compte : la dépolitisation de la société, son individualisation accrue, et la parcellisation des luttes. Ces changements, comme les autres groupes ou organisations politiques, le Scalp-Reflex les subit et a du mal à s’y adapter ; c’est même l’une des principales raisons qui nous mènent aujourd’hui à dissoudre une structure qui nous semble désormais inefficace et obsolète.

Durant l’ère industrielle, les ouvrièr-e-s se regroupent au sein d’organisations pour faire avancer leurs revendications et améliorer leur condition. Ils développent une vision collective de la lutte et de la société, un sentiment d’appartenance forte à un groupe. La solidarité de classe, tout au long du XIXe et quasiment jusqu’à la fin du XXe siècle, a permis aux mouvements ouvriers de remporter de nombreuses victoires, d’acquérir de nouveaux droits, et d’améliorer leurs conditions de vie. Ils ont aussi gagné un accès à la représentation politique grâce au droit de vote et à la légalisation des syndicats. Cependant, ces progrès sociaux sont aussi pour le capitalisme des outils de propagande et de pacification sociale par le développement de la société de consommation ; la majorité de la population a adhéré à cette vision enchantée, qui masque la permanence des conflits sociaux et politiques.

Les années 1960 voient fleurir les revendications de libération politique et sexuelle, les idées féministes, écologistes, tiers-mondistes, bref les exigences accrues d’autonomie dans tous les domaines et l’aspiration à des changements culturels en rupture avec les sociétés conservatrices. Les luttes se multiplient, y compris dans, voire contre, les structures classiques du mouvement ouvrier, en particulier contre la forme hiérarchique d’organisation qu’elles avaient adoptée. Les années 1980 marquent un tournant : si le courant progressiste semble arriver au pouvoir, la gauche de gouvernement se convertit rapidement au libéralisme économique et abandonne toute perspective de changement social global. D’un autre côté, les luttes dites sociétales, par exemple féministes et antiracistes, se sont peu à peu institutionnalisées et sont devenues plus réformistes. La plupart de ces organisations se contentent désormais de prôner une plus « juste » intégration au système socio-économique tel qu’il est, comme l’illustrent les mots d’ordre tels que la « parité » ou la « diversité ».

Ces trahisons et ces renoncements de la gauche institutionnelle ont entraîné une forte défiance contre ces organisations et leurs leaders, en particulier parmi les classes populaires qui, de plus en plus, se retirent du jeu politicien ou se tournent vers des votes protestataires – y compris d’extrême droite. Le véritable problème n’est pas là ; c’est plutôt le fait qu’en même temps que la désillusion et la méfiance envers le système politique s’est aussi diffusée l’idée que la politique en général est impuissante et donc inutile pour impulser un changement social – pour autant qu’un quelconque changement soit possible. C’est le début d’une forme de dépolitisation de la population, une dépolitisation générale mais encore plus marquée au sein des classes populaires. L’activité militante, en tout cas lorsqu’elle se veut action « avec » et non action « pour » tel ou tel groupe dominé, s’en trouve très nettement compliquée, car toujours menacée de se trouver coupée de la majorité du peuple.

La chute du mur de Berlin et l’effondrement des régimes de l’Est autoproclamés « communistes » entretient ce mouvement en marquant la fin de l’alternative dominante à la société capitaliste libérale. Si le stalinisme est (heureusement) renvoyé aux poubelles de l’histoire, en même temps c’est toute la gauche et tout espoir d’alternative qui se trouve décrédibilisé. Les tenants du capitalisme n’ont plus à défendre leur système contre la vision d’une société égalitaire et solidaire, qu’il croit avoir enterrée avec l’échec du « communisme ». Il n’y a plus d’ennemi progressiste à combattre, il sera remplacé par un ennemi rétrograde : « l’axe du mal » islamiste. Les théories libérales ont le champ libre, elles seront implacablement mises en pratique et imposées à des populations déboussolées et désespérées.

