Quand les sans-papiers se rebiffent

Enquête – Durant le mois d’octobre, des sans-papiers ont été jugés en appel à Paris pour avoir incendié en 2008 le centre de rétention de Vincennes (verdict le 13 janvier). Cette révolte est devenue un symbole des luttes qui ont pris de nombreuses formes. En France et ailleurs.

En 2008, année où le Centre de rétention administrative (CRA) de Vincennes a brûlé, deux autres centres de rétention ont pris feu et ont dû fermer : à Nantes et à Bordeaux. Au printemps 2011, c’est le centre du Canet, près de Marseille, qui a dû fermer suite à une épidémie de légionellose et un incendie volontaire.

Le 7 octobre dernier, à Rennes, sept retenus ont monté des barricades dans leur centre et jeté pierres et objets divers sur les policiers. Le communiqué du Réseau Éducation sans frontières d’Ille-et-Vilaine (RESF 35) explique les circonstances de cette révolte : « Ce soir vers 20 h, un retenu tunisien de retour du JLD [juge des libertés et de la détention, NDLR] s’est confronté à un policier qui lui avait balancé ses affaires à la figure. Ce geste a déclenché une rébellion des autres retenus. »

AUTO-MUTILATION

À chaque fois, mauvais traitements et conditions de rétention sont en cause : c’est le décès d’un retenu tunisien, Salem Essouli, non soigné pour ses problèmes cardiaques, qui a mis le feu aux poudres en 2008 à Vincennes, le plus grand centre de France qui était déjà en proie depuis plusieurs mois à des tensions grandissantes.

Le moyen le plus couramment employé par les retenus pour faire entendre leur détresse reste malheureusement l’auto-mutilation : avaler des lames de rasoir, du shampooing ou d’autres produits dangereux permet de retarder une expulsion. Dans les mois et les jours précédant l’incendie de Vincennes, des militants ont recueilli par téléphone les témoignages des enfermés.

Le 21 juin 2008, jour de la mort de Salem Essouli, l’un deux a ainsi relaté l’état d’esprit majoritaire : « Les autorités ont beau parler, la réalité de l’intérieur du centre est qu’on n’est pas traités comme des humains. On est des sans-papiers. On est mis dans une situation d’infériorité. Ce n’est pas facile à vivre. Des gens craquent. Ils pensent à se suicider. »

Si le désespoir prend souvent la forme d’actes auto-mutilateurs, les conditions d’existence en rétention, les rivalités entre retenus ou groupes de retenus et le fort turn-over font qu’il n’est pas forcément facile de s’organiser collectivement.

Néanmoins, les luttes collectives ne sont pas absentes des CRA, notamment lorsque les détenus font face à des problèmes qui touchent toute la collectivité, ou quand la multiplication des atteintes à leurs droits et à leur dignité ou des violences policières, fait sauter la soupape dans un climat déjà très tendu.

Matraquages, usage du Taser, livres religieux (co­rans) piétinés, mises à l’isolement, surcharge des chambres, soins bâclés, nourriture périmée sont autant d’occasions de se rebeller. D’autant que la rétention est de manière générale vécue comme une grande injustice par des gens ayant le sentiment d’être enfermés sans avoir commis aucun crime.

GRÈVES DE LA FAIM ET MANIFESTATIONS

Les moments et les espaces de vie commune sont alors un lieu idéal pour exprimer ce mécontentement, notamment par des grèves de la faim : « Ce midi, dans le réfectoire, les retenus ont refusé de manger parce que la nourriture est dégueulasse, raconte un retenu à Vincennes début juin 2008. Les flics sont venus avec des casques et ont tapé plusieurs hommes. Deux personnes sont en ce moment en isolement et menottés. On a écrit un texte que l’on va donner au chef de la brigade et puis on va le photocopier pour le donner à la Cimade et aux flics. »

Dans de telles conditions, le soutien extérieur est essentiel pour la pérennité de ces révoltes. À Vincennes, entre 2006 et 2008, il y avait quasiment un parloir sauvage par semaine — c’est-à-dire que les soutiens allaient parler à travers les grilles ou par téléphone aux retenus.

