Mayotte : le juge, les gendarmes et les indics
Le parquet de Mayotte et la gendarmerie tentent de freiner l’enquête d’un juge d’instruction mettant en cause des fonctionnaires pour « trafic de drogue ».
L’histoire est un éternel recommencement à Mayotte. Le juge d’instruction Hakim Karki qui, selon nos informations, s’apprêterait à mettre en examen la semaine prochaine des gendarmes pour « trafic de drogue », se heurte au parquet de Mayotte. Philippe Faisandier, le procureur de Mayotte, traînerait des pieds pour délivrer au magistrat instructeur un réquisitoire supplétif, sésame indispensable à l’élargissement de son enquête et condition préalable à la mise en cause des fonctionnaires. Le juge chargé au départ d’enquêter sur le décès de Roukia, une lycéenne de 18 ans morte par overdose, soupçonne aujourd’hui certains gendarmes d’avoir organisé sur l’île une partie du trafic de stupéfiants dont serait issue l’héroïne fatale à la jeune fille. Des fonctionnaires qui appartiennent tous au groupement d’intervention régional (GIR), une structure créée dans l’île en 2008 pour lutter contre les trafics en tous genres et regroupant policiers, douaniers, agents fiscaux et gendarmes.
Le procureur de Mayotte vient de renvoyer le juge Karki à sa copie en lui demandant de motiver plus précisément sa demande. Ce qui laisse présager la décision du procureur.
Interventions de la gendarmerie
Déjà en août dernier, une guéguerre avait opposé le magistrat instructeur au procureur ainsi qu’à la direction générale de la gendarmerie nationale. Le parquet général avait demandé le dépaysement du dossier, mais s’était fait retoquer par la Cour de cassation. À l’époque, les avocats du dossier — partie civile comme défense à l’exception de ceux du GIR — avaient publiquement soutenu Hakim Karki. Auparavant, le procureur de Mayotte avait refusé au magistrat instructeur l’élargissement de son enquête au trafic de stupéfiants, tout en lui demandant d’extraire notamment du dossier des écoutes compromettantes entre un maréchal des logis et son indic. Ce que refusait le juge, considérant que ces éléments participaient à la manifestation de la vérité.
La direction générale de la gendarmerie nationale est intervenue, quant à elle, à plusieurs reprises. Elle a d’abord muté le responsable de l’enquête sur la mort de la lycéenne. Ce lieutenant de la section de recherche de la gendarmerie de Mayotte, décrit comme expérimenté et loyal au juge, avait notamment placé sur écoutes son collègue du GIR. Une trahison, sans doute. Officiellement, sa hiérarchie lui aurait reproché de ne pas lui avoir suffisamment rendu compte de l’enquête. Par ailleurs, le chef du GIR avait écrit au directeur de cabinet pour que celui-ci retire leur carte de séjour aux deux indics comoriens jugés trop bavards. Enfin le général de brigade Jean-Régis Vechambre, commandant la gendarmerie d’outre-mer, avait personnellement adressé le 5 juin dernier un e-mail au juge pour le dissuader de convoquer les gendarmes afin de les mettre en examen. « Il me semble peut-être prématuré de lancer, à l’égard de tant des personnes en cause que du chef du GIR, des convocations. » Et le général de proposer au juge de « venir en parler de vive voix ». Une demande restée sourde.
Mises en examen
Le lendemain, mauvaise tête, le magistrat instructeur adressait aux fonctionnaires du GIR ses convocations. D’où un nouvel e-mail du général au juge : « Au-delà de la sympathie que j’ai pour vous, Mayotte est face à des défis majeurs de sécurité, qui exigent de tous les acteurs une grande cohésion. Il me paraît essentiel que notre énergie soit tournée face à ces défis et non dans des voies qui pourraient être perçues comme de l’autodestruction, au moins au stade actuel de l’enquête. » Le juge n’a pas vraiment apprécié les conseils : il a versé les deux e-mails au dossier d’instruction et mis en examen les fonctionnaires au cours de l’été. Trois d’entre eux — deux gendarmes et un policier — l’ont été pour « transport, cession ou offre de produits stupéfiants », et deux d’entre eux pour « homicide involontaire ».