Un des axes du néolibéralisme sera la modification de la place du travail dans notre société : le travail n’est plus le seul vecteur d’intégration, ce qui met à mal les formes classiques de la solidarité sociale. C’est un des nombreux paradoxes du néolibéralisme : bien que le travail ait perdu sa centralité, que le chômage de masse et les emplois précaires se généralisent, il y a toujours l’injonction à travailler sous peine d’être considéré comme assisté-e. Les luttes ouvrières et celles de la Résistance ont permis l’avènement de l’État-providence, avec la création de la sécurité sociale, la retraite, les allocations chômages ; dans ce système, la collectivité est responsable des risques liés à la vie en société. Aujourd’hui, la globalisation de l’économie, avec sa cohorte de délocalisations et de dumping social, met à mal cette forme de solidarité : c’est l’individu qui devient seul responsable de sa vie et des risques inhérents à la société, d’où une individualisation accrue des rapports sociaux. Cette individualisation n’est en aucune façon une émancipation des individus : dans les faits ceux-ci sont de plus en plus soumis aux diktats de l’économie de marché dérégulée, ainsi qu’à la surveillance et à la répression étatique. On n’attend pas que les individus réfléchissent sur leurs conditions d’existence ou sur les enjeux collectifs, on exige seulement qu’ils se débrouillent pour se prendre en charge matériellement, même si leur capacité d’agir est en réalité très faible : la « prise de risque » est valorisée, chacun-e est censée devenir l’auto-entrepreneur de sa vie.

Or, cette transformation des rapports entre individu et collectif est l’un des questionnements qui nous traversent, y compris dans nos façons de structurer notre activité militante. En effet, les idéologies anarchistes et/ou communistes libertaires, tout comme les mouvements d’émancipation, prônent aussi une forme d’individualisation, afin de permettre à l’individu de s’émanciper de la société. Le danger de cette position est que, si on finit par perdre la notion du collectif au nom de la pureté individuelle, on en revient au modèle libéral que nous combattons. Non sans ambiguïtés, l’individualisation néolibérale est, quelque part, plus favorable aux organisations de base (collectifs, petits groupes) ou libertaires qu’aux structures autoritaires que le mouvement ouvrier classique avait créées. Nous-mêmes, nous avons accompagné cette évolution : dès les années 1980 nous avons adopté les formes du « groupe » et du « réseau », qui nous semblaient les plus adéquates pour que les désirs des individus puissent pleinement s’exprimer au sein d’une structure collective, qui du coup acquiert un potentiel créatif plus fort. Mais l’expérience nous a amplement démontré que ce mode d’organisation n’est pas sans défauts : il rend l’intégration plus difficile, l’identité commune plus diffuse, et l’engagement dans le temps plus fragile. Si une structure souple est plus favorable à la liberté et à l’initiative individuelle et collective, elle risque toujours de devenir trop souple et de laisser se désagréger la cohésion.

Cette individualisation induite par l’avancée du capitalisme nous a posé problème à un autre niveau : celui de notre base sociale militante. Le Scalp a toujours été composé en grande partie d’étudiants, mais le milieu étudiant a été profondément transformé au cours des dix dernières années : l’université, auparavant lieu de politisation des jeunes, devient peu à peu une zone de passage et non un espace de socialisation favorisant les échanges. Le chômage de masse, d’abord, a accru l’utilitarisme et l’individualisme des étudiants : la plupart d’entre eux ont aujourd’hui comme priorité de rentabiliser leurs études pour accéder à un emploi. Cet état d’esprit est encore renforcé par les lois « d’autonomisation » des universités (LRU) qui ne sont en fait que la marchandisation du savoir et le formatage aux idées libérales. D’où une certaine dépolitisation de la jeunesse qui réduit fortement le renouvellement de nos générations de militantes. Quant aux anciennes militantes étudiantes, à l’époque sans contrainte de temps, elles sont désormais entrées dans le monde du travail. Nous n’avons plus parmi nous de permanent bénévole. Ce double changement à profondément modifié notre organisation interne ; si le pouvoir, en l’absence de tels militantes quasi permanents, est sans doute mieux réparti entre nous, force est de constater que nous avons aussi perdu en capacité d’action et de réaction.

