[Krasnaïa Mafia] La ration du commissaire du peuple

RUSSIE. La fortune cachée de Poutine Comptes offshore, prête-noms, contrats bidon…

Des témoins révèlent comment le numéro un russe, qui s’apprête à entamer un troisième mandat au Kremlin, serait devenu immensément riche.

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Vladimir Poutine, en août 2011

De notre envoyé spécial,

Il vit comme un homme traqué. Il dort à l’hôtel ou dans des meublés. Depuis qu’il a fui la Russie, il ne reste jamais plus d’une semaine dans le même pays. Le voilà en Estonie, à Tallinn. Sergueï Kolesnikov arrive de Washington et repartira bientôt, en Suisse. « Je ne suis nulle part en sécurité, dit cet homme d’affaires de 63 ans. On m’a prévenu : Poutine me considère comme un traître à la patrie. » La raison ? « J’ai révélé comment, grâce à ma société, il a secrètement accumulé une fortune considérable. »

Costume gris et lunettes sobres, Sergueï Kolesnikov n’a rien d’un affabulateur. Avant de quitter son pays en catimini, fin août 2010, ce docteur en biologie a copié des dizaines de pièces comptables appartenant à sa compagnie. Il les a confiées à deux prestigieux quotidiens anglo-saxons, le Washington Post et le Financial Times, qui les ont fait étudier par des cabinets d’avocats. Le grand journal russe d’opposition Novaïa Gazeta les a aussi analysées. Tous sont parvenus à la même conclusion : même s’il ne possède pas la preuve absolue de ce qu’il avance, c’est-à-dire un document signé de la main de Vladimir Poutine, et malgré les démentis du Kremlin, Sergueï Kolesnikov dit probablement la vérité. Les risques qu’il prend pour sa propre vie et celle de ses proches forcent l’admiration. « Il est l’une de ces rares âmes courageuses qu’un journaliste croise de temps en temps », écrit l’éditorialiste du Washington Post David Ignatius, le premier à qui Sergueï Kolesnikov a fait part de ses révélations. Crédibles, celles-ci corroborent, au moins en partie, les rumeurs qui courent depuis longtemps sur la fortune cachée de l’homme fort de la Russie.

500 millions de dollars accumulés

L’histoire que raconte le biologiste est complexe. Il y est question de contrats surfacturés, d’hommes de paille et de compagnies offshore. En résumé, il affirme qu’il connaît Vladimir Poutine depuis le début des années 1990. Ce dernier dirige alors le département international de la mairie de Saint-Pétersbourg. À ce titre, il crée une société mixte d’importation de matériel médical, Petromed. Il charge un ex du KGB et Sergueï Kolesnikov, ancien patron d’un labo militaire, de gérer cette compagnie, que les deux hommes rachètent en 1996. Dès qu’il s’installe au Kremlin, quatre ans plus tard, Vladimir Poutine se souvient de ses amis pétersbourgeois. Il leur propose d’octroyer des contrats mirobolants à Petromed à une condition : que 35% des recettes soient détournées vers les comptes d’une société luxembourgeoise, Lirus, dont le nouveau président russe détient, selon Sergueï Kolesnikov, 90% des parts — « toutes au porteur, donc non nominatives ».

D’après l’homme d’affaires, au moins 500 millions de dollars auraient été ainsi accumulés, de 2000 à 2007, sur les comptes de Lirus. Le magot aurait permis à Poutine d’acheter, via des prête-noms, plus de 20% de la grande banque Rossia (dirigée par l’un de ses proches) et de se faire construire un palais de 12.000 mètres carrés sur les bords de la mer Noire. Situé dans une forêt protégée, le domaine de 76 hectares comprend un casino, un théâtre, deux piscines et 20 bâtiments annexes destinés notamment aux 200 domestiques.

Un palais de 12.000 mètres carrés

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Vue du palais de Poutine (RuLeaks)

Quand l’affaire sort dans le Washington Post, à Noël 2010, le Kremlin nie en bloc. Des preuves apparaissent : des photos de la luxueuse demeure sont publiées par le site RuLeaks ; différents témoins disent que Poutine a visité, plusieurs fois, le palais en construction ; on découvre que le domaine est protégé par le FSO (l’équivalent russe des Secret Services) et que les travaux sont effectués par une société d’État. Mais la présidence russe continue de démentir tout lien avec cette résidence.

