[Mère de Dieu, chasse Poutine] Ekaterina Samoutsevitch : « On est contre la hiérarchie verticale. On n’a pas de leader, pas de producteur, pas d’organisateur de nos actions »

Ekaterina Samoutsevitch des Pussy Riot : « Ce procès injuste, illégal, a indigné un grand nombre de gens »

Ekaterina Samoutsevitch, membre du groupe Pussy Riot, a porté plainte contre la Russie devant la Cour européenne des droits de l’homme pour violation de ses droits durant ses six mois de détention. Lors d’un entretien avec RFI, Ekaterina Samoutsevitch est revenue sur ses conditions de détention, les motivations des Pussy Riot et son avenir personnel en Russie. Propos recueillis par Anya Stroganova de la rédaction russe de RFI.

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Ekaterina Samoutsevitch, le jour de sa libération conditionnelle, le 10 octobre 2012.

Avec deux autres membres de son groupe, Ekaterina Samoutsevitch avait été condamnée en août à deux ans de prison pour vandalisme motivé par la haine religieuse après avoir entonné une chanson hostile au président Vladimir Poutine dans la cathédrale du Christ-Sauveur à Moscou. Elle a été libérée le 10 octobre après une procédure en appel, en ayant réussi à prouver qu’elle avait été arrêtée avant de pouvoir participer à cette manifestation. Ses deux compagnes sont toujours emprisonnées. Son avocate a déclaré vendredi à Reuters qu’Ekaterina Samoutsevitch avait saisi la cour de Strasbourg au motif que ses droits avaient été bafoués durant ses six mois de détention préventive. « Ses droits ont été violés lorsqu’elle a été privée de nourriture et de sommeil », a dit Irina Khrounova. « Elle était enfermée dans une petite pièce sans obtenir de quoi manger pendant plusieurs heures. »

Ekaterina Samoutsevitch s’est exprimée à Radio France internationale le jeudi 18 octobre.

Vous attendiez-vous à cette décision de la justice russe de commuer votre peine ?
Évidemment, je ne m’y attendais pas du tout. Toutes les trois, on était sûres que rien ne changerait, qu’on irait dans les camps.

Comment expliquez-vous ce revirement de la part de la justice ?
Je pense que c’est le résultat de la pression internationale sur nos pouvoirs. C’est le résultat de la campagne internationale qui nous a soutenues durant le procès. Ce procès injuste, illégal, bafouant les droits fondamentaux de l’homme a indigné un grand nombre de gens dans le monde entier. Je crois que cette vague d’indignation a atteint nos pouvoirs politiques russes qui ont décidé de faire une sorte de concession.

À votre avis, ce n’est donc pas lié avec votre décision de prendre un nouvel avocat la veille du procès en cassation ?
Non, cela ne peut pas être lié. Ma ligne de défense est restée la même. J’ai continué à réclamer l’annulation du verdict ainsi que j’ai continué à clamer mon innocence tout comme Nadia et Macha. Nous n’avons commis aucun crime et lors du procès en appel, j’ai continué d’insister sur le fait que notre action n’était pas religieuse, elle était politique.

Vous venez de dire que vous n’avez pas changé votre ligne de défense, alors pourquoi avoir changé d’avocat ?
Je ne peux pas l’expliquer en détails. J’ai bien apprécié Irina Khrounova (la nouvelle avocate), elle a une réputation irréprochable : elle avait participé dans l’affaire Khodorkovsky. Tous ces faux bruits qui courent autour du fait que ma nouvelle avocate aurait pu me convaincre d’avouer etc. C’est du délire ! Ma nouvelle avocate vient de l’association de défense des droits humains « Agora », une association connue, dont la réputation, et surtout la réputation politique est également irréprochable. Changer d’avocat est un geste purement formel. Vous avez beaucoup de détenus en Russie qui changent d’avocats lors de leurs procès. C’est normal.

