Déclaration sur les procès contre l’Internationale situationniste en Allemagne fédérale (25 juin 1962)

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Déclaration sur les procès contre l’Internationale situationniste en Allemagne fédérale

En juin 1961, la parution du numéro 5 de la revue Spur, organe de la section allemande de l’I.S., avait été retardée plusieurs semaines par des pressions policières et para-juridiques. L’imprimeur refusait de laisser sortir le numéro, en faisant état de certaines mises en garde émanant des autorités judiciaires de la ville de Munich. Ce numéro était spécialement consacré à la théorie situationniste de l’urbanisme unitaire. Cependant, les avertissements et les menaces prétendaient mettre en évidence, à côté de provocations à la subversion et d’atteinte aux lois constitutionnelles, les délits d’injure à l’Église, de pornographie et de démoralisation de la jeunsee. En raison de l’attitude ferme des situationnistes allemands, la revue parut finalement sans opposition officielle.

Au début de novembre, la parution du numéro 6 — qui rendait compte de cet incident, et saisissait l’occasion pour réaffirmer hautement l’irrespect des rédacteurs quant aux dogmes et à la morale catholiques — entraînait la saisie des stocks demeurés en Allemagne de tous les numéros de Spur ; et l’ouverture d’un procès sur les seules accusations de pornographie et blasphème. Ces accusations étaient fondées sur d’infimes détails relevés dans les six numéros, et notamment le sixième, en isolant quelques phrases de leur contexte et en faisant systématiquement abstraction de tout le contenu théorique, de toutes les positions artistiques et culturelles qu’avait pu présenter la revue Spur, alors que c’est, évidemment, ce contenu qui est à l’origine des extravagantes chicanes que les autorités ont décidé de soulever contre les rédacteurs. En outre, cinq situationnistes allemands étaient inculpés, peu après, du fait de l’édition et de la diffusion, le 9 novembre, d’un tract contresigné par tous les membres de l’I.S., en appelant à la solidarité des artistes et des intellectuels pour la défense d’une liberté d’expression minimum.

Le premier procès étant venu le 4 mai 1962, quatre responsables de la revue Spur (Kunzelmann, Prem, Sturm et Zimmer) y étaient condamnés à cinq mois et demi de prison, peine prononcée toutefois avec sursis. Entre-temps, ces camarades s’étant trouvés partisans d’une attitude plus modérée sur des questions tout autres, avaient été obligés de quitter l’I.S. Il va de soi que nous n’en sommes pas moins restés entièrement solidaires d’eux pour toute cette affaire ; et qu’il faut, en tout cas, dénoncer la manœuvre qui vise à discréditer des artistes d’avant-garde en les présentant, contre toute vérité et contre toute vraisemblance, comme des pornographes spécialisés.

Le 5 juillet, à 15 heures, va être jugé au Palais de Justice de Munich (Pacellistrasse n° 2, salle d’audience n° 607/VI), le procès disjoint de Uwe Lausen, membre du Conseil Central de l’I.S., et directeur de la revue Der Deutsche Gedanke, qui est maintenant sur le point de paraître comme nouvel organe de l’Internationale situtionniste en Allemagne. Le cas de Uwe Lausen présente plusieurs circonstances aggravantes. Mineur au moment des faits incriminés, il encourt une peine d’au moins un an d’emprisonnement ferme, qualifié de rééducation. De plus, un certain appui du milieu culturel, allemand et international, qui s’était heureusement manifesté dans le cas des anciens situationnistes, et qui a certainement contribué à leur défense, a déjà été en plusieurs endroits expressément refusé pour Uwe Lausen, dans la mesure où celui-ci, en tant qu’actuel membre de l’I.S. — et en approuvant pleinement la plus grande radicalisation — apparaît en dehors du milieu culturel traditionnel, et comme ennemi de ce milieu.

Le prétexte minime de ces poursuites, le caractère encore assez dérisoire de cette répression, ne doivent pas faire perdre de vue le sens général de l’affaire : outre les nets symptômes d’un contrôle étroit et menaçant de tout ce qui pourrait, en Allemagne fédérale, manifester la plus légère tendance non-conformiste dans le comportement et dans l’énoncé d’idées, il y a le fait que l’I.S. se trouve placée dans une position très difficile pour la suite de ses manifestations dans ce pays, par une censure vigilante malgré ses déguisements aberrants, et par l’emprisonnement même de ses membres s’ils ne se laissent pas intimider.