En février 2011, Novaïa Gazeta divulgue le contrat liant l’administration présidentielle à la société Lirus (celle dont Poutine posséderait 90% des parts). Le Kremlin tente de s’expliquer. Puis décide de brouiller les pistes. Un mois plus tard, le palais est revendu au tiers de sa valeur à un businessman associé à un proche de Poutine. Une précipitation aussi suspecte apparaît comme un aveu.

Dans sa majorité, l’élite russe croit Sergueï Kolesnikov et ne le cache pas. Un conseiller de Dmitri Medvedev, Igor Yurgens, confie au Nouvel Observateur : « Qui d’autre que Poutine pourrait se faire construire un tel domaine en Russie, dans un lieu interdit, protégé par le FSO ? » Mais le grand public ne sait rien. Bien que le businessman en fuite ait écrit une lettre ouverte au président Medvedev, l’affaire est étouffée. Pas une fois, depuis un an, les télévisions russes — toutes contrôlées par le clan du pouvoir — n’en ont parlé.

Le mythe Poutine

À l’évidence, le patrimoine du « leader national » est le tabou des tabous. Officiellement, Vladimir Poutine, qui brigue un troisième mandat présidentiel ce 4 mars, n’est pas millionnaire. D’après ses déclarations publiques, ses avoirs sont modestes. En décembre, devant la commission électorale, il a déclaré posséder 179.612 dollars (135.000 euros environ), un appartement de 75 mètres carrés à Saint-Pétersbourg, un autre, plus petit, à Moscou, et deux voitures Volga de collection qu’il a héritées de son père. En douze ans de pouvoir, il ne se serait donc pas enrichi.

Cela serait tout à fait contraire à l’image qu’il veut donner de lui : celle d’un Robespierre russe, dur mais intègre. Certes, le « leader national » a reconnu récemment que la corruption gangrène l’État. Il ne peut plus nier l’évidence, qui écœure ses compatriotes : sous son règne, tous ses amis ou presque sont devenus milliardaires. Mais lui-même, tel un incorruptible, n’en aurait pas profité. De toute façon, selon la geste poutinienne, l’ancien espion aime le sport et la nature — pas l’argent.

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Vue du palais de Poutine (RuLeaks)

Des indices

Plusieurs incidents ont écorné ce mythe. En juillet 2009, lors d’une visite en Sibérie, Vladimir Poutine offre à un jeune berger sa montre — une Blancpain coûtant plus de 10.000 euros. En septembre, il gratifie un ouvrier de Toula d’une autre Blancpain du même prix. Le mois suivant, en Chine, il en porte une troisième. Autre péché mignon de Poutine : les costumes de chez Brioni. Très voyants, ces goûts de luxe, pour un incorruptible.

Des cadeaux, dit le Kremlin. Une fortune cachée, répond la rumeur. En 2009, un certain Robert Eringer dit savoir où elle se trouve. Il a dirigé les services de renseignement de Monaco. En conflit avec Albert II, qui l’a remercié, il produit une déclaration sous serment devant un tribunal californien. Au passage, il y est question de Poutine. « En novembre 2005, est-il écrit, un informateur rémunéré a donné des renseignements sur des activités de blanchiment à Monaco et le long de la Côte d’Azur, concernant Vladimir Poutine. [Ce dernier] était apparemment derrière un certain nombre d’investissements dans l’immobilier, payés par de l’argent siphonné du secteur énergétique russe.  » L’ancien chef espion nous précise aujourd’hui que sa source « travaillait pour la DST et la DGSE » et que, si cette taupe n’a pas fourni de preuve définitive, tout portait à croire qu’elle disait la vérité. Mais, toujours tenu au secret, il ne veut pas donner plus de détails.

Jugé trop obsédé par son différend avec la Principauté, Eringer n’a pas été pris au sérieux. Pas plus que le politologue russe Stanislav Belkovski qui, fin 2007, affirmait que le « leader national  » était l’homme le plus riche d’Europe. À l’époque, ses accusations font la une de la presse internationale. Mais, faute de documents, elles retombent. Pourtant, le montage décrit par le politologue ressemble à celui que Sergueï Kolesnikov mettra en lumière trois ans plus tard.

