Qu’a-t-on le droit de lire dans un centre de rétention ?

Mon ami H. n’a pas de papiers. Il vit en France depuis plusieurs années, il effectue toutes les basses œuvres sous-payées que le patronat veut bien lui refourguer. H. est un nom d’emprunt, mon ami doit en changer après tout passage par un centre de rétention administrative (CRA). Comme d’autres dans son cas à Toulouse, il se brûle régulièrement les phalanges pour tromper les prises d’empreintes et éviter d’être expulsé. Il a été arrêté il y a dix jours et a été interné pour la seconde fois au centre de rétention administratif de Cornebarrieu, près de Toulouse.

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Je suis allé le voir, ce mercredi 6 juillet dans l’après-midi avec deux autres ami(e)s. Comme il l’avait demandé, nous lui avons apporté quelques bouquins. Le Graal de fer, une terrible aventure de Merlin, et Feu au centre de rétention, des sans-papiers témoignent, un recueil de récits de migrants ayant participé aux luttes qui précédèrent l’incendie du CRA de Vincennes en juin 2008 [Éditions Libertalia, 2008. Les bénéfices de ce livre sont entièrement reversés en soutien aux inculpés de l’incendie du CRA de Vincennes.].

C’est vrai que, en le prenant dans la bibliothèque, on s’était bien demandés si les flics de la police de l’air et des frontières (PAF) n’allaient pas nous faire des ennuis.

Sur la route, dans la voiture, on discutait du statut de ce type d’établissement. « Une zone d’exception », a dit l’un, un « camp », a dit l’autre, une « prison pour étrangers », a dit la dernière. Les CRA n’apparaissent pas sur la plupart des cartes, celui-là n’est pas indiqué une seule fois sur la route alambiquée qui y mène. Il nous semble évident que cet éloignement du monde normal a été pensé. Il est quasiment impossible d’y venir en transports en commun. Le CRA a été construit en bout de piste de l’aéroport Blagnac, « pour maximiser les temps de trajet des fourgons cellulaires », explique la directrice de cabinet du préfet [Anne-Gaëlle Baudouin-Clerc, directrice de cabinet du préfet, Ibid.]. Il est conçu pour accueillir plus de 126 personnes, dont des familles avec enfants. Même pour le bâtir, l’État s’est aménagé un espace d’exception à l’intérieur du droit. Édifié en zone non constructible, classé en catégorie « gêne forte » du plan d’exposition au bruit [La Dépêche, 13 novembre 2009], le préfet avait contourné l’interdiction en classant d’abord le camp en équipement hôtelier puis en en équipement aéroportuaire. Des dommages sonores interdits à l’encontre d’un corps légal sont devenus légitimes parce qu’ils étaient appliqués sur des corps sans papiers.

Construit en 2006, ce CRA était un prototype d’un nouveau genre, ultrasécuritaire, rationalisé, rentable et exportable. Il est doté d’un fonctionnaire pour un retenu, de 103 caméras et de badges électroniques pour accéder aux différentes zones [Rapport de visite du contrôleur général des lieux de privation de liberté, CRA Cornebarrieu, 17-20 mars 2009].

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Nous sonnons, une caméra nous interroge, semble réfléchir, puis nous ouvre la grande grille automatique. On s’attend presque à voir Jabba le Hutt [personnage de fiction de l’univers de Star Wars, ndlr]. À l’entrée, un policier de la PAF vérifie nos identités, nous fouille et nous passe au détecteur de métaux. Puis il inspecte les livres. Il bloque vaguement sur Feu au centre de rétention, vérifie qu’il n’y a rien de caché dedans puis nous amène jusqu’au parloir où il nous enferme avec H. pour trente minutes. Au bout d’un quart d’heure, une policière ouvre la porte et nous demande le livre, expliquant qu’elle doit vérifier s’il est bien conforme et ne risque pas d’« inciter à l’émeute ».

http://pix.toile-libre.org/upload/original/1310779931.pngJ’explique qu’il s’agit de récits, que les sans-papiers de Vincennes n’ont pas eu besoin de ce livre pour se révolter, je demande si elle a peur des idées et, c’est vrai, de manière insolente, cynique et subversive, m’exclame : « Mais on est en démocratie non ? ma bonne dame ! » « Oui, on est en démocratie, c’est justement pour ça que je dois contrôler ! », nous répond la fonctionnaire. C’est bien plus clair qu’un livre de Michel Foucault ou de Giorgio Agamben, c’est technique et efficace, clair et concis ; matérialiste et sans langue de bois.