Cet aspect de nos difficultés ne peut être envisagé indépendamment de l’analyse des autres méthodes par lesquelles l’I.S. se voit simultanément combattue dans d’autres secteurs géographiques, par les diverses forces du maintien de l’ordre ancien de la culture et de tout l’aménagement de la vie. Par exemple, nous en sommes en même temps, en France, au stade de l’organisation du silence sur l’I.S., prncipalement de la part des chiens de garde de l’intelligentsia brevetée de gauche. Et dans les pays scandinaves ou, pour une moindre mesure, en Hollande, nous en sommes, par contre, au stade de la falsification cyniquement organisée. Celle-ci se propage à travers une assez grande agitation journalistique (le prétendu « situationnisme » devenant un sujet pour la presse du cœur, en même temps qu’un objet de vente artistique indéfinissable), aussi bien que grâce à la multiplication de para-situationnistes de toutes sortes, hâtivement ramassés dans les poubelles des avant-gardes ratées (l’époque d’avant l’I.S., justement, fut fertile pour la production de la nullité). Ils s’agglomèrent pour un instant dans des Bauhaus suédois, ou des revues confusionnistes pour la vulgarisation de l’étiquette seulement d’un mouvement situationniste « élargi » à la mesure de l’acuité de leur esprit et de leur étude du marché. Ces gens se disent d’accord avec toutes les thèses de l’I.S., étant apparemment incapables d’en avancer d’autres, ou même de les comprendre assez nettement pour en critiquer une, à ce détail près que l’I.S. ne veut pas d’eux ; et que les bruits qu’ils lancent sur leurs possibilités de ralliement à l’I.S., des conversations ou des contacts encore ouverts, sont et seront toujours de purs mensonges. Les procès de Munich ont donné et donneront sans doute encore à plusieurs de ces confusionnistes l’occasion de se présenter comme proches de l’I.S., sur une question où un accord est facile à trouver entre tous les artistes attachés à la liberté la plus sommaire, mais nous les considérons plutôt, eux, comme enrôlés dans la milice des valeurs régnantes, dont nous savons qu’elles essaient aussi bien de nous liquider par la confusion et la séduction que par l’intimidation ou le boycott.

Que l’I.S. attire les mouches du vieil art moderne, ou l’attention des juges de Munich, elle ne veut faire aucune concession. Nos moyens de riposte doivent être choisis selon chaque circonstance, mais dans la perspective de l’unité de tous ces conflits : en Allemagne, ce peut être le degré convenable de clandestinité ; pour la déconfiture de tous les faussaires, à long terme, la discipline et la fermeté de l’I.S., qui ont déjà fait leurs preuves, suffiront sans doute.

Il est clair que nous n’avons pas à jouer la surprise ou l’indignation devant ces résistances diverses, qui sont normales : mais plutôt à nous préparer, partout, à leur aggravation. Cependant, leur croissance sera accompagnée de celle de notre propre force, en même temps et procédant de la même cause : la nouveauté des questions que nous soulevons, et leur évidence. Nous ne sommes encore qu’une avant-garde : d’autres arrivent. Nous sommes un cauchemar dont le sommeil de la culture ne se débarrassera plus. Nous referons le monde à notre image.

Nous demandons à toutes les sections de l’I.S. de traduire et de publier cette déclaration ; à tous les camarades que nous voyons en ce moment se joindre à nos perspectives, de diffuser le plus largement possible les informations sur cette affaire. Nous demandons à tous de soutenir Uwe Lausen dans le plus bref délai, tant par les déclarations publiques qui pourraient être utiles au cours de son procès que par toute forme d’aide pratique que pourra nécessiter la continuation des activités de l’I.S. en Allemagne.

Le 25 juin 1962.

Michèle Bernstein (France), J.V. Martin (Danemark), Alexander Trocchi (Grande-Bretagne), Raoul Vaneigem (Belgique).

Édité par l’I.S., 32 rue de la Montagne-Geneviève, Paris-5e.

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