Enfin, il nous semble que le travail militant est confronté à une autre mutation extrêmement importante, qui entretient cette individualisation générale : le développement des technologies de l’information et de la communication, à commencer par Internet et la téléphonie portable. Il n’est pas question ici d’adopter une position « anti-tech », car nous sommes conscientes que ces outils peuvent être utiles au travail militant, en rendant les communications plus faciles et, dans une moindre mesure, hors du contrôle économique ou étatique. Encore que sur ce point il faut rester méfiant, et rappeler que ces médias sont désormais largement contrôlés, et qu’ils peuvent servir de nouveaux moyens de contrôle – comme par la géolocalisation, maintenant utilisée même pour de petites illégalités politiques. Mais ce n’est pas le point essentiel : selon nous, le problème principal que ces technologies posent aux groupes politiques, c’est qu’ils créent une illusion d’immédiateté. Depuis une décennie se diffuse le sentiment que grâce aux nouvelles technologies, tout est possible tout de suite, et en particulier que la communication virtuelle suffit à créer une mobilisation politique efficace. Comme si le virtuel pouvait remplacer le réel, comme s’il n’était plus besoin de temps et d’espaces de rencontres concrètes pour s’organiser, comme si spontanément les messages se diffusaient d’un individu à un autre individu jusqu’à créer un collectif. Cette idée est très largement fausse, les échecs de tentatives comme le No Sarko Day l’ont prouvé ; pourtant, cette idée est et reste particulièrement séduisante, en particulier chez les plus jeunes, sans doute parce qu’elle renforce et flatte l’individualisation généralisée qu’induit le capitalisme. Cette substitution du réel par le virtuel creuse un fossé (que nous n’avons pas su combler) entre ces soi-disant purs individus et les organisations politiques, qui sont vues comme autant d’entraves inutiles à la spontanéité – mais, malheureusement, sans pour autant pouvoir les remplacer par une quelconque forme plus efficace de mobilisation sociale et politique progressiste.

L’individualisation de la société entraîne également une parcellisation croissante des luttes et des identités collectives. Si l’individualisation est en général défavorable à l’engagement politique, elle entraîne en plus une modification des formes de cet engagement. Peu à peu, on glisse d’un engagement collectif pour un projet global de transformation sociale, vers un engagement individuel pour une cause donnée, pour des objectifs souvent moins ambitieux, plus immédiats et plus concrets. On a décrit cette évolution par la notion d’engagement « post-it », c’est-à-dire un investissement ponctuel et superficiel, passant d’une cause à une autre souvent pour des motifs émotionnels sans perspective politique. L’objectif n’est que de résoudre au cas par cas des problèmes qui nous ont émus, sans chercher à comprendre ni à transformer les mécanismes sociaux engendrant ces « causes à défendre ». Cette tendance s’est d’abord développée dans l’humanitaire, mais elle envahit de plus en plus le champ politique : de nombreux militant-e-s, lié-e-s ou non à des organisations, se contentent désormais de sauter d’une lutte à une autre au gré de l’agenda médiatique. Les organisations politiques se trouvent de plus en plus en position de prestataires de services.

Cette façon de s’engager « où je veux, quand je veux et comme je veux » est aussi, de fait, une négation de l’importance du long terme dans la construction d’un rapport de force susceptible de changer les structures sociales. On ne voit plus l’importance de l’engagement pérenne, on ne prend plus en compte le besoin d’infrastructures permettant l’émergence et le soutien des luttes. Le présent devient le seul temps d’intervention, il n’y a plus de passé ni d’avenir, ce qui entrave à la fois un engagement conçu dans la durée et la transmission de la mémoire indispensable pour s’organiser et agir sans répéter indéfiniment les mêmes erreurs. Les organisations politiques se trouvent en porte-à-faux avec cette tendance, puisque toutes possèdent une histoire, une expérience, des façons de faire et/ou de pensée en partie héritées de leur passé, qui pèsent sur la spontanéité des envies individuelles, mais qui sont aussi la source de leur efficacité dans l’action, en particulier lorsque la lutte s’inscrit et se construit dans la durée.

La parcellisation des luttes n’est pas seulement la conséquence de l’individualisation ; elle est aussi entretenue par le développement progressif d’un modèle d’intégration sociale plus particulariste, où l’égalité cède peu à peu la place à l’équité et à la reconnaissance des situations et des identités particulières. L’émergence, à la place de l’État-providence, d’une nouvelle logique de l’action étatique, axée non sur la construction d’une société égalitaire mais sur la régulation équitable des groupes sociaux auxquels est déléguée leur auto-intégration, a été redoublée par l’affirmation, initiée par l’extrême droite et triomphante après le 11 septembre 2001, d’une représentation de la société en termes non plus de classes sociales mais de communautés culturelles. Les thèmes de lutte des classes et de hiérarchie sociale sont peu à peu remplacés par ceux de l’exclusion et (au mieux) des discriminations, et les individus s’identifient de plus en plus à des communautés plutôt qu’à des catégories socio-économiques générales. Les mobilisations se trouvent de plus en plus souvent traversées d’enjeux communautaires, et de moins en moins axées sur des discours ou des actions de portée globale – tels que les organisations politiques peuvent encore les développer, avec un succès bien moindre qu’il y a encore une décennie.

ET LE SCALP DANS TOUT ÇA ?

