Notre-Dame-des-Landes : résistance, mode d’emploi
Reportage Ils sont plusieurs centaines de militants à squatter les bois et les champs sur le site du futur aéroport. Libération est allé voir comment s’organise sur place l’action militante et la vie quotidienne.
« Opération Astérix ». C’est ainsi que les opposants au projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes (NDDL) ont baptisé leur action de résistance depuis six semaines. Une réponse ironique à « l’opération César » lancée par les forces de l’ordre, qui tentent – pour l’instant en vain – de détruire les installations illégales et de faire place nette avant d’éventuels premiers coups de pioche. Cette guérilla bocagère se joue entre bois et champs, les pieds dans la boue.
Ses acteurs sont éclectiques : riverains et agriculteurs, réunis au sein de l’Acipa [Association citoyenne intercommunale des populations concernées par le projet d’aéroport], principale association d’opposants, « squatteurs » — pour certains installés là depuis cinq ans —, et une foule de nouveaux arrivants. Altermondialistes, autonomes… on leur a collés toutes sortes d’étiquettes. Les rassembler en un seul dénominateur est délicat. Certains espèrent mettre en pratique une autre façon de vivre, avec deux mots d’ordre : autogestion et autosubsistance. Il y a les sympathisants curieux, qui viennent apporter leur soutien – matériel ou physique – au mouvement. Enfin, on retrouve une minorité adepte du coup de poing avec les forces de l’ordre.
Le résultat est là : plusieurs centaines de personnes en permanence sur un site de 1600 hectares, qui font face à presque autant de gendarmes et CRS. Après les violents affrontements de la semaine dernière, la situation semble s’être apaisée. Alors que le gouvernement temporise avec sa « commission du dialogue », les squatteurs, eux, répètent qu’ils ont bien l’intention de prendre racine. Pour tenir le terrain, et éviter la reprise des expulsions et le début des travaux. Comment s’organisent-ils ? Explications.
La logistique
À la permanence de l’Acipa, une carte résume l’état d’esprit des opposants : tirée de la bande dessinée Astérix, elle représente un camp retranché – Notre-Dame-des-Landes – face aux légions de l’État et de Vinci, futur constructeur et opérateur du site. Le petit local situé à quelques pas de la mairie de Notre-Dame-des-Landes est la plaque tournante de la mobilisation. Le matin, c’est là qu’on fait le point sur les barrages routiers des forces de l’ordre. On y renseigne les sympathisants, oriente les volontaires. Comme James, chauffeur routier âgé d’une trentaine d’années, qui dit avoir « lâché son boulot » pour « donner un coup de main ». « J’ai apporté un pull chaud, des paires de chaussettes, explique-t-il. Je fais mon possible pour aider. »
La nourriture et le matériel sont stockés dans le hangar d’un militant, à quelques kilomètres de là. Ils sont ensuite déposés à la Vache Rit, le QG des « zadistes » [Mot tiré de « Zone d’aménagement différée », devenu « Zone à défendre » dans le vocabulaire des militants, « ZAD »], un bâtiment agricole prêté. On y trouve de tout, ou presque. Une cantine, une friperie, des caisses de médicaments. C’est là que les premiers soins – extraction des éclats de flash-ball et sutures – ont été prodigués après les affrontements contre les forces de l’ordre, par deux médecins soutenant le mouvement. Un tableau sert de point d’information, avec notamment tous les numéros de téléphone utiles. Quelques sonos crachotent de la musique. On tend l’oreille, et on entend une voix dispenser un tas de conseils pratiques et juridiques en cas d’opposition avec les policiers. C’est « Radio Klaxon », la station des « zadistes ». Les militants ont piraté la fréquence autoroutière de Vinci (107.7), constructeur et futur opérateur de l’aéroport. « Il suffit d’avoir quelques compétences techniques pour monter un émetteur, éclaire un militant. Ensuite, il faut juste de l’énergie pour tenir les ondes. »
De l’autre côté de la route, à la Rolandière, un camp de tentes et de caravanes a été monté, et semble en mesure d’accueillir plusieurs centaines de personnes. Le reste des troupes est hébergé dans le bois de la Châtaigneraie. On y accède par le chemin de Suez, quand les gardes mobiles sont bien lunés. Dans le cas contraire, il faut couper à travers champs. Au milieu de deux clairières, des cabanes de bois et de torchis reconstruites à l’issue de la grande manifestation du 17 novembre. L’ensemble est ceint d’un cordon d’une quarantaine de tracteurs, censés protéger les lieux des pelleteuses de la gendarmerie. Le week-end dernier, leur incursion pour saisir du matériel a laissé l’endroit dévasté : souches éventrées, sol retourné… les « zadistes » s’affairent désormais pour nettoyer la place.
