Les tortures ordinaires de la police tatare
Enquête La mort d’un homme à Kazan après un interrogatoire a révélé un phénomène d’ampleur nationale.
Le 28 décembre 2008, Renat Falakheev, 27 ans, étudiant en droit administratif, fête le départ d’une copine dans un club de Kazan (république du Tatarstan). À minuit et demi, il est emmené au commissariat Azino-2 parce que sa tablée tarde à régler une addition de 50 euros. À trois heures du matin, Ilsiar Falakheeva découvre que son fils est à la morgue de l’hôpital du coin, écorché et couvert d’hématomes. « Le médecin m’a dit qu’il n’avait jamais vu ça. On lui avait arraché un bout de chair jusqu’à l’os. Et quand j’ai récupéré ses vêtements, ils étaient déchirés et lacérés. Ils l’ont battu, ils ont torturé mon garçon jusqu’à la mort », raconte Ilsiar, d’une voix blanche. Cette femme bien apprêtée occupe un poste important dans l’appareil présidentiel. Mais sa haute fonction ne l’a pas protégée. « Depuis plus de trois ans, j’essaie de porter plainte, d’entamer un procès contre ces monstres. Rien à faire. Malgré les preuves flagrantes, l’enquête criminelle n’a jamais été ouverte, et les juges d’instruction me disaient ouvertement qu’ils ne s’engageront pas dans une procédure contre un policier », explique-t-elle. Mais depuis que Kazan est au cœur d’un scandale de torture par la police, Ilsiar a repris espoir. L’affaire a été rouverte et prise en main par des juristes spécialisés.
Mi-mars, un homme de 52 ans, Serguei Nazarov, est décédé après un interrogatoire mené par les inspecteurs du commissariat Dalny, dans le même quartier qu’Azino-2. Selon une pratique très répandue au sein de la police russe, les inspecteurs de Dalny avaient décidé de lui faire porter le chapeau pour un acte de vol et vandalisme qu’il n’avait pas commis, sans hésiter à falsifier les documents nécessaires à sa détention. Pour lui extorquer des aveux, les policiers l’ont sodomisé avec une bouteille de champagne. Nazarov a succombé à l’hôpital à une rupture du rectum. Mais contrairement à l’affaire Falakheev, le cas Nazarov a embrasé l’opinion publique et s’est soldé par un esclandre national. « Non seulement il est mort, mais en plus il a subi des sévices sexuels, avec un objet, une bouteille. De champagne. C’était trop, c’était le point d’ébullition, analyse Igor Cholokhov, qui dirige le Centre pour les droits de l’homme de Kazan. Si Nazarov avait été “simplement” frappé à mort avec une matraque ou s’il avait survécu à la torture, il aurait rejoint aux oubliettes tous les autres molestés. » Depuis 2002, l’ONG suit les cas de violence policière et peut se targuer d’avoir participé à la condamnation d’une trentaine d’agents. Mais depuis 2009, aucune poursuite n’a pu être engagée. « Notre région devait être une vitrine : notre police devait être irréprochable. Les médias ont même reçu l’ordre de ne publier aucune information négative sur les services de maintien de l’ordre », résume Igor Cholokhov.
Péché originel. L’histoire de Nazarov, elle, a été immédiatement reprise par les médias et la blogosphère, provoquant un débat public sur le problème de la torture institutionnalisée qui gangrène la Russie. À Kazan et ailleurs, des dizaines de victimes ont enfin pu se faire entendre. L’ONG de Cholokhov s’occupe aujourd’hui de cinq cas de torture, rien qu’à Dalny, antérieurs à celui de Nazarov, mais pour lesquels aucune enquête n’a jamais été ouverte. L’épisode de la bouteille figure dans tous les témoignages, comme outil de travail routinier. Aliya Sadykova, 20 ans, estime avoir eu de la chance : « Ils m’ont frappée et juste menacée de m’enculer toute la nuit avec la bouteille, mais ils ne sont pas passés à l’acte. » La petite blonde joufflue au visage raconte d’une voix à peine audible les cinq jours passés en détention et les interrogatoires violents à Dalny. Elle devait avouer qu’elle avait piqué dans la caisse d’une entreprise dont elle avait démissionné dix jours plus tôt.
Les récits des victimes révèlent que le « travail » des policiers consistait à extorquer des aveux sous la torture, sans chercher à établir la vérité, en y trouvant même du plaisir. Oskar Krylov, un informaticien de 22 ans, a fini par s’accuser d’un vol qu’il n’a pas commis, après avoir été sodomisé avec un crayon, puis une bouteille, par la même équipe d’inspecteurs. « Au moment où ils ont baissé mon pantalon, j’ai hurlé que je signerai tout ce qu’ils voulaient, et ils m’ont répondu que c’était trop tard, il fallait accepter quand ils me le demandaient gentiment », raconte le jeune homme, qui essaie lui aussi en vain, depuis le mois d’août, de faire ouvrir une enquête criminelle contre ses tortionnaires.