Tout commence le 14 janvier 2011. Mathias B., un Mzungu (un « Blanc », déjà condamné à trois ans de prison pour trafic de stupéfiants), sniffe chez lui de la poudre avec Roukia, sa petite amie. La jeune lycéenne de 18 ans ne s’en relève pas. Pris de panique, Mathias se débarrasse du corps pour faire croire à un meurtre. Mais il est finalement confondu. Devant le juge d’instruction Hakim Harki, qui le met en examen pour « homicide involontaire », le jeune homme donne rapidement le nom de ses deux fournisseurs de drogue : Daniel M. et Saïd A. M. Deux Comoriens en situation irrégulière qui se révèlent être des indics immatriculés au GIR. Mis à leur tour en examen, ceux-ci reconnaissent avoir vendu de la poudre à Mathias. Mais, manque de chance pour le GIR, cette poudre serait passée, selon les indics, entre les mains de plusieurs de ses fonctionnaires. D’après eux, Daniel M. serait allé trouver son agent de référence au GIR pour lui parler d’un grossiste intéressé par l’envoi de poudre à Mayotte. « Qu’il en envoie une petite quantité. On doit la tester », lui aurait répondu le gendarme. Quelques semaines plus tard, un gendarme les aurait convoqués à la gendarmerie et leur aurait restitué la drogue, jugée de mauvaise qualité. La poudre remise « était dans une enveloppe de gendarmerie », explique au juge l’indic que l’on surnomme Saha dans le milieu. Il affirme que c’est bien celle qu’il a vendue à Mathias comme étant de la cocaïne. Mais voilà, ce n’était pas de la cocaïne, mais de l’héroïne.
« Le GIR avait ses propres bateaux »
Bref, une histoire d’indic qui finit mal. Un accident regrettable dû à la malchance et à la négligence ? C’est pire, semble-t-il. Interrogé le 21 juillet par le juge d’instruction, Saha révèle un système ahurissant mis en place par le GIR. Selon lui, le groupement organiserait lui-même le trafic de drogue. « Si je connais quelqu’un qui a de la stup, je vais voir mon chef, mon contact. Je lui explique que je connais quelqu’un qui a de la stup et il me dit d’essayer de savoir la quantité, l’endroit où il dort, ce qu’il fait, comment cela arrive à Mayotte, et après, on va voir. Le GIR avait ses propres bateaux et avec ses propres commandants. »
— Vous voulez dire que le GIR s’occupe de rentrer en contact avec vos interlocuteurs ? demande le juge à l’indic.
— J’ai fait quatre grosses affaires, mais une seule fois sur des produits qui venaient d’Anjouan (une île de l’archipel des Comores), après je suis allé voir le GIR et c’est eux qui ont contacté le commandant du bateau. Le GIR avait des contacts à Anjouan, j’ai dit au mien que j’attendais sur la plage et le GIR a organisé le transport de mon contact avec les produits stupéfiants et ils ont interpellé la personne sur une plage.
Écoutes accablantes
En réalité, selon l’indic, le GIR avait ses propres passeurs. Il choisissait les plages où ils devaient arriver. Quand ils arrivaient, le fournisseur était arrêté, mais pas les passeurs, qui repartaient. Selon l’indic, l’affaire se serait passée fin 2009. Contre celle-ci, Saha aurait gagné un numéro d’immatriculation d’indic : 16501188.
— Le jour où j’ai fait une deuxième opération, on m’a payé 500 euros, précise l’indic.
— Qu’est-ce que cela vous a rapporté de travailler pour le GIR ? demande le juge.
— Le GIR m’a fait plusieurs fois des récépissés de carte de séjour. J’ai réussi, grâce à ces récépissés, à aller voir ma famille aux Comores. (…) Un jour, j’avais un retard de loyers de deux mois, j’étais dans la misère et je suis allé voir Jérémy [son contact au GIR]. (…) Il m’a donné un peu de stupéfiants pour régler mes problèmes, mais il a dit de ne pas le dire à ses collègues ou à n’importe qui.
Les affirmations de Saha ont été accréditées par d’autres indics du GIR qui en comptabilise officiellement plusieurs dizaines. Par ailleurs, les écoutes diligentées depuis par le juge d’instruction sont accablantes pour les fonctionnaires. Notamment cette conversation entre le maréchal des logis Daniel P. et un indic, interceptée le 10 mai 2011.
— C’est quoi comme marchandise ?
— Il y a trois sortes. Il y a du blanc, du chocolat et de l’herbe.
— C’est quoi comme blanc ?
— C’est de la cocaïne.
— Tu as combien de kilos ?
— À peu près dans les dix kilos.
— C’est combien le kilo ?
— 2200.
— Si tu peux me le faire à 2000, ce serait pas mal.
Pourquoi organiser un tel trafic ? C’est la question que souhaiterait aujourd’hui poser aux fonctionnaires le juge d’instruction Hakim Karki…
Leur presse (Jean-Michel Décugis, LePoint.fr), 1er février 2012.