Comment vos codétenues Nadejda et Maria ont-elles réagi à votre libération?
Elles étaient très contentes pour moi. Quand j’ai entendu les juges m’annoncer le changement du verdict, j’étais debout, mais abasourdie, sans comprendre ce qui se passait. C’était difficile de croire que les portes allaient s’ouvrir et que j’allais sortir. Que j’allais être – de façon conditionnelle – libre. En revanche, les filles, elles, ont tout de suite compris, elles se sont mises à m’embrasser, elles étaient heureuses. Pour notre groupe c’est quand même une sorte de victoire car au moins une de nous trois a obtenu une libération conditionnelle, alors que nous n’avions pas changé d’un iota notre défense.

Vous avez passé sept mois en prison.  Ce n’est pas rien. À quoi ressemblait votre vie en prison ? Pourriez-vous décrire, à titre d’exemple, une journée type en prison de détention provisoire ?
La journée type est très simple. Les journées se répètent comme dans le film Groundhog Day (Un jour sans fin). Le réveil est à 6 heures du matin. La grande lumière s’allume et il faut se lever car des bruits assourdissants proviennent du couloir, les bruits de la surveillance. Le petit déjeuner se déroule vers 7 heures. Les bruits vous forcent à vous lever même si vous avez encore sommeil. Entre 8 heures et 9 ou 10 heures, on contrôle la présence des prévenus dans les cellules. Cela veut dire qu’il faut sortir dans le couloir – tout le monde sort et le prévenu du service de la cellule fait le rapport – le nombre de prévenus et l’absence d’incidents. Ensuite, vers midi c’est le déjeuner, et le dîner entre 17 et 18 heures. Et après vers 18 heures un nouveau contrôle des prévenus.

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Ekaterina Samoutsevitch (à gauche), lors de son procès.

Qu’est-ce qui était le plus dur pour vous en prison ? Aviez-vous du temps pour lire, pour réfléchir ?
Justement le temps ne manquait pas, car c’est une prison de détention provisoire. On se trouve tout simplement dans une cellule fermée en permanence. On ne peut aller nulle part. Si tout le monde regarde la télé, il est difficile de réfléchir, et de toutes les façons pendant tout le dernier mois nous n’avions plus de télé. Il y avait un tel silence dans la cellule qu’il était bien plus facile de lire, de réfléchir. Dans notre prison, il n’y a rien d’autre à faire. Il n’y a pas de travail, à la différence de la colonie. Tout le temps était entièrement occupé par de telles réflexions, par la lecture de la littérature qu’on peut trouver dans la bibliothèque locale. Mais, à vrai dire, peu de choses me parvenaient.

Comment perceviez-vous les nouvelles qui vous arrivaient de l’extérieur ? Avez-vous l’impression que cette perception était déformée ?
Bien sûr, cette perception était déformée. Tout d’abord, on ne connaît jamais tout car il est impossible de communiquer avec l’extérieur. On ne passe que par l’intermédiaire des avocats ou autres. C’est compliqué. Mon père venait me voir, mais il ne pouvait pas me raconter toute l’actualité du monde. Il me racontait principalement ce qu’il lui arrivait, les interviews qu’il avait données. Naturellement, on ne connaît pas tout. On reçoit l’information partiellement. Il était parfois intéressant de voir les reportages nous concernant. Par exemple, un jour à notre retour du tribunal nous avons regardé à la télé le reportage concernant cette journée. J’ai ressenti une sensation très bizarre : d’un côté on participait à tout cela, mais d’un autre côté, c’était un point de vue extérieur, le regard des caméras qui nous mettait en scène.

Comment avez-vous vécu cette expérience ? La regrettez-vous ?
Non, bien sûr je ne regrette pas. Car l’expérience est intéressante – j’ai vu le système pénitentiaire de l’intérieur, j’ai vu ce que c’est réellement, car avant, à vrai dire, je n’y avais jamais pensé. Je ne savais même pas qu’il existait une différence entre les conditions de détention lors de l’instruction et après l’entrée en vigueur du verdict. Maintenant, naturellement je sais tout ça. Je connais l’argot juridique lié aux procédures lors du pourvoi en cassation qu’on appelle « kassatka » (hirondelle). On apprend tout ça, on apprend la vie des gens dans les cellules, on apprend les histoires des gens qui sont passés par des colonies. On apprend tout ça.

