[Aménagement du territoire] Vous qui entrez, abandonnez toute espérance

Fukushima : réouverture de la zone interdite [REPORTAGE EXCLUSIF]

Au Japon, 3 des 11 communes de la zone interdite autour de Fukushima ont rouvert dans l’indifférence générale. Dans certains secteurs la radioactivité est encore supérieure à la limite fixée pour l’évacuation ! Sciences et Avenir a suivi le retour hésitant des sinistrés de Fukushima dans les villes fantômes.

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Minori, 11 ans, enjambe les fondations de la maison de sa grand-mère, emportée par la vague de 14 mètres du 11 mars 2011. Au milieu d’un paysage dévasté, la fillette et son frère cadet sautent d’une poutre à l’autre, sous le regard doux-amer de leurs parents. Scène impensable il y a quelques semaines, des enfants s’amusent au cœur de la zone interdite, à 11 kilomètres seulement de la centrale nucléaire accidentée de Fukushima.

« C’est une bonne chose qu’ils aient rouvert l’accès à Odaka [un district de la ville de Minamisoma], estime Masayuki Koshita, 39 ans, le père de Minori. C’est ma terre natale. Je voulais que les enfants voient ce qu’elle était devenue à cause du tsunami. »

Les parents seraient-ils inconscients? Pas que l’on puisse dire. Dans cette frange du bord de mer située au nord de la centrale nucléaire, les niveaux de radioactivité sont faibles : entre 0,1 et 0,4 microsievert/heure [0,1 à 0,4 microSV/heure équivalent à entre 0,9 et 3,5 millisieverts/an], selon des mesures de la mairie de Minamisoma.

16.000 habitants peuvent revenir chez eux, sans y dormir

Dans l’indifférence générale, 3 des 11 communes de la zone interdite autour de la centrale nucléaire ont rouvert avec le feu vert du gouvernement japonais. Après les communes de Kawauchi et Tamura le 1er avril, la partie fermée de Minamisoma, la plus grande ville de la région avec 70.000 habitants [Ils étaient 70.000 avant l’accident mais beaucoup ont fui après l’accident nucléaire du 11 mars 2011. Ils ne sont aujourd’hui plus que 44.000 à vivre à Minamisoma.], est de nouveau accessible depuis le 16 avril. Entre ces trois communes, quelque 16.000 personnes – sur les plus de 110.000 personnes évacuées des alentours de la centrale nucléaire – ont la possibilité de revenir chez elles. À Minamisoma, le check-point de police qui interdisait strictement l’entrée de la zone a été décalé de 20 à 10 kilomètres de la centrale nucléaire. Rien de moins.

Pour le moment, les résidents n’ont toutefois pas le droit de passer la nuit dans l’ancienne zone interdite. Mais en-dehors de cette importante restriction, il n’existe pas de limitation de temps ni de mesure de radioprotection particulière (port d’un dosimètre, d’une combinaison radiologique ou d’un masque par exemple). Les voitures circulent librement, des résidents commencent à nettoyer et réparer leurs maisons, laissées à l’abandon depuis le 12 mars 2011, au lendemain du séisme et du tsunami qui ont déclenché la catastrophe nucléaire de Fukushima. Dans un semblant de normalité, un haut-parleur diffuse même de la musique traditionnelle japonaise dans une rue du centre-ville d’Odaka, un district de Minamisoma.

De passage dans leur ancienne maison où l’eau et l’électricité sont toujours coupées, la petite Minori, son frère et ses parents, retrouvent des patins à roulette, des livres et des peluches.

Jusqu’à 50 millisieverts par an !

À la suite de mesures aéroportées de radioactivité au sol (réalisées avec un détecteur de rayons gamma) le 30 mars dernier, le gouvernement – qui administre la zone interdite autour de Fukushima – a divisé la ville de Minamisoma en trois zones. Un petit secteur montagneux, où la radioactivité dépasse les 50 millisieverts par an, est resté interdit.

