[Tunisie] Kasserine, septembre 2011

Il y a du guerrier pour la guerre à Kasserine

24 septembre, un escadron de colons tunisois, hharhasse el watan ( les flics de la patrie), la garde nationale, est venu envahir Kasserine pour un grand nettoyage, une sale purge. Selon les ordres du ministère de l’Intérieur il faut remettre en prison les évadés, arrêter les derniers voleurs en date, de la « révolution ». Kasserine est remplie de motos, dont la moitié, je pense, sont volées, je ne parle même pas des voitures.

Le centre-ville est bouclé, contrôles d’identité, interpellations, fouilles des véhicules. Les sirènes de polices retentissent dans la ville, les camions de police se remplissent de futur prisonniers, j’en ai mal à la tête.

Ce soir, il fait froid et noir, plus un chat dans les hhomes (rue populaire). La dernière patrouille de police que j’ai vu s’est aventurée jusque dans les bas-fonds de la ville. Ça ne veut pas rien dire, c’est un geste fort de leur part. « Zenga zenga dar dar bite bite. »

25 septembre aux alentours de 21 heures une manifestation traverse la ville. Une aura monstre l’enveloppe. Les hhomes se remplissent, tout le monde piaille sur le dernier scoop (made in closer). Tout le monde en parle mais personne n’a rien vu. On entend des gens siffler d’assez loin, c’est les « frechiches », les types de Kasserine, ceux qui adorent siffler, vieille pratique tribale. Les frechiches arrivent et comme pendant les évènements de décembre, ce sont surtout des jeunes qui sortent résister : « Faire la guerre, il y a du guerrier », « les singes doivent dégager, ils n’ont pas leur place ici, nous sommes chez nous ils viennent nous faire taire ».

Pendant plusieurs heures, des bandes de jeunes se sont affrontées à la police tunisoise et kasserinoise.

La Constitution approche (23 octobre), c’est un évènement de leur histoire (loyaliste). Une ligne de partage se trace ces derniers temps en Tunisie, « nous sommes avec eux ou contre eux ». Eux, ce sont les singes, ceux d’en haut, ceux qui n’ont aucune dignité.

En approche de cet évènement saint, nous, profanes, avons décidés de ne pas subir « leur religion sécuritaire » et de passer à l’offensive.

L’éducation nationale est encore occupée, des dortoirs sont installés, l’offensive se compose.

En route ! 27 septembre 2011.

 

Kasserine : « on s’est fait baiser par le haut »

Les vacances sont finies, la « révolution spectacle » aussi. Depuis plus d’une semaine c’est la rentrée des classes, une nouvelle année scolaire commence et entraîne avec elle le retour à la normale pour les étudiants. Un décalage criant et de quoi devenir complètement schizophrène quand on repense à décembre dernier.

Entre les évènements de décembre et aujourd’hui, le sentiment général à Kasserine est celui de s’être fait baiser par le haut. Ras le bol général de la politique classique et désenchantement de la « révolution spectacle ». Pour certain il n’y a même jamais eu de révolution. Seulement une révolution de palais, en des termes plus simples, une nouvelle mafia au pouvoir.  Le temps de l’État moderne se perpétue.

Kasserine est une ville du centre du pays pas mal méprisée depuis au moins un siècle par les différentes formes de pouvoir. Le centre du pays est une région qui porte une histoire particulière de lutte et de révoltes. Quelques exemples : en 1864, dans un contexte d’augmentation de la mejba, dédoublement de l’impôt, les tribus sortent d’une perspective strictement locale mais  se lient avec d’autres tribus pour organiser leur révolte. De 1881 à 1889, les tribus font face aux colons français. De 1952-1954, la lutte des fellagas qui précipite la fin du protectorat. 1984, soulèvement et « émeutes du pain » etc. Ici la persistance du lien historique d’avec les luttes passées s’explique aussi par le fait  que le sentiment d’appartenance tribale n’a pas complètement disparu. Aussi le rapport au territoire y est très éloigné de l’idée d’appartenance à un pays, à une nation, il a une consistance bien plus politique qu’ailleurs en Tunisie. D’où la défiance et la méfiance historique de cette région quant au pouvoir tunisien.

Les évènements de décembre, c’est l’histoire  d’une révolte que le pouvoir a vaincu par une stratégie contre-insurectionnelle qu’on ne connaît que trop bien. Répandre l’idée d’une insécurité, diffuser un sentiment de peur c’est ce qui fait qu’on en vient à regretter l’État stable, à désirer le retour de la police, celle-là même qu’on craignait, qui nous traquait il y a peu de temps et qu’on avait pourtant réussi à dégager. C’est ce qui apporte la confusion entre les partisans, ce qui vient monter ceux qui luttent contre leur propre détermination de jadis, dans une sorte d’amnésie folle, l’oubli de ce moment où on avait décidé de ne plus avoir peur.

Ce dont a usé l’Italie dans les années 70, son état d’exception permanent, l’État fétiche tunisien le reproduit. L’État d’Urgence décrété le 14 janvier par Ghanouchi  est toujours en vigueur, il a été prolongé jusqu’au 23 octobre par M’bazza en juillet. Ce dernier implique par exemple une application scrupuleuse de l’interdiction de tout rassemblement, pouvant procéder à perquisition de jour comme de nuit et assignation résidence.

À Kasserine, une lutte s’est lancée contre la « misère sociale » depuis plus d’une semaine par une bande de cinq mecs. Ce sont de vieux diplômés, la quarantaine passée, demandant du travail. Ils sont restés pendant trois jours assis sur un muret de plus de deux mètres de haut, d’un bâtiment de l’éducation nationale entourant leur cou d’une corde. À l’image des martyrs, héros d’une petite guerre, le Bouazizi & le mystico-suicide. Les cinq, en ayant assez d’attendre, se sont jetés corde au cou. Quatre sont sortis plus tard de l’hôpital, un autre est resté en soins intensifs. Puis, deux seront internés en hôpital psychiatrique, pour ne pas dire habilement emprisonnés.

En réalité leur revendication dépasse largement le simple cadre de la « misère sociale ». Un des mecs disait, la corde au cou,  « je ne fais pas appel au droit, à la politique, mais à la vie !!! » Se réappropriant une partie de l’espace, leur lutte s’est rapidement propagée, pour devenir celle d’au moins deux cent personnes.

On va dans la cour pour boire un café, discuter sexe & politique (entre mecs bien sûr). L’hélicoptère qui sillonne le ciel au dessus de nos têtes en ce moment, vient confirmer les dernières déclarations de guerre du Premier ministre contre les insurgés il y a de cela trois semaines. Un jeune étudiant dit  « on se fait avoir par le pouvoir sous couvert de démocratie, on se fait mijoter. Ça fait bien plus de six mois que la révolution est finie. À Kasserine ou Thala les flics ré-emprisonnent avec l’armée, sous prétexte d’insécurité, on a pas besoin d’eux on peut se défendre nous-mêmes ! »

Ce qui est remis en cause ici par certains c’est la question de l’ordre dans son ensemble. La lutte se transforme en point de rencontres et de conflictualités. Pour certains les partis politiques n’ont pas leur place dans cette lutte. Une balance, les  kawed, essaie de nous faire croire que les barbus ont investi cette lutte. Ça ne prend pas, la mafia au pouvoir sous Ben Ali nous nous a déjà servi la même soupe. Depuis, un tract a circulé, il annonçait la grêve générale pour le lundi 18 septembre. Dimanche soir et lundi l’armée a arrêté pas mal de monde, des pneus brûlent dans la ville et ça risque de continuer les prochains jours…

En route ! 23 septembre 2011.

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