Nous profitons de notre second quart d’heure avec H. pour discuter. Il nous dit que, là aussi, il y a quelques mois, des Tunisiens ont fait exploser les lumières et mis le feu. Que les policiers blancs travaillent principalement à l’accueil et qu’à l’intérieur, ce sont des Noirs et les Arabes qui sont chargés de l’encadrement. Que s’il n’est pas expulsé, il ira en Angleterre ou en Belgique parce qu’en France, à la troisième fois, c’est la prison. Puis la policière ouvre la porte et nous demande de partir. H. lui demande le livre, il insiste pour l’avoir et hausse un peu le ton. Un flic s’interpose, le repousse et l’enferme. La policière reprend la parole. Le ton monte des deux côtés, puis un autre spectacle commence.

La jeune policière confisque le livre car le commandant l’a jugé « de nature à inciter à l’émeute ». J’explique qu’il y a un numéro ISBN, que la censure d’État ne l’avait jusque-là pas interdit. En l’énonçant, je prends conscience que l’État aménage l’espace et le temps en autorisant ou en interdisant certains de nos gestes. En plein centre-ville, on peut acheter ce livre, dans un centre de rétention on ne peut pas le donner. H. n’est d’ailleurs par inculpé pour un délit, il est « retenu » parce qu’on lui refuse des papiers, le droit de vivre librement en France et d’y travailler pour la même paye qu’un Français. Là, il n’a pas le droit de recevoir ce livre. Il lui est interdit de lire les témoignages d’autres sans-papiers. Les agents de l’État cherchent à prévenir les révoltes en empêchant la libre information mais aussi en interdisant certains gestes. Donner ce livre trahit une rencontre et de la communication entre des dominés, des prémices d’organisation que les dominants ne peuvent supporter. Ils valident ainsi l’idée que les révoltes ne sont pas des formes de résistance à l’oppression mais bien plutôt des émotions collectives de foules manipulées depuis l’extérieur. « Incitation à l’émeute », ça impose l’idée que le révolté est manipulé et manipulable, qu’il évolue béatement entre la bêtise et la bestialité. Le fait d’interdire ce livre à mon ami révèle comment l’État fonde sa loi sur des programmes d’exception qu’il applique aux sans droits. L’État moderne se découvre à l’entrée du camp. L’humanisme dont il parle si fort lui permet avant tout de déshumaniser en silence.

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« Vous incitez à la haine ! » nous hurlent les deux agents de la PAF. L’un de nous rit, l’autre gueule, la troisième s’indigne pathétiquement : « Quoi, c’est nous qui incitons à la haine ? » « Oui, et ce livre dégrade la fonction publique ! », assure un autre uniforme. Sur ce, la policière énonce l’argument imparable : « Et si on venait chez vous et qu’on vous apportait un livre intitulé “Feu à M.R.”, vous seriez content ? » Nous éclatons d’abord de rire puis perdons notre temps en considérations révoltées. Nous nous faisons chaudement raccompagner jusqu’à la sortie, puis un dernier fonctionnaire, parmi ceux qu’avait attirés la scène, se lâche sur mon pote : « C’est les communistes comme toi qu’il faut purger ! » Né à la fin de la guerre froide, je n’ai encore jamais entendu ces mots-là prononcés par un être vivant et je découvre par la même occasion que mon ami est communiste. Ce coquin de rouge me l’a bien caché !

Le camp n’est pas un lieu, pas un moment, c’est l’une des expressions les plus contemporaines de ce qu’Hannah Arendt appelait « la banalité du mal ». Là où le droit bourgeois se démasque, où l’État est nu et assume pleinement son rôle de gardien, là où la démocratie se dévoile comme machine de guerre sociale.

Mathieu Rigouste

Libération, 14 juillet 2011.

 

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