Qui partageait la cellule avec vous ?
C’étaient des prévenues pour des délits économiques, article 159 du code pénal.

Vous aviez de bons rapports ou c’étaient des gens spécialement introduits pour vous espionner ?
Au début, lorsque j’ai intégré la cellule, je soupçonnais tout le monde d’être des mouchards. Je les regardais toutes avec suspicion, et elles me suspectaient à leur tour. Car on leur avait dit, je crois, de très mauvaises choses sur moi – l’instruction cherchait à monter  mes « colocataires » contre moi. Mais deux à trois mois plus tard nous nous sommes adaptées, rapprochées. J’ai commencé à raconter mon histoire, à raconter l’action que nous avions réalisée, j’ai raconté la chanson et prononcé son texte. Cela les a impressionnées car avant elle croyaient, à mon sens, que cette action était irréfléchie, que nous l’avions réalisée par bêtise. Mais lorsqu’elles ont entendu le texte de la chanson elles ont compris que ce n’était pas vrai et que c’était un geste bien réfléchi. Elles ont adoré le texte de la chanson Mère de Dieu, chasse Poutine, et elles ont changé leur regard sur moi en ayant plus de respect, plus de compréhension. Durant tout le procès, lors de toutes les sessions du tribunal, elles ont fini par me soutenir très fort.

Croyez-vous que votre action a atteint son but ?
Oui, bien sûr.

Et si c’était à refaire, changeriez-vous quelque chose ?
On aurait chanté notre chanson jusqu’au bout. Et surtout, j’aurais voulu rester devant l’autel plus de 15 secondes, durant toute la chanson ! Sinon, je ne pense pas que nous aurions changé quelque chose. Depuis que notre groupe a été créé en octobre 2011, nous travaillons toujours sous la même forme. Il s’agit d’actions illégales, interdites des jeunes filles en robes aux couleurs vives et encagoulées. Beaucoup de gens nous demandent : « Et si vous aviez su qu’il y aurait un procès ? » Je leur réponds : on l’aurait tout de même fait ! C’est absurde qu’on nous poursuive pénalement pour une action. Une action pacifique, politique, artistique, féministe ne peut en aucun cas être considérée comme un crime, comme un geste contre la société ! C’est absurde.

Mais en préparant cette action avez-vous parlé d’une éventuelle possibilité des poursuites pénales ?
Je crois qu’on n’en a même pas parlé. On ne pouvait pas imaginer une chose pareille à l’époque.

Vous dites que ça fait un an que les Pussy Riot existent. Comment votre groupe a-t-il été créé ? Étiez-vous une de ses fondatrices ?
Tout membre du groupe est considéré comme fondateur. Même les nouvelles venues. On est contre la hiérarchie verticale. On n’a pas de leader, pas de producteur, pas d’organisateur de nos actions. Il n’y a que nous qui organisons et créons tout.

Comment voyez-vous l’avenir du groupe Pussy Riot et comment à votre avis il va influencer le mouvement féministe en Russie ?
Difficile d’anticiper. Je ne crois pas que nos futures actions vont beaucoup changer des précédentes : ce seront toujours des actions non autorisées. Car c’est ça le concept du groupe. On ne va pas faire de tournées mondiales, c’est proscrit. En ce qui concerne l’influence sur le mouvement féministe, je pense qu’on l’influence déjà. J’ai entendu dire que les Pussy Riot sont considérées comme le symbole du féminisme en Russie. Cela fait évidemment plaisir mais on voudrait qu’il n’y ait pas que les Pussy Riot. En Russie, il y a beaucoup de féministes et j’aurais aimé qu’elles s’activent un peu plus, qu’elles fassent quelque chose en tant que citoyennes.

