Mathieu Rigouste : « Le théorème de la hoggra – Histoires et légendes de la guerre sociale »

Le théorème de la hoggra – Histoires et légendes de la guerre sociale synthétise dix années de travail, de luttes et de réflexions. C’est à la fois un traité de mécanique sécuritaire, une enquête en forme de manuel et un roman épique, un mélange d’Histoire et d’histoires. À travers la vie de douze personnages allégoriques, tissés de faits réels, l’auteur retrace l’histoire de la colonisation, de l’immigration et des quartiers populaires, les transformations de l’État et des médias, de la police et de l’armée, l’évolution des sociétés de contrôle et de ce qui leur résiste. À mi chemin entre l’essai et le conte, une partition pour déchiffrer le vacarme de la guerre sociale.

« L’orchestre des damnés s’était installé en fin d’après-midi. Il attendait son heure, patient sous ses capuches. La République l’avait précédé à l’entrée du quartier. Derrière les blocs de béton qui ferment la zone depuis dix-huit mois.
Elle s’accordait à d’autres diapasons, déterrés par malice dans d’anciens champs de coton. Elle ajustait sa robe de soirée. Ses cars blancs, ses milices bleues et ses matraques rouges.

Ce fut d’abord l’éclat et puis les cliquetis du verre. Les ampoules se répandirent en milliers de fragments tranchants sur les trottoirs complices.
Imitant ces ombres fracturées qui errent dans les dédales du ghetto français, les réverbères succombaient l’un après l’autre, brisés sous l’impact des boulons et des pierres.

C’est ainsi par chez nous que débutent les cérémonies d’adieu. Alors il faut bien se raconter quelques histoires avant de crever. »

Mathieu Rigouste est chercheur indépendant. Gosse de banlieue, engagé dans les luttes, il enquête sur le système sécuritaire pour fournir des armes de libération. L’auteur de L’ennemi intérieur (La Découverte, 2009) et Les marchands de peur (Libertalia, 2011) livre son dernier prototype, plus léger et maniable. Sous les masques du conte, une histoire de l’impérialisme et de la résistance, dix années d’enquête et de combats contre le capitalisme sécuritaire, trente années d’histoires recueillies dans les périphéries de l’Empire. Un petit livre noir, à canon scié.

Référence du livre :
« Le théorème de la hoggra – Histoires et légendes de la guerre sociale » par Mathieu Rigouste
240 pages – 11 × 16 cm
ISBN 978-2-9538046-1-4
Collection Béton arméE
Éditions BBoyKonsian

Contact :
01 39 18 17 04 // 06 13 90 84 15
akye@bboykonsian.com

Le livre est disponible ici : http://www.bboykonsian.com/shop/Le-theoreme-de-la-hoggra_p620.html

Le Post, 7 novembre 2011.


Mathieu Rigouste : « Les révoltes populaires sabotent les fictions de la “Justice” »

Gouverner les pauvres pose un sérieux problème de discipline. Pour se faire obéir, les institutions de l’État doivent dresser et domestiquer, c’est-à-dire mélanger de la force et de la séduction, articuler la contrainte et la recherche de l’adhésion. Pour légitimer les inégalités, pour susciter le consentement et la coopération des ségrégués, il faut donc fabriquer des fictions. L’une de ces fables nous raconte que le procès d’une révolte populaire aurait quelque chose à voir avec l’idée de justice.

L’État-nation français organise sa mythologie en revendiquant les idéaux des soulèvements qu’il a écrasés. Système impérialiste dont la richesse et l’autorité sont ancrées dans des siècles de traites négrières et de colonisation, de guerre et d’exploitation, la « patrie des droits de l’homme » grave au fronton de ses institutions, une devise — « Liberté, Égalité, Fraternité » — qu’elle a pillée sur les cadavres des révolutionnaires de 1789, 1848 ou 1871. Cette fiction lui permet de pourchasser tout ce qui ressemble à la mise en pratiques de ces mêmes idéaux d’émancipation collective. Le massacre de la Commune de Paris il y a 140 ans, celui des Algériens un 17 octobre 1961 et la liste interminable des brutalités et crimes de la police et de la prison sont évidemment soumis aux silences de l’histoire officielle. Car ces mémoires ont l’inconvénient de démasquer le pouvoir des riches, l’ordre blanc et leur mythe national. Aux souvenirs de la violence d’État qui balafrent les cultures populaires, l’État doit opposer des fables dont il sort victorieux, digne et fier.

Depuis le renversement de la féodalité, les classes dirigeantes se font peindre puis photographier en « représentants du peuple ». Il leur faut créer tout un monde imaginaire où, puisque l’égalité et la liberté sont censées être garanties par la Constitution, les pauvres seraient donc responsables de leur misère, les étrangers responsables de la xénophobie et les révoltés responsables de la répression.

La « Justice » est l’une de ces fictions fondatrices. Pour « faire appliquer le droit », c’est-à-dire continuer à se reproduire, l’institution judiciaire se présente comme « indépendante » des champs économiques et politiques. Le fonctionnement d’un tribunal nécessite de faire vivre la croyance selon laquelle il applique des « lois au service du peuple » et non les règles administratives de gestion d’un cheptel humain conçues pour préserver l’ordre du profit. La magistrature travaille à l’intérieur d’une grande machine à punir et enfermer les indisciplinés parmi les galériens. Elle ne peut assumer officiellement le fait qu’elle partage avec les classes dirigeantes et possédantes, un système d’intérêts et de privilèges, ainsi qu’un même monde sensible.

