On nous l’avait promis, la « loi spéciale » a fait parler d’elle. L’emballement médiatique de la semaine dernière autour de cette affaire de soi-disante « incitation à craindre le terrorisme » (l’accusation liée à l’histoire des fumigènes dans le métro) est déjà enterré par le choc de l’adoption éclair de la loi 78 et du règlement anti-masque par la ville de Montréal. Et pour dire, leur application ne s’est pas fait attendre. Depuis samedi dernier, les manifestations quotidiennes qui jusqu’ici n’étaient déclarées illégales qu’après les premiers « méfaits » sont désormais considérées « attroupements illégaux » dès le départ — sous prétexte que le trajet n’a pas été établi avec la police. Ceci n’empêche que le « camion-flûte » qui sert aux flics à annoncer l’injonction de dispersion s’est fait cramer à la messe de dimanche.
En passant sa loi 78, Charest qui voulait à tout prix réduire le mouvement à une pleurnicherie d’étudiants gâtés, aura bientôt réussi a faire du carré rouge le symbole d’un mouvement général pour sa destitution. Plus que jamais, ça n’est plus qu’une affaire de frais de scolarité, et un paquet de monde en est bien conscient.
Avec la nouvelle marge de manœuvre de la police, il ne manque plus qu’un couvre-feu général pour avoir vraiment le style « loi martiale ». Or, le couvre-feu est déjà une réalité pour des dizaines voire des centaines d’arrêtés qui ont été relâchés sous des conditions très strictes, et contre des cautions allant parfois à plus de 10’000 $.
L’ambiance est de plus en plus celle de la perte de contrôle, de la grécification de la situation. L’économie québécoise n’est pas aussi ouvertement agonisante que chez nos amis les Hellènes, mais depuis vendredi, on a aussi droit à l’éclairage aux cocktails molotovs. Samedi soir, c’est la rue St-Denis, prise par la fête, la vraie fête, qui a été littéralement allumée. Des milliers de gens se sont retrouvés à chanter et danser autour d’un feu de plusieurs mètres de haut, qui a brûlé plus d’une demi-heure. Après une première dispersion, les flics sont repartis rapidement vers d’autres lieux de tumulte dans la ville. Mais quelques minutes plus tard déjà, une nouvelle marée humaine inondait tout le bas de la rue St-Denis pour venir voir ce feu dont la rumeur s’était répandue sur la ville. Devant le reste de cendres fumantes, il n’y avait qu’un moyen d’être sûr de n’être pas venu pour rien. Quelques instants auront suffi pour que deux nouveaux feux de joie, plus gros encore, soient rallumés. La proximité de chantiers de construction pourvoyait l’essentiel des matériaux à brûler et ceux qui ont servi à ériger des barricades sur trois des intersections.
Dimanche, une autre nuit d’émeutes et de saccage en règle des chars de popo. Cette fois, plutôt que le feu, ce fût l’eau : sur St-Denis encore, une borne d’incendie est ouverte full blast, offrant l’occasion de se rafraîchir en cette soirée de canicule. Puis ça y est, encore 300 arrêtés, et avec les nouvelles dispositions des flics, les prix des amendes distribuées a été multiplié par cinq. Soit 300 × 635 $. Mais ça ne paye pas le coût des opérations.
Avec les nouvelles mesures de répression, tout manifestant étant d’emblée illégal, les « blacks blocs » apparaissent pour plusieurs non plus comme les irresponsables qui mettent en péril la manif, mais comme les seuls qui peuvent la protéger contre les assauts de la flicaille.
Depuis des mois, les hélicos sur-plombent la ville en permanence, et depuis le début des manifs nocturnes quotidiennes, j’avoue que j’ai du mal à dormir. Ça fait maintenant une semaine que les forces de la police provinciale (SQ) sont présentes chaque soir pour donner un coup de main aux petits cochons fatigués du SPVM. Si la ville devient un terrain de jeu pour tous ceux qui jouent à cache-cache-caillassage avec la police, elle le devient aussi pour ces petits porcs qui n’hésitent plus à poivrer et gazer les terrasses des bars, à arrêter et tabasser tous les passants sans distinction : la nouvelle loi le permet, et la situation les y pousse.
Ceux qui se croyaient à l’abri dans leur démocratie commencent à se rendre compte du côté flippant de ce régime politique. Les dictatures à la chilienne étaient portées par une minorité, tandis qu’ici, les gouvernants sont élus et restent soutenus par la majorité. Oui, la majorité, celle qui ne descend pas dans la rue, approuve la loi spéciale, et tout porte à penser que Charest pourrait être réélu. À Montréal pourtant (en excluant la banlieue), le gros du monde semble soutenir le mouvement, même les commerçants et les professionnels sont de plus en plus à trouver que les flics vont trop loin. Mais ailleurs, loin du feu et des gaz, le peuple a peur. Ça semble vraiment absurde comme situation. Très peu de gens comprennent quel intérêt le gouvernement peut avoir à pousser autant les gens à bout. Ça donne l’impression qu’il s’agit vraiment d’un test, d’une expérience laboratoire : les gouvernants et les flics de partout ont les yeux rivés sur ce qui se passe ici. Ceux de Washington en premier.