Le gouvernement a rouvert la partie où la radioactivité est inférieure à 20 millisieverts par an, soit le niveau autorisé pour un travailleur du nucléaire en France.

Fait plus surprenant, il a aussi rouvert le secteur où la radioactivité est comprise entre 20 et 50 millisieverts, plus à l’intérieur des terres. Cette décision bouleverse totalement les mesures de radioprotection prises par les autorités japonaises car la limite des 20 millisieverts – un niveau jugé élevé par nombre d’observateurs – servait jusqu’à présent de référence pour ordonner l’évacuation d’une zone dans les environs de la centrale nucléaire. Il s’agissait en quelque sorte du niveau de sûreté décidé par le gouvernement en cette période de crise.

« Ça dépasse l’imagination d’autoriser les gens à revenir à un tel niveau de radioactivité, lance Yamaguchi, l’un des directeurs du Centre d’information des citoyens sur le nucléaire. On ne devrait pas rouvrir les zones où la radioactivité dépasse un millisievert/an [La réglementation française fixe à 1 millisievert par an la dose efficace maximale admissible résultant des activités humaines en dehors de la radioactivité naturelle et des doses reçues en médecine]. » « Nous ne pensons pas qu’il soit dangereux de rouvrir la zone au-dessus de 20 millisieverts/an car les résidents n’ont pas le droit de se réinstaller chez eux, répond Kiyomi Sakuma, membre de la cellule en charge des résidents évacués de l’accident nucléaire, qui dépend du gouvernement. Les résidents ne seront autorisés à se réinstaller définitivement que dans les endroits où la radioactivité est inférieur à 20 millisieverts. »

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Le check-point de police qui interdisait strictement l’entrée de la zone a été décalé de 20 à 10 kilomètres de la centrale nucléaire.

Selon Kosuke Ito, de l’association The frontier Minamisoma, « les niveaux mesurés à Minamisoma sont globalement bien inférieurs à ceux mesurés dans la ville de Fukushima ou de Koriyama [pourtant situées à 60 kilomètres de la centrale nucléaire de Fukushima]. Le principal risque pour les habitants de Minamisoma serait qu’un accident intervienne sur la piscine de stockage des barres de combustibles usés du réacteur numéro 4. » Perchée à une trentaine de mètres de sol et chargée de barres de combustibles usagées, la piscine du réacteur numéro 4 est la première source d’inquiétude de l’opérateur de la centrale nucléaire et du gouvernement nippon. « Il s’agit aujourd’hui du point le plus sensible, confirme un spécialiste qui suit la crise depuis l’origine. Mais des mesures ont été prises pour renforcer cette piscine qui a déjà résisté au séisme du 11 mars et aux répliques successives. Donc je ne pense pas qu’elle présente un danger immédiat. »

Ouvrir pour reconstruire

La réouverture rapide de Minamisoma tient d’abord et avant tout à la volonté de fer du maire, Katsunobu Sakurai. C’est cet élu qui a convaincu le gouvernement de lever la barrière des 20 kilomètres autour de la centrale. «Pour le moment, seules les villes dont les maires étaient les plus motivés et les plus combatifs pour faire revivre leur communes ont rouvert, confirme Kiyomi Sakuma, membre de la cellule chargée des réfugiés du nucléaire. Le gouvernement attend d’être sollicité par les collectivités locales pour rouvrir une ville». La politique dirigiste de protection des riverains de la centrale est donc en train de céder la place à des décisions de compromis, prises au cas par cas avec les autorités locales.

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Dans l'ancienne zone interdite : les dégâts du 11 mars 2011 toujours visibles.