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Vue du palais de Poutine (RuLeaks)

Le deal avec le clan Eltsine

Qu’avait dit Belkovski ? Que Poutine possède 40 milliards de dollars en actions de compagnies présidées par ses amis de Saint-Pétersbourg. Il détiendrait 4,5% du géant gazier Gazprom (dirigé par son ancien adjoint à la mairie) et au moins 50% de la plus importante société privée d’exportation du pétrole russe, Gunvor. Celle-ci est gérée par Guennadi Timchenko, avec lequel Poutine a créé un club de judo, toujours à Saint-Pétersbourg. Après que Belkovski eut parlé d’elle, on a découvert que Gunvor a une structure de propriétés des plus mystérieuses : basée à Genève, la société appartient à une holding néerlandaise, elle-même filiale d’une compagnie chypriote, dont l’adresse postale renvoie aux îles Vierges. Plus troublant encore, Gunvor est, de l’aveu même de ses dirigeants, détenu au final par trois associés, dont l’un veut rester anonyme. Ce dernier est-il Poutine, comme le soutient le politologue ?

Le Kremlin a démenti avec véhémence les affirmations d’Eringer et de Belkovski, qui les maintiennent. Le politologue dit détenir ses informations de différentes sources appartenant au premier cercle du pouvoir, « où ces données sont très connues ». Selon lui, les proches du « leader national  » racontent que tout s’est joué fin 1999, quand le clan Eltsine a fait de l’obscur colonel du KGB son candidat pour succéder au vieil alcoolique. « Le deal était le suivant, assure Belkovski. Poutine ne s’attaquerait pas aux biens des oligarques proches d’Eltsine, en échange il pourrait mettre la main sur les secteurs et les entreprises « libres ». C’est pourquoi Poutine et ses amis de Saint-Pétersbourg auraient jeté leur dévolu sur le gaz et la distribution du pétrole, qui, du fait de leur faible prix à l’époque, avaient été délaissés par la « famille » Eltsine. Le nouveau président russe se serait attribué, via des hommes de paille et des comptes offshore, la part du lion de ce nouvel empire.

Ancien ministre d’Eltsine, Boris Nemtsov accuse lui aussi. Devenu l’un des leaders de l’opposition, il a rédigé plusieurs pamphlets extrêmement documentés sur la fortune des proches de Poutine — amis de jeunesse, du KGB ou partenaires de judo. Il a établi, par exemple, que la cession à vil prix de filiales de Gazprom à des hommes tels les frères Rotenberg ou Youri Kovaltchuk, eux aussi des amis de Saint-Pétersbourg, représente un transfert d’actifs de 60 milliards de dollars. Au total, depuis l’arrivée de leur chef au pouvoir, ce serait près de 200 milliards d’actifs que les nouveaux princes de la Russie auraient détournés. Au profit de qui ? « Il y a des raisons de croire, dit Boris Nemtsov, que tous ces Timchenko, Kovaltchuk et Rotenberg ne sont que les propriétaires nominaux de leurs vastes holdings, dont le bénéficiaire réel et ultime est Poutine lui-même. »

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Dmitri Medvedev et Vladimir Poutine

Rester le patron

Si tout cela est vrai, Sergueï Kolesnikov n’a révélé qu’une petite partie des avoirs cachés de l’homme fort de Russie. Mais, qu’elle se chiffre en millions ou en milliards, Poutine deviendra-t-il un jour l’heureux propriétaire officiel de cette fortune ? « Comme dans la mafia, ce « patrimoine », s’il existe, est fondé sur des accords verbaux, informels, explique Roman Shleynov, du quotidien économique russe Vedomosti. Tant que Poutine est le patron du clan, personne ne s’avisera de remettre en question la parole donnée. » Mais qu’en sera-t-il le jour où il ne sera plus tsar ?

Apparemment, la question l’inquiète. En témoigne un câble américain révélé par WikiLeaks. Il date de décembre 2007, au moment où toutes les chancelleries se demandent qui, d’Ivanov ou de Medvedev, Poutine va choisir pour lui succéder au Kremlin. Un diplomate rapporte au département d’État l’avis de l’une de ses sources. « Comme Poutine possède des biens secrets à l’étranger à travers des hommes de paille, dit l’informateur, il redoute qu’en nommant un successeur fort, tel Ivanov, ce choix puisse se retourner contre lui : il pourrait devenir l’objet d’enquêtes policières et d’avis de recherche d’Interpol. » Et, de fait, Poutine a choisi le falot Medvedev.

Aujourd’hui, le problème ne se pose plus. Le « leader national » a décidé de rempiler. Il devrait remporter la prochaine élection présidentielle, dès le premier tour, le 4 mars. Comme il aura le droit de se représenter une fois de plus et que le mandat a été rallongé de deux ans, il devrait rester au Kremlin jusqu’en 2024. Douze ans de cavale en perspective pour Sergueï Kolesnikov.

Leur presse (Vincent Jauvert, Le Nouvel Observateur, 1er mars 2012)

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