[In memoriam] « Les bulletins blancs, les bulletins nuls, compteront enfin — et seront comptés… »

8 mai 1898 : Un âne blanc nommé Nul se présente à la députation à Paris

Promené dans tout Paris sur une carriole par le journaliste satirique et anarchiste Zo d’Axa, l’âne finit embarqué par les flics.

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Le dimanche 8 mai 1898, jour des élections législatives, de nombreux Parisiens ont la surprise de croiser un âne blanc monté sur une carriole en se rendant dans les bureaux de vote. Au véhicule triomphal est attelée une bande d’olibrius appelant les électeurs à donner leur suffrage à Nul, l’âne blanc ! Voilà une excellente idée ! Tous ceux qui ne veulent pas donner leur voix à un candidat — et Dieu sait s’ils sont nombreux ! — ont, enfin, la possibilité d’exprimer un vote blanc ou Nul. Au choix.

Cette idée complètement loufoque, voire surréaliste, est née dans la fertile imagination du journaliste satirique anarchiste Zo d’Axa. Derrière ce pseudonyme se cache le descendant du célèbre navigateur La Pérouse. Il publie une maigre feuille intitulée… La Feuille. Zo, ou plutôt Alphonse Galaup de La Pérouse, écrit : « Chers électeurs, finissons-en. Votez pour eux. L’âne Nul, dont les ruades sont plus françaises que les braiments patriotards. » Ce provocateur veut ainsi réconcilier les abstentionnistes avec les urnes. Enfin, l’occasion de « voter blanc, de voter Nul, tout en se faisant entendre ».

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« Lentement, l’âne parcourait les rues »

Zo écrit : « Nous sommes allés, dans sa retraite, trouver un maître auquel personne n’avait songé, un modeste dont personne pourtant ne niera la signification précise. Aujourd’hui, l’honneur m’échoit de présenter ce maître au peuple. On l’appelle maître Aliboron. Ceci soit pris en bonne part. L’âne pour lequel je sollicite le suffrage de mes concitoyens est un compère des plus charmants, un âne loyal et bien ferré. Poil soyeux et fin jarret, belle voix. »

À 10 heures du matin, le jour du scrutin, voilà donc Zo et Nul, accompagnés par une poignée de supporteurs, dévalent les pentes de Montmartre. Zo à pied, l’âne blanc Nul juché sur « un char de triomphe et traîné par des électeurs ». Imaginons la stupeur des Parisiens qui croisent ce curieux équipage électoral. Dans sa revue, le journaliste anar fait un compte rendu détaillé et lyrique de cette traversée de Paris.

« Lentement, l’âne parcourait les rues. Sur son passage, les murailles se couvraient d’affiches que placardaient des membres de son comité, tandis que d’autres distribuaient ses proclamations à la foule : Réfléchissez, chers citoyens. Vous savez que vos élus vous trompent, vous ont trompés, vous tromperont — et pourtant vous allez voter… Votez donc pour moi ! Nommez l’Âne !… On n’est pas plus bête que vous. Cette franchise, un peu brutale, n’était pas du goût de tout le monde ».

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Joyeux chahut

Effectivement, la plupart des passants ne goûtent pas le canular. Ils crient : « On nous insulte ! », « On ridiculise le suffrage universel », « Sale Juif ! » Mais d’autres se tordent de rire et acclament Aliboron (nom de l’âne de Buridan). Des femmes lui jettent des fleurs, des hommes agitent leur chapeau. Le cortège poursuit son chemin vers le Quartier latin. Il arrive, enfin, devant le Sénat, longe le jardin du Luxembourg. La foule s’amasse autour du candidat pour l’acclamer dans un joyeux chahut. À la terrasse des cafés, les étudiants applaudissent à tout rompre. On s’arrache les tracts distribués par les militants. Des jeunes gens se bousculent pour pousser le char.

Vers 15 heures, la police décide d’intervenir. En bas du boulevard Saint-Michel, les sergents de ville font barrage. Leur chef somme Zo et sa troupe de conduire Nul au plus proche commissariat. Mais on n’arrête pas la révolution en marche. Le cortège, poussé par une foule en délire, brise le barrage et traverse la Seine. Il s’arrête devant le Palais de justice d’où, note Zo d’Axa, « les députés, les chéquards, tous les grands voleurs sortent libres ». Rien n’a changé… C’est le moment choisi par les agents pour passer à l’attaque. Ils s’emparent des brancards, enfilent le licol et se mettent à remorquer le char. Le comité de soutien les laisse faire.

« Tel un vulgaire politicien, l’animal avait mal tourné. La police le remorquait, l’Autorité guidait sa route… Dès cet instant, Nul n’était qu’un candidat officiel ! Ses amis ne le connaissaient plus. La porte de la Préfecture ouvrait ses larges battants — et l’âne entra comme chez lui », conclut le journaliste. Ainsi s’achève la campagne électorale de l’âne blanc Nul.

Publié par des ennemis de l’Anarchie (Frédéric Lewino et Gwendoline Dos Santos, LePoint.fr, 7 mai 2012)

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