Un militant témoigne : « Avec les flics, c’était assez tendu. On était même parfois raccompagnés au RER pour cause de manif non autorisée. »

Ainsi, le 5 avril 2008, 15’000 personnes manifestent à Paris « contre une immigration jetable ». Deux cent atteignent le CRA où un Africain, Baba Traoré, a trouvé la mort la veille, mais la manifestation du samedi suivant est bloquée par les CRS. Cependant, le 4 mai suivant, un concert avec la rappeuse Keny Arkana est organisé devant le CRA et des retenus parviennent à joindre des militants, leurs paroles étant alors diffusées par la sono.

Briser l’isolement des retenus n’est pas toujours facile pour les militants, qui doivent nouer des relations de confiance avec des retenus méfiants, qui parfois pensent avoir affaire à des policiers. Mais quand le contact se noue, c’est tout aussi difficile côté retenus :

« Je vous ai vus samedi sur le parking, témoigne l’un d’eux le 14 avril 2008. En montant l’escalier et en s’appuyant sur une barre, on peut apercevoir le parking qu’ils ont essayé de nous cacher avec la bâche verte. Les flics nous ont empêchés de nous rassembler. Ils viennent à quatre ou cinq, ils se mettent parmi nous. Ils essaient de capter l’attention des retenus en leur parlant d’autre chose. Les gens se font avoir facilement et ça marche. Après votre visite […], le commandant […] nous a fait la morale pendant plus d’une heure. »

L’incendie du CRA a mis un coup de frein à ces mobilisations. Le CRA a été fermé le temps de sa reconstruction. Des sans-papiers ont été mis en cause et passent actuellement en jugement, sur la seule base d’images prises par des caméras de vidéosurveillance. De même, certains de leurs soutiens, qui avaient fait des tags ou allumé des fumigènes, ont eu affaire à la justice.

Pour autant, s’ils se font plus discrets, les actes de résistance individuels comme les luttes et révoltes collectives continuent dans les centres partout en France, avec ou sans soutiens extérieurs. Les associations comme RESF ou SOS Soutien Ô Papiers restent très actives sur le terrain, alors qu’en 2009 plus de 35 500 person­nes sont passées par un des vingt-cinq centres alors en activité pour 29’000 expulsés.

RÉVOLTES EN ITALIE ET EN AUSTRALIE

À l’étran­ger aussi les révoltes se multiplient. Aux portes de l’Europe, Malte et Lampedusa sont des plaques tournantes pour migrants fraîchement débarqués, souvent en grande situation de détresse. Le centre de Lampedusa en Italie, un des plus grands d’Europe, accueillait depuis le printemps des centaines de Tunisiens en attente d’une reconduite à la frontière et arrivés suite au relâchement des contrôles de doua­nes relatifs à la révolution dans leur pays.

Le 14 septembre dernier, un incendie éclate et 800 retenus parviennent à sortir de l’enceinte et à manifester dans l’unique ville que compte cette petite île aux cris de « Liber­té ! Liberté ! », avant d’être, pour la plupart, repris puis expulsés très vite. Les nuages de fumée ont entraîné la fermeture de l’aéroport de l’île, et quatre retenus ont été mis en examen en tant que « meneurs » de la révol­te.

Si le maire a violemment pris à partie les jeunes Tunisiens, condamnant leur « arrogan­ce » et parlant d’une « guer­re » qu’il faudrait leur mener, si certains habitants ont activement participé à la chasse au clandestin, d’autres ont en revanche exprimé leur solidarité avec les immigrés massés sur le port en allant discuter avec eux.

À l’autre bout du monde, l’Australie a une politique très stricte en matière d’immigration. Des bateaux chargés de mi­grants pour la plupart Afghans ou Sri-Lankais arrivent chaque jour sur ses côtes. En mars dernier, 200 retenus ont détruit le circuit de surveillance interne d’un centre et allumé un feu. Ils protestaient contre la lenteur des procédures administratives qui entraînait l’expiration de leur visa et leur retour de fait chez eux.

Le 20 avril, une centaine de retenus a brûlé à son tour neuf bâtiments du centre de rétention de Sydney lors d’une nuit d’émeutes. L’année précédente, deux tentatives de suicide avaient eu lieu dans ce centre.

Leur presse (Ornella Guyet, Témoignage chrétien), 5 novembre 2011.

Ce contenu a été publié dans Les révoltes des migrants. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.