Pour la mairie de Minamisoma, il fallait absolument rouvrir la zone pour espérer reconstruire. Et le chantier est considérable. Même si la frontière des 20 kilomètres autour de la centrale nucléaire a disparu, la différence est brutale entre l’extérieur et l’intérieur de l’ancienne zone interdite. Passée la limite, des voitures gisent sens dessus-dessous au bord des routes, les maisons éventrées par le tsunami n’ont pas été démantelées et de nombreuses routes sont fissurées ou tout simplement fermées, certaines d’entre elles plongent brusquement dans des zones encore inondées. Les ravages du séisme et du tsunami sont visibles comme au premier jour. Très peu de foyers sont raccordés à l’eau courante. Lors de leur séjour dans la zone, les résidents sont priés d’emporter de l’eau pour leur consommation et d’utiliser des sanitaires temporaires installés ici et là. Même si l’éclairage public fonctionne, peu de maisons ont demandé le rétablissement du courant auprès de la compagnie électrique régionale. La mairie espère terminer les travaux de reconstruction en août 2013.

L’imbroglio des déchets de la décontamination

Reste la question, épineuse, de la décontamination. Le gouvernement a prévu de commencer à décontaminer les zones les plus radioactives, vers les montagnes, et d’évoluer progressivement vers les zones les moins touchées. « C’est une façon d’éviter que de l’eau contaminée ruissèle et recontamine les zones moins radioactives vers le bord de mer », explique Hiroshi Murata, de la mairie de Minamisoma. Les forêts ne seront toutefois pas concernées par les opérations de décontamination ce qui limite sérieusement cette logique.

De juillet 2012 à avril 2014, le gouvernement compte décontaminer les zones où la radioactivité dépasse 1 millisievert/an. Mais la tâche s’annonce compliquée : « nous avons du mal à trouver un centre de stockage temporaire dans la région, admet Hiroshi Murata, de la mairie de Minamisoma. Personne n’en veut près de chez lui. Et la question du centre de stockage définitif qui devait être installé à Futaba [une ville très contaminée située à moins de 5 kilomètres de la centrale] n’est pas réglée. » Même sans opération de décontamination, le gouvernement prévoit une réduction naturelle rapide de la radioactivité grâce au temps de
demi-vie des radionucléides. Le césium 134 qui a une demi-vie de 2 ans devrait voir sa radioactivité s’atténuer en premier, suivi de loin par le césium 137 dont la demi-vie est de 30 ans. Selon les projections publiées sur le site Internet du Ministère de l’Économie, la radioactivité passera pratiquement partout sous la barre 20 millisieverts/ an à Minamisoma d’ici 2022, même sans mesure de décontamination.

Faut-il revenir ?

La renaissance de la zone interdite sera longue et compliquée. Les autorités locales ont du mal à donner une date de réouverture complète et définitive. Même si les autorités parvenaient à déblayer les débris, rétablir les infrastructures et à décontaminer, il n’est pas certain que les habitants souhaitent se réinstaller. « Peut-être que 30 à 40% des gens vont revenir », prévoit Hiroshi Murata, de la mairie de Minamisoma. Le gouvernement répète que sa politique repose en grande partie sur le libre-arbitre des habitants. À eux de décider s’ils veulent revenir ou non et à quels niveaux de radioactivité ils souhaitent s’exposer.

Les couples avec enfants se retrouvent confrontés à un dilemme ingérable entre le souhait de quitter des logements temporaires exigus et la santé de leur progéniture. « Je ne pense pas me réinstaller chez moi avec les enfants, confie Masayuki Koshita, le père de Minori, 11 ans. Si jamais les autorités ne garantissent pas des niveaux de radioactivité similaires à ceux d’avant la crise, nous ne reviendrons pas. Même lors de nos visites depuis le 16 avril, on évite de rester trop longtemps pour exposer les enfants. » Dans une rue du centre-ville d’Odaka, un district de la ville de Minamisoma, un couple d’antiquaires est partagé. « Je suis revenue pour prendre soin du cimetière de mes ancêtres et aussi parce que mon mari a beaucoup insisté, raconte Michiyo Sato, 64 ans, de fines lunettes sur le nez, en redressant une statue dans la boutique. Mais je ne veux pas vivre dans une ville fantôme où il n’y aurait pas d’enfants. Même nos petits-enfants préfèrent ne pas nous rendre visite ici. »

Presse contaminée (reportage au Japon de Marie Linton, photos Guillaume Bression, Sciences et Avenir.fr, 16 mai 2012)

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