C’est précisément ce monde sensible qu’elle projette dans ses mythes, un monde où règnent les droits de l’homme blanc et riche, seul dans sa liberté, son égalité et sa fraternité.

L’institution judiciaire n’est pas monolithique, c’est un champ de luttes où des fractions d’intérêts s’opposent, s’affrontent et coopèrent. Ses agents sont sélectionnés, triés, filtrés parmi ceux qui respectent quelques règles pratiques : savoir notamment distinguer ceux qui devront bénéficier d’une indulgence, les chiens de garde qu’il faudra amadouer, les dépossédés qui devront être châtiés au moindre écart, et les corps d’exception contre lesquels toute forme de violence pourra se justifier. Ce savoir est construit et entretenu durant toute la carrière d’un magistrat, depuis la socialisation infantile généralement bourgeoise, en passant par les universités de droit et les grandes écoles où se construisent une conscience élitiste, jusque dans les arrières cours des tribunaux et les « milieux autorisés » où les grands hommes de loi côtoient régulièrement les hommes d’argent et de pouvoir.

Il existe ainsi toute une série de dispositifs internes qui permettent à l’institution judiciaire de réduire les risques qu’un juge interprète le droit dans l’intérêt des couches sociales les plus opprimées. Mais comme dans tout système, il existe des marges de manœuvre qui laissent parfois émerger dans l’interstice des humiliations quelques jugements en faveur des bannis. Lorsque certains magistrats mal-domptés se glissent entre les mailles du filet et réussissent à parvenir jusqu’à des positions influentes pour les perturber (un juge capable d’inculper un chef de l’État, de mettre en cause la propriété privée ou de disculper des insurgés). Ils sont des exceptions que la structure, elle aussi pyramidale, de l’institution judiciaire marginalisera, corrigera et instrumentalisera par la suite comme des faire-valoir de la fiction démocratique. L’institution judiciaire est organisée pour soumettre et bannir, elle réagit à des rapports de force.

En simulant l’impartialité, elle tente aussi de faire admettre à ses victimes qu’ils sont « fautifs » et responsables des peines qu’ils subissent. Ici comme en psychanalyse, la répression s’appuie sur la culpabilisation. Une autre de ces fictions d’État consiste effectivement à faire croire que la police intervient dans les quartiers populaires pour s’attaquer à « la délinquance et au crime » dont les pauvres seraient les premières victimes. Donc pour les protéger, les libérer, d’eux-mêmes et malgré eux : un pilier de l’imaginaire colonial. Ces discours permettent de justifier le contrôle policier et la soumission des classes populaires par un système de violence et d’humiliation quotidien. Ils soutiennent l’enfermement d’une partie conséquente du prolétariat non salarié et masquent les misères et les violences produites par l’alliance de l’État et du capital.

Depuis que le contrôle et la répression sont devenus des marchés dans le dernier tiers du XXe siècle, il est désormais très profitable de multiplier les unités policières. Le capitalisme sécuritaire a appris à tirer profit de la répression et trouve désormais intérêt à provoquer des désordres gérables pour mieux développer et vendre des techniques, des méthodes et des matériels de sécurisation : l’antibande, l’antiémeute et l’antiterrorisme sont des marchés politiques et économiques.

L’institution judiciaire assure le chaînon reliant la police et la prison au sein d’une stratégie de la tension appliquée aux quartiers populaires. Enfermer ceux que le pouvoir n’arrive plus à tromper, humilier ceux qu’il n’arrive plus à séduire et alimenter le dernier secteur du marché de la sécurité en fournissant à l’industrie pénitentiaire une main d’œuvre quasi-esclave extraite parmi les franges les moins bien domestiquées des classes populaires.

Ceux qui se sont révoltés savaient déjà qu’il n’y a d’égalité et de liberté pour tous ni à l’entrée ni à la sortie des tribunaux. Mais lorsque leurs soutiens et leurs familles réclament la « vérité et la justice », lorsqu’ils font appel, c’est une histoire de dignité, une tentative pour rétablir les faits, pour réduire les peines, pour parler aux autres opprimés et pour résister à l’impunité de la violence policière. Les institutions d’une société pyramidale ne sont pas faites pour bouleverser les rapports de domination mais pour les reproduire. L’appareil judiciaire ne peut pas empêcher la police de tuer. Il est chargé de soumettre ceux qui contredisent la légitimité du monopole étatique de la violence.

Il doit faire taire ceux qui brisent les fictions.

Mathieu Rigouste

Mathieu Rigouste est chercheur en sciences sociales. Il a notamment publié L’ennemi intérieur : la généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine aux éditions La Découverte en 2009, et Les marchands de peur, La bande à Bauer et l’idéologie sécuritaire aux éditions Libertalia en 2011.

Nota bene : Un petit livre retraçant les révoltes de Villiers-le-Bel, le déroulement de la répression et l’arbitraire des procès vient d’être publié aux éditions Syllepse : Vengeance d’État. Villiers-le-Bel, des révoltes aux procès, 2011. L’ensemble des bénéfices est reversé aux inculpés.

Villiers-le-Bel, le procès en appel, 17 octobre 2011.

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