« Le moyen le plus rapide pour élucider un crime, c’est d’obtenir des aveux, explique Pavel Tchikov, juriste en chef de l’association Agora. Les inspecteurs, juges d’instruction, procureurs et tribunaux sont évalués au rendement, il faut donc trouver des moyens efficaces de faire du chiffre. » De fait, le péché originel du système, c’est la politique du chiffre, héritée des « plans de réussite » de l’époque soviétique. La théorie du droit et le code pénal soviétique étaient fondés sur l’idée que l’objectif principal de la police était d’éradiquer le crime, censé être totalement absent de la société communiste. D’où la nécessité d’améliorer les chiffres d’année en année. « Il y a des quotas pour tout : nombre de plaintes enregistrées, de crimes élucidés, de procédures entamées, de jugement rendus, ce qui donne lieu à une chaîne bien huilée dont tous les maillons sont responsables d’abus », poursuit Tchikov. Sur son tee-shirt, on peut lire All cops are bastards (« Tous les flics sont des salauds »). Avec une poignée d’avocats et de juristes, souvent d’anciens juges d’instruction ou procureurs, Tchikov s’est spécialisé dans la torture. Son ONG est basée à Kazan, mais elle travaille dans tout le pays, de Moscou à Vladivostok. « Et s’il n’y a pas de délit, les indices de réussite en pâtissent. Il n’est donc pas rare que les policiers mettent en scène des crimes pour les résoudre », assure le juriste. À la politique du chiffre s’ajoute le conflit d’intérêts quand il s’agit de porter plainte contre un agent de police. « Les juges d’instruction et les inspecteurs de police travaillent main dans la main au quotidien pour élucider les crimes et les délits. Mais quand tu portes plainte contre un flic qui t’a fait du tort, tu t’adresses à son collègue le juge d’instruction. C’est pourquoi la plupart des plaintes sont rejetées. Solidarité de caste oblige », renchérit Ramil Akhmetgaliev, un juge d’instruction devenu avocat, qui partage son bureau avec Pavel Tchikov.
Résultat : une impunité dont jouissent consciemment les policiers et qui leur permet d’abuser de leurs pouvoirs à tous les niveaux. Selon les statistiques officielles du comité d’enquête (principal organe en charge des investigations criminelles), près de 80’000 plaintes sont déposées tous les ans contre des agents des forces de l’ordre. Seulement 4000 enquêtes criminelles sont ouvertes. C’est-à-dire que 95% des plaintes passent à la trappe, alors que 60% sont fondées, assure Tchikov. Et d’insister : la torture au sein de la police n’est pas un phénomène nouveau, pas plus qu’il n’est spécifique à Kazan. Elle est pratiquée partout en Russie, depuis des décennies. L’effet « phénomène de masse » qui secoue Kazan depuis trois semaines est presque un coup du hasard, relativise Tchikov : « Il se trouve que Nazarov est mort à Kazan, où travaillent deux associations très actives en matière de torture par la police. 25 dossiers étaient prêts, et nous avons pu les sortir dès que l’affaire Nazarov a éclaté. »
Bon grain. Face à cette déferlante, les autorités ont dû admettre que les tortionnaires de Dalny n’étaient pas des sadiques isolés qu’il suffisait de punir en présentant des excuses à la famille des victimes. Au-delà de leurs particularités psychiques, ces inspecteurs étaient surtout le produit d’un système. Et la preuve, s’il en fallait, de l’échec de la réforme de la police dont le président sortant, Dmitri Medvedev, avait fait une priorité. Pour purger une institution honnie en Russie, coupable de corruption, trafics, torture et meurtres, tous les policiers ont été soumis, courant 2011, à une procédure de vérification qui devait séparer le bon grain de l’ivraie. « Malgré de mauvais résultats, les flics de Dalny, par exemple, n’ont pas été écartés, car ils étaient sous la coupe de leur chef », s’indigne Igor Cholokhov. Cela aura coûté la vie de Nazarov, mais la situation semble s’être débloquée, se rassurent pourtant les défenseurs des droits de l’homme : le ministre de l’Intérieur du Tatarstan, Asgat Safarov, adepte notoire de méthodes musclées, a posé sa démission, créant un précédent dans la vie politique russe, où les hauts fonctionnaires n’ont pas pour coutume d’assumer les fautes de leurs subalternes. Les policiers de Dalny attendent de passer en jugement. Et le comité d’enquête a soutenu la proposition de créer, enfin, une « police des polices » indépendante.
Leur presse (Veronika Dorman à Kazan, Liberation.fr, 22 avril 2012)