La vie quotidienne
Combien y a-t-il de squatteurs dans le périmètre du futur aéroport ? Plusieurs centaines ? « Nous mêmes, on a du mal à se compter », reconnaît notre guide, un barbu à dreadlocks qui souhaite se faire appeler Camille, comme tous ses camarades. De l’avis général, les interventions policières des dernières semaines ont renforcé la mobilisation. Les « zadistes », malgré la pluie, le froid et l’hiver qui arrive, ne comptent pas quitter les lieux. « On a de quoi s’abriter, confie Camille. Ce qui compte, c’est l’isolation des cabanes. Or, ici, ce n’est pas compliqué. On a de la paille, et il suffit de creuser 20 centimètres pour trouver de l’argile. Tout cela fait un très bon isolant. »
À la Châtaigneraie, les cabanes-dortoirs, édifiées avec l’aide d’artisans qualifiés, ont chacune leurs fenêtres et même du chauffage. « On avait récupéré des poëles dans les maisons qui allaient être détruites, raconte Camille. Si on venait à en manquer, il suffirait de lancer un appel. En 24 heures, je suis sûr qu’on en récupère dix. » Entre les châtaigniers, on trouve aussi une « manufacture », qui sert à stocker le matériel de construction, une cuisine collective, des toilettes sèches, et le petit dernier, un bar-guinguette.
La solidarité
Habitués des contre-sommets altermondialistes, les « zadistes » s’appuient sur leurs propres réseaux de soutien, « en autonomie ». Mais ils comptent aussi sur les solidarités locales. Les premiers squatteurs sont arrivés à NDDL il y a cinq ans. Une longévité qui leur a permis de tisser des liens avec les gens du coin. « On tient quasi-uniquement avec les dons, relate Camille. Lors de la manif du 17 novembre, on avait demandé des chaussettes chaudes, on en a récupéré 300 ! » Le jour même, les participants s’attellent à la construction des cabanes. « Ce chantier a été un moment de partage de connaissances, les gens ont appris sur le tas », se souvient le « zadiste ».
Marie, riveraine, habite à quelques mètres du camp de tentes de la Rolandière. Aux squatteurs, elle offre des douches, sa connexion Internet, voire des tournées de machine à laver. « Si besoin, des copines me dépannent en venant prendre du linge », raconte-t-elle. En retour, certains jeunes « filent un coup de main aux paysans quand ils ont besoin d’aide sur leur exploitation ». Camille, lui, espère aller plus loin : « D’ici quelques mois, on voudrait ressemer les terres rachetées par AGO [Aéroport du Grand-Ouest, la filiale de Vinci chargée du chantier, ndlr] et qui sont laissées en friche, avec le soutien des paysans. »
Un fonctionnement alternatif
Sur la ZAD, les décisions sont prises « horizontalement », après un débat collectif, souvent le soir. Deux fois par semaine, tous les militants répartis sur le site se réunissent aussi à la Vache Rit pour un « moment de rencontre ». « On n’a pas de comité directeur, éclaire Camille. On fonctionne avec plusieurs commissions, mais il n’y a pas besoin que tout le monde soit au courant de tout. Personne ne rend de comptes à personne. » Pour lui, la Châtaigneraie est un « lieu collectif d’organisation, plus large que de simples logements pour les zadistes ». « On ne lutte pas seulement contre l’aéroport mais contre la logique capitaliste qui donne la priorité aux sociétés privées plutôt qu’aux terres agricoles », déroule-t-il.
Outre l’autogestion, les « zadistes » pronent l’auto-subsistance et l’échange de compétences. Pendant longtemps, ils ont exploité un potager d’1,5 hectare avec l’aide des paysans locaux. Le lieu est désormais inexploitable, ravagé par les grenades lacrymogènes des forces de l’ordre. Mais « on compte bien relancer un potager, c’est clair », souffle Camille. Une « chèvrerie » permettait également de produire du fromage. La boulangerie, elle, fonctionne toujours, et fournit du pain deux fois par semaine. « On a un marché à prix libre tous les lundis et jeudis, détaille Camille. Mine de rien, on vit toujours dans un système capitaliste. La farine a un coût. Mais ceux qui n’ont pas les moyens peuvent se nourrir gratuitement. » Le jeune homme conclut : « Si le projet d’aéroport est abandonné, l’avenir des lieux sera décidé collectivement avec les paysans locaux. »
Des ateliers bricolage (fabrication d’éoliennes, de fours) sont également organisés. Au milieu de la Châtaigneraie, rebaptisée « Châtaigne » en AG par les « zadistes », une jeune fille tape comme une forcenée sur des clous : « Depuis que je suis là, j’ai appris à faire du bardage, on m’a inculquée des notions de charpente. »
Les forces de l’ordre
La Châtaigneraie a des airs de Fort Knox. Pour y accéder, il faut passer plusieurs « barricades », amas de tôles, de paille, et de bois. Chacune est « gardée » par des militants, talkies-walkies à l’oreille. Un moyen de ralentir les forces de l’ordre si celles-ci cherchaient à investir les lieux pour détruire les cabanes. « Une barrière défendue tiendra toujours plus longtemps », souligne Camille. Les militants sont à la recherche d’essence pour enflammer leurs palissades en cas d’assaut. Le long du chemin de Suez, des chicanes et des tranchées ont été mis en place, afin de ralentir les véhicules de destruction.