Si d’une certaine façon le Scalp-Reflex Paris a accompagné l’évolution de la société et de l’engagement contemporains, il faut également reconnaître que ces dernières années il n’a pas su s’y adapter, ni s’en saisir pour proposer des pistes innovantes. Le Scalp n’est pas seulement victime d’un contexte défavorable, il a aussi sa propre responsabilité, que nous ne souhaitons pas nier ni éluder : nous avons collectivement échoué à nous réinventer. C’est pourquoi, dans ses formes d’organisation comme dans ses perspectives de lutte, il constitue aujourd’hui selon nous une structure obsolète, incapable de soutenir efficacement les luttes sociales.

Par défiance vis-à-vis des formes classiques de l’organisation politique, fortement structurées, souvent bureaucratisées voire hiérarchisées, et centrées sur l’adhésion à un corpus doctrinal prédéfini, les militantes du Scalp ont adopté un autre type de structure : celle du « groupe » horizontal, largement informel et pourvu de multiples références idéologiques. D’où un mode de fonctionnement ouvert, permettant une expression plurielle des sensibilités et des perspectives, où le collectif n’est que le résultat des désirs et des actes individuels. Nous avons cherché à faire émerger des pratiques politiques autonomes, des idées et des pratiques de transversalités des luttes antisexistes, anticapitalistes, antifascistes, autogestionnaires et solidaires. Mais cette médaille a son revers, et même ses revers. La cohésion du groupe, d’abord, s’est longtemps construite autour de la thématique d’un antifascisme radical fédérateur, qui servait de pont entre les différentes luttes menées. La crise politique des perspectives de l’antifascisme, qui dépasse de très loin le Scalp, se répercute en interne : d’abord par une moindre dynamique de renouvellement des générations militantes, ensuite par une individualisation accrue des champs de lutte, avec comme conséquence l’éclatement progressif des activités du groupe. D’autre part, après la scission en 2003 d’une partie des militants, un mécanisme de « fusion affinitaire » se développe entre les membres du groupe, qui tend peu à peu à se refermer sur lui-même, et qui a de plus en plus de mal à intégrer les nouvelles arrivantes. Bien que nous ayons maintes fois interrogé nos pratiques, tant au niveau du groupe qu’au niveau de réseau, depuis quelque temps, nous avons négligé le travail sur les rapports de domination au sein de notre groupe. Souvent, avec l’excuse de l’urgence des luttes, nous avons consacré tous nos efforts à celles-ci délaissant le travail sur nous-mêmes qui aurait pu permettre de faire évoluer nos luttes et de transformer nos pratiques internes vers plus d’horizontalité.

Une autre difficulté est liée à notre principal mode d’intervention politique, à savoir un activisme quasi-permanent et souvent mouvementiste. Nous sommes passées d’un groupe de militantes à plein temps, principalement étudiantes, à une organisation dont les militantes travaillent et/ou ont des enfants et/ou vivent en couple. Ce changement socio-démographique a provoqué de nombreuses frictions au sein du groupe, car nous n’avons pas réalisé que de ce fait nous ne pouvions plus militer de la même façon, tout comme nous avons sous-estimé le fait que les nouvelles générations d’étudiantes avaient un mode de vie de plus en plus proche de celui des travailleurs. Cette logique a engendré deux éléments négatifs. D’une part, une hiérarchisation implicite des militantes en fonction de leur activité : la reconnaissance des individus au sein du groupe s’est toujours faite en fonction d’un principe activiste de base, selon lequel celui qui agit a raison. Cette logique a entraîné des « procès » sur le manque d’engagement de certaines de nos militantes, dégoûtant les nouvelles arrivantes tandis les anciennes, désormais incapables de tenir le rythme, finissaient par s’éloigner progressivement du groupe. D’autre part, la non-remise en question de notre activisme, ou plutôt des formes de notre activisme, nous a poussées à attribuer notre difficulté croissante à agir à un manque de volonté des individus, ou à une peur croissante de la répression, plutôt que de chercher à adapter nos tactiques et nos stratégies en fonction de l’évolution du groupe et de la société. Pourtant, cette évolution n’aurait pas nécessairement été une mauvaise chose : de militant quasi-permanent à militant professionnel, il n’y a qu’un pas que nous ne voulons pas franchir, car on sait bien que ce type d’engagement entraîne une coupure entre les « avant-gardes » et le peuple, et ouvre grand la porte, au sein des organisations militantes, aux prises de pouvoir et autres dérives antidémocratiques. Ne plus pouvoir faire de l’activisme à plein temps est une richesse à créer.

