Le tabou de la bavure
Contrôlées et sanctionnées, les « violences illégitimes » de la police ? De récents faits divers et l’expérience des associations permettent d’en douter.
Il est mort en dix minutes, sur un trottoir, menottes aux poings. C’était le 9 mai [2008], à Grasse. Abdelhakim Ajimi, 22 ans, refusait de suivre les policiers qui l’interpellaient. L’un d’eux lui a fait une clé d’étranglement. Des témoins ont vu. Et raconté : « Il avait la face contre terre, trois policiers sur lui, j’ai entendu le jeune homme dire qu’il ne pouvait plus respirer, il était violet. Un des trois policiers lui a donné des coups de poing. » Et, selon une autre personne citée par Me Sylvain Pont, avocat de la famille Ajimi : « Il ne pouvait plus ni parler ni crier. Alors il a tapé contre le sol avec la paume de sa main, comme un catcheur qui veut cesser le combat. » Une enquête est en cours. Les policiers sont toujours en activité.
Le 28 mai [2008], à Paris cette fois, un groupe de jeunes a croisé la route de deux policiers hors service. Mais armés, et ivres. L’un d’eux a dégainé, et tiré sept fois. Trois personnes ont été blessées, dont une gravement. Elles ont été placées en garde à vue, à l’hôpital. Une enquête a été ouverte. Les policiers ont été suspendus.
Et au mois de mars, dans le Gard, un automobiliste a été frappé par trois policiers devant sa femme et son bébé de 8 mois. L’homme est resté vingt-quatre heures en garde à vue. Il n’a pas porté plainte, mais les images de son passage à tabac sont sur le net. Elles font tache. Parce qu’elles viennent nourrir cette vieille idée que trop souvent la police abuse, dérape, déborde. Que son histoire récente serait maculée de bavures… Ces erreurs graves, parfois tragiques, qui n’ont pas vraiment d’existence statistique, et qui finissent broyées dans les lenteurs judiciaires.
Augmentation des plaintes
Car c’est une de ses caractéristiques : la bavure se cache. Dans le vocabulaire administratif, c’est une catégorie parmi d’autres, celle des « violences illégitimes ». Son seul indicateur est le nombre de plaintes enregistrées par la police des polices (l’Inspection générale de la Police nationale et l’Inspection générale des Services pour Paris et la petite couronne). Ainsi, en 2006, sur 1.519 plaintes, 639 concernaient des allégations de violences, contre 548 en 2000, et 611 en 2003. Et parmi ces 639 dossiers, 14 sont des cas de décès. En tout, 114 policiers ont été sanctionnés, alors que 8 autres étaient révoqués. « Mais il faut relativiser, indique le sous-directeur des études et commissaire divisionnaire à l’IGPN, Christophe Fichot. Nous avons retenu 639 allégations de violences en 2006, ce qui n’est pas énorme si l’on compare ce chiffre aux 4 millions d’interventions policières. »
Il n’empêche, l’augmentation des plaintes pour violences est constante depuis le début des années 1990. Le point d’inflexion, selon le sociologue Fabien Jobard, se situe « vers 1993, date à partir de laquelle le filet pénal se resserre, où on poursuit et met en garde à vue les mineurs ». C’est hélas un fait aussi, le risque de la bavure a un âge, et une couleur de peau : Abdelkader Bouziane est mort d’une balle dans la nuque en 1997 à Dammarie-les-Lys, il avait 16 ans ; Habib Ould Mohamed, 17 ans, a été laissé pour mort sur un trottoir à Toulouse en 1998 ; Riad Hamlaoui avait 25 ans quand un policier l’a abattu à bout portant, à Lille en 2000 ; Zied Benna et Bouna Traoré, poursuivis par la police, ont été électrocutés à 17 et 15 ans, en 2005, à Clichy-sous-Bois, etc.
Fabien Jobard dit : « La récurrence des confrontations tragiques entre policiers et fils et petits-fils d’étrangers constitue aujourd’hui un problème incontournable de la police française. » Et l’organisation Amnesty International confirme dans son rapport 2005 : « Le racisme est un facteur important dans beaucoup d’affaires », comme si les personnes d’origine immigrée étaient « davantage susceptibles de constituer une menace à la sécurité ou de commettre des infractions que les Blancs ou les non-musulmans ».
C’est l’histoire d’une époque, effrayée par son ombre. Où le débat politique criminalise l’immigration et ethnicise les problèmes sociaux. « Où la société est aussi toujours plus violente, affirme Hervé Jaffré, du syndicat UNSA-Police. Et la pression pour faire du chiffre produit une police qui fait plus peur qu’elle ne rassure. » Sans compter le nombre des gardes à vue, qui dépasse le demi-million en 2007. Mais pour Fabien Jobard, si l’augmentation des allégations de violences est bien due à un « régime en effet toujours plus répressif, il faut relativiser, car elle correspond aussi à un regard public de plus en plus vigilant face à sa police ».
Ainsi la Commission nationale de Déontologie de la Sécurité (CNDS) a-t-elle traité 144 dossiers en 2007, contre 19 à ses débuts en 2001. Forcément saisie par la voie d’un parlementaire, la CNDS émet seulement des avis et des recommandations. Lesquels sont d’ailleurs trop rarement suivis d’effet au goût d’une autre commission, Citoyens-Justice-Police, composée de membres de la Ligue des Droits de l’Homme, du Syndicat de la Magistrature et du Syndicat des Avocats de France. Ces dispositifs de vigilance, s’ils ont le mérite d’exister, n’ont aucune habilitation judiciaire. Et le problème est justement là : « C’est toujours la police qui enquête sur la police, insiste Mouloud Aounit, président du Mrap. Et on voit le même dispositif d’étouffement de la bavure se répéter, un doute qui s’installe autour de la victime. À Grasse, on a dit d’Abdelhakim Ajimi que c’était un forcené, et qu’il avait de toute façon un problème cardiaque. »
Effet boomerang
Enfin, la bavure a pour douloureuse particularité d’avoir un effet boomerang. Elle fait vite taire ceux qui la crient. En 2007, le service juridique du Mrap a saisi 50 fois le procureur de la République sur des faits de violence policière. Résultat : 50 classements sans suite. « Et si on s’adresse directement à la police, c’est simple, explique un conseiller du Mrap : la plainte est soit refusée, soit elle se retourne contre la victime, qu’on poursuit pour outrage ou rébellion. » Et quand l’affaire finit au tribunal, c’est sans empressement.
Dans le cas d’Aïssa Ihich, roué de coups et mort d’une crise d’asthme en garde à vue à Mantes-la-Jolie en 1991, dix ans ont passé avant l’examen du dossier devant une cour. Quant aux condamnations, « elles ne sont souvent pas à la mesure de la gravité des crimes commis », assène Amnesty International. Pour Rachid Ardjouni, 17 ans, abattu d’une balle dans la tête en 1993, le fonctionnaire ivre au moment des faits a pris deux ans de prison, dont seize mois avec sursis. Et en 1996, la cour d’appel a allégé sa peine et annulé son inscription au casier judiciaire, lui permettant ainsi de reprendre son activité policière. Un travail propre, et sans bavure.
Leur presse (Elsa Vigoureux, Le Nouvel Observateur, 19 juin 2008)