Quand on déambule sur le site, il n’est pas rare de tomber nez à nez avec un « zadiste » cagoulé. Une dissimulation indispensable, selon eux. « Il ne faut pas oublier que nos constructions sont illégales. » Une légère atmosphère de paranoïa flotte sur les lieux, les rumeurs vont bon train. Des types jouent à cache-cache derrière les haies, certains refusent de parler aux journalistes sous l’œil de leurs camarades. « C’est mal vu, on risque d’être pris pour des indics », juge l’un d’entre eux. L’homme, qui se fait appeler Jules, dit appartenir à la mouvance de « l’ultra gauche ». « On n’est pas là pour s’établir, mais pour résister à la répression policière. » Il évoque la présence, sur place, d’un « atelier de fabrication de lance-pierres », avant de corriger : « On ne cherche pas la baston pour la baston, on ne veut pas tomber dans ce piège. »
Quoi qu’il en soit, les militants, rompus aux mouvements alter, restent très méfiants. Dans le local de l’Acipa, à Notre-Dame-des-Landes, une affichette annonce la couleur : « Souvenez-vous des grandes oreilles (…). Enlevez les piles de votre téléphone (…). La cinquième colonne vous surveille. » Les cartes d’état-major distribuées représentent les check points policiers avec … une tête de mort (voir ci-dessous). Camille le reconnaît, « il est évident que des flics en civil ont infiltré le mouvement. On essaye que cela ne devienne pas trop pesant. Mais on évite quand même de laisser des gens qu’on ne connaît pas trop s’approcher des radios ». Un autre militant abonde : « Notre résistance dépendra de notre force et de celle des gendarmes. Il faut voir jusqu’à quel niveau de violence les flics sont prêts à aller. »
La presse
Autre sujet de débat, les journalistes. Dans les différents lieux occupés par les « zadistes », les panneaux sont peu accueillants. « Journalistes, vous n’êtes pas les bienvenus », « Chers amis, que vous soyez journaliste ou pas, gentils ou méchants, les images, ici, c’est de 11h à 11h30. » Les rapports avec la presse « dominante » et « capitaliste » sont un sujet de débat important. Parmi les manifestants, certains prônent l’isolement : « On a nos propres médias, cela nous suffit. » D’autres jugent la médiatisation plus large du mouvement importante, sous conditions…
La preuve mardi matin. Accompagné d’un élu écologiste, on se pointe à la Châtaigneraie. À peine arrivé, immédiatement rembarré. « On t’invite à revenir d’où tu viens. Ou à poser ton sac pour venir travailler avec nous », annoncent deux jeunes. La hantise, sur place, ce sont les caméras et les appareils photos. « C’est une question de respect de notre intimité », affirme Camille, qui dit avoir « vécu des moments atroces quand les journalistes nous ont pris pour des morceaux de viande ». « On considère que notre bien être est plus important que celui des journalistes, qu’il est prioritaire par rapport à la médiatisation », ajoute-t-il. Autre motif d’inquiétude, le fait que « les images puissent être utilisées contre nous par la police. Car malgré tout, on réalise des constructions illégales. » Finalement, rendez-vous est fixé le lendemain matin pour une « visite de presse », de 11h à 11h30. L’atmosphère est plus détendue, les volontaires répondent sans souci aux questions.
À la mi-journée, les radios relaient la tentative de deux tracteurs d’apporter du matériel. « On a besoin de monde pour faire pression sur les flics », alerte un jeune homme. Les militants se dispersent. Quelques personnes restent là, s’affairant avec leurs outils. Philippe, cadre retraité de l’industrie, vient d’arriver avec sa femme, une couette sous le bras. « On est là pour les soutenir moralement, on se dit que ça pourrait être nos enfants. »
Presse aéroportée (Sylvain Mouillard – envoyé spéciale [sic, NdJL], Liberation.fr, 29 novembre 2012)
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