Tunisie : Kasserine demande justice pour ses martyrs
La sanglante répression qu’a subie la ville pendant la révolution a été jugée le 13 juin. Les familles des victimes dénoncent une « mascarade ».
« C’est une trahison ! » Dans les yeux de Mabrouka, la colère se mêle à la tristesse. Vêtue d’une djellaba couleur corail, les cheveux noués dans un chignon, elle sort du placard de son salon l’image de la tête ensanglantée de son fils, Mohamed-Amine Mbarki. Il avait 16 ans et demi lorsque, le 9 janvier 2011, il a été tué d’une balle dans la tête à Cité Ezzouhour. Ce quartier populaire de la ville de Kasserine, au nord-ouest de la Tunisie, s’était alors soulevé et les forces de l’ordre n’avaient pas hésité à tirer à balles réelles sur les manifestants.
L’affaire dite « des martyrs de Kasserine et de Thala » était examinée depuis le 28 novembre dernier par le Tribunal militaire permanent du Kef. L’ancien président déchu, Ben Ali, était jugé avec 22 co-accusés, dont deux anciens ministres de l’Intérieur, pour la mort de 21 personnes, tuées entre le 8 et 12 janvier 2011. Le 13 juin, le verdict tombe : condamné par contumace, puisqu’il est toujours en Arabie saoudite, Ben Ali écope de la peine la plus lourde, la prison à perpétuité. Les autres varient entre 8 ans et 15 ans de détention, et neuf personnes sont acquittées. Dont Ali Seriati, l’ancien chef de la garde présidentielle, et Moncef Laajimi, l’ex-directeur de la brigade d’ordre public — BOP, équivalent des CRS — dans le nord du pays, dont dépendaient les deux villes. Un verdict qui a provoqué l’ire des familles des victimes et des habitants de Kasserine.
Nettoyage
Traces de pneus brûlés sur le sol, pierres, voitures caillassées : ce jeudi 14 juin, les rues de cette ville où le taux de chômage flirte avec les 40 % portent encore les stigmates des affrontements de la veille. « Si j’avais pu, j’y serais allée moi aussi ! On n’a pas sacrifié nos enfants pour ça ! Il faut nettoyer le reste du clan Ben Ali et enfin connaître la vérité. C’est une affaire politique. Heureusement que je ne sais pas qui a tué mon fils, sinon je l’aurais tué moi-même ! » s’emporte Mabrouka, âgée de 45 ans.
En cette chaude journée d’été, le verdict est dans toutes les bouches. « Il est la conséquence du non-nettoyage du ministère de l’Intérieur. C’est une affaire nationale », lance de son côté Mohamed, 30 ans, responsable d’un cybercafé. Comme la plupart des Kasserinois, il dénonce en premier lieu l’acquittement de Moncef Laajimi. « Des gens l’ont vu à Thala, ils l’ont vu tirer sur la foule. Et malgré cela, il est toujours à l’Intérieur », regrette ce jeune homme au physique chétif. Après la révolution, l’homme a en effet été nommé directeur général des BOP. Le 10 janvier, le ministre de l’Intérieur Ali Laarayedh avait bien essayé de l’évincer, mais sous la pression du syndicat policier il était revenu sur sa décision pour le nommer chef de cabinet adjoint au ministère.
« Comment juger, sur une période et un lieu précis, des personnes qui ont participé à 23 ans de dictature ? C’est très compliqué d’apporter les preuves matérielles, d’autant que les gens qui pourraient témoigner font partie du système qui est toujours en place », rappelle Pierre Puchot, journaliste et auteur de La Révolution confisquée (éd. Actes Sud), pour qui l’application de la justice transitionnelle est « indispensable » à la recherche de la vérité.
Dossier vide
La défense insiste, d’ailleurs, sur la faiblesse du dossier. « Il n’y a aucune preuve que des ordres de tirer ont été transmis ou reçus. Le dossier est vide. Il s’agit d’une situation de terrain. Les responsables n’y sont pour rien », plaide ainsi l’avocat Moez Chérif. Il se dit « déçu » par la peine de 10 ans de prison dont a écopé son client, Jalel Boudriga, ancien directeur général des BOP. « Nous allons faire appel, par principe », prévient-il.
« Il y a des incohérences dans ce verdict. Toute la chaîne de commandement aurait dû être condamnée. Qu’est-ce qui justifie l’acquittement de certains ? » demande pour sa part Amna Guellali, représentante de Human Rights Watch à Tunis. « Il n’y a pas de garantie d’indépendance de la justice, parce que le Conseil supérieur des magistrats de la justice militaire dépend directement du ministère de la Défense, souligne-t-elle. Cela jette un doute important sur le déroulé du procès. »
Ces propos font écho à ceux du Groupe des 25, collectif d’avocats engagés créé au lendemain de la révolution. « Cette décision est la conséquence de la démarche suivie par la Cour militaire durant tout le procès. Ce procès était inéquitable, injuste et basé sur un dossier en grande partie incomplet », s’insurge ainsi Anouar el-Bassi, avocat des familles et coordinateur du collectif. Les familles, rappelle-t-il, n’ont pu se constituer partie civile lors de l’instruction. Celle-ci était en effet déjà en cours lorsqu’est entré en vigueur le décret-loi adopté en juillet 2011 afin d’adapter la justice militaire à ce type de procès.
« Mascarade »
La défense comme l’accusation se rejoignent pourtant sur un point : l’une et l’autre ont relevé de nombreux manquements au sein de l’enquête, comme l’absence de rapport balistique ou le manque d’examens médico-légaux. L’accusation ajoute que le ministère de l’Intérieur n’a pas coopéré ni transmis à la Cour les registres des armes et des balles des agents sur le terrain. Des pièces à conviction auraient en outre été détruites. « Le juge militaire a avoué que les enregistrements téléphoniques des chefs de la sécurité qui ont réprimé pendant la révolution ont été effacés. Il a continué le procès sans même lancer une enquête ! » expliquait pour sa part le 11 juin Ramzi Bettaieb. Ce blogueur et journaliste à Nawaat avait mené une grève de la faim de 16 jours pour attirer l’attention sur cette affaire. « J’ai eu l’impression d’être devant une parodie de la justice. Si on bâtit notre futur sur une illusion et un mensonge, à un moment, cela va dégénérer », prévenait-il.
« On était le pays du Printemps arabe, on est maintenant celui de l’hiver arabe. Mais pas comme les médias étrangers le disent lorsqu’ils parlent des salafistes, non : on vit une mascarade. Les mêmes sont toujours en place », souffle, résigné, Wafek Ghodhbani, frère de Belgassem Godhabni, tombé sous les balles le 10 janvier 2011. Ce père d’une petite fille, qui a désormais la charge de ses parents et de la femme de son frère tué, dit n’avoir même plus envie de se battre de l’intérieur. « Il faut sortir ce dossier de la Tunisie », affirme-t-il. Certaines familles disent même vouloir se tourner vers la Cour pénale internationale de La Haye. « Je ne suis même pas sûr que les autorités tunisiennes accepteraient de coopérer, estime-t-il. En tout cas, si rien n’est fait, si le développement n’avance pas et si justice n’est pas rendue, il y aura une deuxième révolution. »
Publié par des ennemis de la révolution (Julie Schneider, LePoint.fr, 19 juin 2012)