« Il va y avoir un mort »
Voilà donc, malgré la joie des rues, la multiplication des attelles et des béquilles dans les manifs est inquiétante. Mais le fait que les blessés continuent à se pointer démontre la détermination des gens. Cette fin de semaine, aux moins deux rumeurs ont commencé à faire craindre le premier mort du mouvement. Lésions au foie pour l’un (dû à une balle de plastique, pas à l’éthylisme) et l’autre le visage massacré sur l’asphalte (dû aux flics, pas au mobilier urbain laissé là par les casseurs). Encore une fois, ceux qui ont cru que les nouvelles menaces répressives allaient calmer le jeu se sont complètement gourés. La tension ne fait que monter de deux ou trois crans. Dans les petites chroniques comme dans les discussions à l’arrêt de bus, j’entends des gens qui commencent à prendre le truc au sérieux. « Si la tendance se maintient, il y aura bientôt un mort. » Et quand je tends l’autre oreille, j’entends dire les autres : « y’en a marre, qu’ils envoient donc l’armée et qu’on en parle plus ».
Le maire de Montréal, piteux, ne trouve rien de mieux que d’en appeler à la trêve, encore. Mardi dernier, le 22 mai, la quatrième manifestation « nationale » mensuelle s’est faite sous les mots d’ordre de défi à la loi spéciale. » La loi spéciale, on s’en câlisse », » Charest si tu savais ta loi où on se la met » etc. Sans hésitation, tous s’accordent pour parler de la plus grosse manifestation de l’histoire du Canada, avec près d’un demi-million de personnes à Montréal seulement, mais avec aussi des rassemblements à Québec et dans des dizaines de villes dans toute la province. Fait nouveau, des rassemblements ont aussi eu lieu à Toronto, New York, Paris…
Mais Charest reste impassible (tant mieux) et sa ministre Courchesne dit qu’elle attend que les leaders étudiants viennent vers elle. Façon polie de dire qu’elle attend d’eux qu’ils renoncent à leurs revendications. Hier, pendant ce temps, encore plus de 500 arrestations sont venues s’ajouter au décompte. Le bilan total, après 101 journées de grève tourne autour de 2000 arrêtés.
Cette semaine plus que jamais, plusieurs personnes ont reçu des coups de fil de la police qui leur demandaient de se rendre sans quoi on viendrait les chercher. Ainsi, de nombreuses accusations frappent des gens parfois un mois après une émeute, le temps d’identifier les visages sur les photos et vidéos des événements.
Côté école, le gouvernement a décrété la suspension des cours jusqu’au mois d’août, en croyant ainsi briser l’élan. Ça ne fait qu’éviter d’avoir à affronter les injonctions et rien ne semble indiquer que la grève ne pourra pas s’étendre jusqu’à septembre. Le semestre d’hiver 2012 ne pourra pas être sauvé si le gouvernement ne lâche pas. Et c’est pas parti pour ça. L’été, avec tous les festivals que comptent Montréal et Québec, offrira des occasions de perturbations inédites, en commençant par le Grand Prix. Si ça fait pleurer le maire de Montréal, on dirait que ça fait rire Charest que son plan à lui est de venir à bout du mouvement en judiciarisant tout ce qui bouge. Il a la loi de son côté et il compte l’utiliser. Il compte bien profiter de l’escalade de la confrontation. Effectivement, à première vue, on dirait que tout pousse au raidissement, aux actions plus impressionnantes, à l’inflation quantitative des gueules cassées, tous camps confondus. Et chaque camp est de plus en plus vide de contenu.
Qualitativement, ça reste difficile de voir quelle consistance arrive à sortir de cette occasion « historique ». Sous la tension, on dirait que tout ce qui compte c’est la capacité immédiate à continuer d’aller dans la rue. Et ça marche. Mais au-delà des tactiques de rue, de la multiplication des manifs, le mouvement tarde à prendre en épaisseur.
Mardi soir, tout de même, une nouvelle pratique s’est diffusée dans tout Montréal (et probablement ailleurs) qui produit déjà autre chose. Aux coups de huit heures (20h), des gens sortent de partout sur leurs balcons en cognant sur leurs casseroles, comme en Argentine, en Islande etc. Du coup, dans certains coins de la ville, ça a déjà donné lieu à des petites manifs ou assemblées de quartier spontanées. De là peut-être quelque chose peut commencer à prendre forme qui ne serait plus soumis à l’initiative des seules associations éudiantes et à leur temporalité syndicaliste.
Ça fait juste commencer les amis. Check it out.
sans-titre-diffusion, 24 mai 2012
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