Du point de vue de la  France, on s’interroge sur le rôle des femmes dans la société russe ? Quelle est votre opinion ? Est-ce une des raisons de votre militantisme ? Et que souhaiteriez-vous changer ?
Des problèmes existent, c’est évident. Des problèmes avec les droits des femmes mais aussi avec les droits de l’homme en général. Je me rends compte en sortant de prison que la situation est très compliquée. J’ai appris que cet été le Parlement avait adopté toute une série des lois anti-citoyennes. En ce qui concerne les droits des femmes, j’aurais voulu que ça soit reflété dans les lois. Par exemple, je sais qu’il existait un projet de loi sur l’égalité des sexes. Cette loi aurait pu être le premier pas de l’État à l’égard de ce problème. Malheureusement, pour l’instant, cette loi n’a pas été adoptée, en revanche, la Russie a adopté une loi anti-avortement qui limite la liberté des femmes dans leur choix d’avoir ou de ne pas avoir d’enfant.

Dans certaines de vos interviews, vous vous identifiez en tant que « queer ». Qu’est-ce qu’être queer dans la société russe aujourd’hui ?
Il faut dire que « queer »  est un terme assez large. C’est avant tout une identité sexuelle singulière. Mais je crois aujourd’hui qu’en Russie c’est une notion plus large. Une notion qui dépasse le cadre des genres. Car ce principe de singularité qui existe dans ce terme, peut se traduire également chez les gens qui luttent pour leurs droits de citoyen. Bizarrement, ceux qui luttent pour leurs droits sont considérés par le pouvoir en place comme des gens étranges, singuliers. On peut donc les appeler « queer » aussi. La politique culturelle, le système éducatif de l’État russe ne favorisent que des valeurs extrêmement conservatrices. Le concept queer s’oppose à ce type de propagande car on refuse d’obéir à ces impératifs.

Quels sont vos projets maintenant ? Avant de faire partie des Pussy Riot vous étiez informaticienne. Pensez-vous reprendre votre ancien métier ?
Je dois préciser qu’après avoir travaillé en tant qu’informaticienne dans une entreprise militaire fermée, j’ai fait deux ans d’études à Moscou à l’école Rodtchenko de photographie et multimédia. Je n’envisage de reprendre mon ancien métier. Aujourd’hui j’ai tellement d’autres choses à faire. Pour l’instant, c’est difficile de déterminer exactement ce que je vais faire, je ne peux rien vous dire à part que je vais continuer d’être active au sein des Pussy Riot.

Le 18 octobre dernier, le magazine britannique ArtReview a dévoilé sa liste du « Power 100 » 2012 des personnalités les plus influentes du monde de l’art dont vous faites désormais partie. C’est la première « vraie » reconnaissance de l’aspect artistique de votre groupe. Qu’en pensez-vous ?
Cela me fait vraiment plaisir. Cela veut dire que les représentants de l’art international ont bien compris ce que nous avions fait. C’est de l’art politique. J’insiste sur le terme « d’art » car les autorités russes tentent de faire passer notre activité artistique pour du hooliganisme ! Je crois que dans l’art se cache un potentiel critique énorme, une pensée indépendante, un potentiel de regard objectif sur ce qui se passe. Et de ce point de vue, nous sommes contentes d’être reconnues.

Que pensez-vous de l’ampleur de l’affaire Pussy Riot dans le monde entier et du soutien des stars occidentales ?
C’était absolument inattendu. On ne pouvait pas du tout imaginer que notre image, celle de jeunes filles encagoulées en robe multicolore allait attirer autant de gens dans le monde. Et que les gens allaient autant apprécier des actions rebelles. Je crois que cela peut s’expliquer par de nombreuses raisons. Probablement, l’apparition d’un groupe punk-féministe en Russie sur fond de contestation dans le pays était une surprise pour l’Occident.

Сomment peut-on devenir aujourd’hui un membre de votre groupe ? Vous devez être débordées de demandes ?
Il y a beaucoup d’activistes du monde entier qui nous écrivent, qui rêvent de participer à nos actions. Il suffit de nous écrire par mail et d’essayer de nous voir personnellement. Car chez nous tout passe par le contact personnel. Nous ne sommes pas que des activistes, nous sommes aussi des copines. C’est pour cela que l’on préfère d’abord faire connaissance avec la personne avant de la faire participer à nos actions.

Presse punkifiée (Anya Stroganova, RFI, 19 octobre 2012)

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