[Rroms] Une initiative discrète dans la ville de Saint-Denis

Roms de France, la République face à elle-­même

C’est dans le Journal d’un bourgeois de Paris qu’est mentionnée pour la première fois la présence de Rroms en terre de France, lorsqu’en 1427 une délégation de Rroms arrive sur le parvis de la basilique de Saint-­Denis où sont enterrés les rois.

Six siècles après, nous voilà encore au centre des débats sur la place de Paris, débats où manquent toujours, à quelques exceptions près, ceux qui en sont le centre. C’est la conséquence logique du regard porté sur nous : d’une part nous serions une communauté criminogène, non-intégrable, fardeau intolérable en temps de crise. Ainsi nous voient les « méchants ». D’autre part, des « gentils » nous regardent comme un objet d’apitoiement, fragile mais intégrable à force de volonté. Ces regards se croisent et semblent se défier chaque jour dans les ministères, la presse, les ONG et dans la rue, mais ils ont en commun des illusions que nous voulons dissiper en disant qui nous sommes à qui voudra l’entendre.

À écouter les discours, nous serions en nombre de 15’000, arrivés depuis 1990 de Roumanie et de Bulgarie, habitant ici bidonvilles et squats. Alors que la majorité des Rroms installés en France depuis cette date est constituée de ceux qui ont fui les conflits en ex-­Yougoslavie. Ils sont environ 65’000, propriétaires ou locataires de leur logement, respectueux des lois, conscients et fiers de leur identité rromani. Outre ces derniers venus, près de 500’000 Rroms ont pour patrie la France, les premiers depuis le début du XVe siècle. Arrivés, comme bien d’autres Français à diverses époques et de lieux différents, ils furent, suivant les circonstances, parfois bienvenus, et parfois moins bien, soumis dans l’histoire récente au « régime des nomades » et internés dans des camps pendant la seconde guerre mondiale et puis soumis pour certains, après cela, au régime discriminatoire des « gens du voyage », cette catégorie administrative regroupant Rroms et non-­Rroms.

Le cœur du rromanipen, le sentiment commun de l’identité rromani, est la langue. La langue rromani est la première langue de communication de la grande majorité des 15 millions de Rroms dispersés dans le monde. Ce sentiment du rromanipen n’est exclusif d’aucune autre identité. Ainsi, un Rrom citoyen du Texas, homme d’affaires fortuné et un Rrom citoyen de Pologne, cordonnier, percevront mutuellement les différences entre le Texan et le Polonais qu’ils sont, sans qu’en soit affecté leur commun rromanipen. Cette conception de l’identité est détaillée dans le projet d’un statut-­cadre des Rroms dans l’Union européenne, soutenu par l’Union Rromani Internationale (une ONG à statut consultatif auprès de l’ONU). Or, autant les « méchants » que les « gentils » qui se dévisagent à notre sujet sur la place de Paris, qu’ils soient savants, ministres ou journalistes, nient le sentiment riche et singulier que nous avons de nous-­mêmes. Car aucune des obédiences ne supporte de définition de l' »objet » que nous sommes à leurs yeux, que celle qui sert ses intérêts.

Ainsi de l’esprit des « gentils » est sorti le méchant ouvrage d’ingénierie sociale baptisé « village d’insertion », par quoi, des entreprises humanitaires ont entendu vendre l' »intégration » de certains des nôtres à des pouvoirs publics bons payeurs. Pendant que les responsables de ces pouvoirs s’entendent depuis longtemps pour entretenir notre désintégration juridique qui leur sert d’étendard dans les croisades menées de tout bord pour la sécurité et contre l’immigration.

Malgré l’échec patent et prévisible de ces ouvrages, leurs concepteurs têtus perpétuent leur promotion, privilégiant l’intéressement financier à l’intérêt général. Dans ces centres de séjour surveillé, des familles voient leur marge de décision quant à leur propre vie réduite comme peau de chagrin. Ceux qui ont accepté d’entrer dans ces dispositifs cornéliens ont dû choisir entre la peste et le choléra, entre un régime de liberté surveillée à durée limitée et une expulsion immédiate vers le trou du pays de départ.

Les derniers de ces « villages » fermeront peut-­être fin 2012, faute de renouvellement des fonds publics en direction des sociétés gestionnaires. Après des années perdues, les « insérables » retourneront à la désintégration entretenue par les pouvoirs publics et dont le gestionnaire s’était engagé de les sortir moyennant finance. Comme les « Rroms de Bagnolet », ils retrouveront la rue, la précarité, le harcèlement policier et l’expulsion brutale hors des frontières floues. Les échecs prévus de ces dispositifs révéleront à ceux qui voudront bien en tirer des leçons qu’une autre politique est possible. Celle-­ci n’est pas l’initiative de ceux qui ont fait de l’urgence du changement une publicité mensongère, confondant le peuple souverain avec la ménagère qui préférera être trompée que d’être célibataire.

Il s’agit d’une initiative discrète, menée entre célibataires courageuses dans la ville de Saint-Denis, par un réseau d’hommes et de femmes auquel appartiennent 56 familles rroms nouvellement arrivées à l’endroit où d’autres Rroms étaient les premiers il y a six siècles. Elles participent activement à la conception et à la réalisation à tous les niveaux de leur habitat, et de leur participation à la société française, sous la forme d’assemblées régulières réunissant tous les agents de la république vécue : élus, professionnels, citoyens concernés, solidaires ou inquiets. Y sont envisagés collectivement les obstacles et les moyens de les surmonter. Le moteur de cette initiative, très peu coûteuse, consiste dans des principes qu’incarnent ses acteurs, qui n’exigent de changement que dans les regards, et de la fidélité à la République, communauté des Français depuis la mort des rois : liberté, égalité, fraternité.

Saimir Mile et Pierre Chopinaud, La Voix des Rroms

Leur presse (LeMonde.fr, 10-11 octobre 2012)

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