Aujourd’hui, concernant notre forme d’organisation aussi bien que nos interventions publiques, nous avons l’impression d’être dans une impasse – plus encore, d’être nous-mêmes le mur de l’impasse. Pour nous, un groupe politique est avant tout un outil qui doit nous permettre d’évoluer et d’agir, de changer la société et de nous changer nous-mêmes. Aujourd’hui, il nous semble que le Scalp-Reflex est devenu plus un obstacle à la poursuite de nos idéaux qu’un moyen de les réaliser. Certes l’histoire du groupe, notre identité, nos habitudes rendent un processus de dissolution complexe et douloureux, mais c’est après mûre réflexion et sans remords que nous l’accomplissons. En arrêtant les activités de notre groupe, nous espérons libérer un espace dans l’échiquier politique permettant l’émergence d’autres initiatives. Et bien entendu, nous – maintenant anciens – membres du Scalp-Reflex Paris poursuivrons notre engagement dans les luttes et dans les alternatives. Pour nous, le combat continue !

SCALP-REFLEX Paris, le 12 janvier 2013

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5 réponses à [Paris] Auto-dissolution du SCALP-Reflex

  1. fafa dit :

    dommage je vous ai connu trop tard.
    La quasi mort aujourd’hui de Clément Méric, battu à mort par une bande de skin faschos à Paris; m’a fait prendre consience du réel danger que constitue l’éclosion des groupes d’extrème droites en France.
    Malheureusemt le clima abiant, bercé par les discours de plus en plus racistes, de l’UMP, et sur fond de crise économique font que le terrain est prospère pour le FN, et donc les groupes plus violent qui l’accompagne.
    Certains d’entre les anciens ont ils continué la lutte dans d’autre groupe.
    Pouvez vous m’indiquer d’autre groupe pour que je puisse m’en rapprocher.

    Merci
    dede.par75@gmail.com

  2. Fab dit :

    Concernant le réseau No Pasaran, il est important de bien différencier deux points.
    D’un côté, on a un groupe « historique » qui se sentait un frein à l’éclosion d’une nouvelle génération antifasciste (c’est écrit noir sur blanc dans leur communiqué), et d’un autre côté, il y a le réseau No Pasaran, qui depuis plusieurs mois est en pleine mutation.
    Le SCALP-Reflex ne rassemblait pas tous les adhérents parisiens du réseau No Pasaran, et le fait qu’il cessent leur activité en tant que groupe formel ne signifie nullement qu’ils quittent le réseau ou abandonnent toute actvité militante.

  3. kévin dit :

    C’est le scalp parisien qui stop leur activité, les groupes dans les autres régions continue localement.

  4. Mckno34 dit :

    Analyse intéressante sur la lutte des classes, sur le devenir d’une orga, activiste à plein temps, les jeunes poussent les vieux, intransigeance des militants face aux autres, faire feu de tout bois dans l’urgence militante, étudiants qui veulent sortir de leur condition ,mais par leur besoin de s’emanciper de leur condition de prolétaire (mais combien de fils de prolos à l’université ?) ils ne font que renforcer la societe qui les dominent. La fameuse classe ouvrière vote pour ses maîtres et demande que l’on donne des coups de pieds au cul aux autres, quels autres ? Et bien, à ceux qui sont encore plus victimes du système,ne remettant en cause que ses voisins,ses collègues de boulot, les jeunes,les arabes, les homos ( enfin les homos ,ils peuvent se marier… Sic)
    C’est vrai que se considérer comme une catégorie socio économique , c’est plus enviable que prolétaire ,technicien de surface,c’est mieux que balayeur, depuis des décennies ce discours fait rage et insidieusement ,il s’est installé dans les esprits,le capital est fort de sa propagande et ses sbires fascistes ne sont pas de reste . Je pense que le temps n’est pas à la révolte même si il y a des luttes contre le système ,il suffit de regarder la Grèce ,au fond du trou le capital est toujours en place ,il faut du temps pour qu’il s’écroule…
    Repensons nos luttes ,occupons le terrain pas seulement politique ou syndical, mais aussi culturellement car dans les orgas, la part du culturel reste largement vacante, montrons a ces Messieurs que nous sommes loin d’etre cons! L’espoir d’un autre monde ,n’appartient qu’à nous.
    Tierra y Libertad

  5. vive la mode ! dit :

    Merde où désormais vais-je pouvoir acheter mes tee-shirt qui dénoncent ?

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