[Nos médias] Juliette Volcler : « Court-circuiter les machines à communiquer »

Il faut bien l’avouer : sur A11, on est parfois un peu trop centrés sur l’écrit. Question d’affinités. De paresse, aussi. Du coup, quand on a la chance de tenir quelqu’un comme Juliette Volcler, fine connaisseuse des radios libres et initiatrice — avec d’autres — d’un portail consacré aux formes sonores engagées et/ou créatives sur le net, on ne laisse pas passer l’occasion : on la fait parler.

Que je te dise : Juliette Volcler est une amie. Pis, elle est aussi une contributrice d’A11 — deux billets pour l’instant, ici et là, et beaucoup d’autres qui s’annoncent. Qu’importe : il ne manquerait plus que ça nous empêche de lui poser quelques questions.

À quel titre, tu demandes ?

D’abord, Juliette, ancienne directrice d’antenne de Fréquence Paris Plurielle (FPP, sur 106.3) [Sur FPP, Juliette anime toujours l’excellente émission L’Intempestive, les 1er et 3e jeudis du mois de 17 à 18 h, rediffusée le mercredi d’ensuite de 10 à 11 h. Tu peux aussi retrouver ses émissions sur son site.] et l’une des chevilles ouvrières de la Coordination des radios libres en lutte (contre le projet de « radio numérique terrestre »), connaît très bien le monde des radios libres ; elle a donc plein de choses intéressantes à dire sur la question. Ensuite, elle réalisera désormais une chronique mensuelle de critique sonore sur A11, et cet entretien est une très bonne façon d’annoncer sa rubrique, la bien nommée « Dans Tes Oreilles » [Premier acte, la semaine prochaine, avec une enquête — approfondie, passionnante et répartie sur quatre volets — sur l’usage du son comme arme.]. Enfin (et surtout), Juliette a récemment lancé, avec le renfort de sept de ses amis, un agrégateur sonore : l’endroit s’appelle Le Perce-oreilles et recense une fine sélection de ce que tes esgourdes peuvent écouter de mieux sur internet, en matière de critique sociale et de création sonore. Pour quelqu’un comme moi, peu habitué à écouter la radio (même libre) et faisant rarement l’effort d’aller dénicher des productions sonores indépendantes, c’est appréciable. Très.

À mon humble avis, le mieux c’est que tu commences par lire cet entretien, puis que tu ailles fouiner sur Le Perce-oreilles, un peu comme tu vas faire ton marché : entre une longue interview de l’avocate Irène Terrel à propos des inculpés de Vincennes (FPP), un retour sur le refus des nanotechnologies (Radio Libertaire), un brûlant manifeste erroriste, la lecture d’un polar d’anticipation ou — entre autres — un entretien avec Michel Warschawski (FPP), tes oreilles (et ton cerveau) ne devraient pas trop s’en plaindre.

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Tu te définis comme une professionnelle de la radio ?

Non. Je ne ne suis pas du tout une spécialiste de la radio ; je la pratique depuis quelques années et je m’interroge sur l’outil, j’ai envie de le comprendre, voilà. Là où j’ai commencé à faire de la radio, c’est-à-dire dans une équipe sur Fréquence Paris Plurielle, et parmi les personnes qui se sont bougées autour des radios libres récemment, on retrouve d’ailleurs un même refus de la professionalisation. Avec cette idée que les radios libres sont faites par des personnes n’ayant pas de formation dans le domaine du son ou de la presse, et que c’est la principale garantie que la parole soit donnée aux gens des quartiers, aux personnes en lutte et aux cultures minoritaires plutôt qu’à des experts ou à des représentants. C’est aussi une très belle possibilité d’invention : on apprend sur le tas, on se fabrique sa propre façon de faire de la radio.

À l’inverse des autres radios associatives ?

C’est évident qu’il y a un certain ton dans les radios libres. Notamment parce qu’elles se méfient du professionnalisme et refusent la publicité. Mais aussi parce qu’elles revendiquent de faire de la critique sociale et de donner la parole à des gens, à des cultures, à des idées, qui n’accèdent que très peu aux grands médias.

À l’inverse, un certain nombre de radios associatives non commerciales [Les radios associatives non commerciales correspondent à la catégorie A du paysage radiophonique, tel que défini par le CSA. Si cette catégorie peut paraître homogène à première vue, rassemblant toutes les antennes qui tirent leurs principales ressources de subventions privées ou publiques, elles recouvrent des réalités différentes : entre les radios se réclamant de l’héritage contestataire des radios pirates, les radios locales et les radios religieuses, entre celles qui refusent catégoriquement toute publicité et celles qui ont fait le choix (comme les y autorise le CSA) de tirer 20 % de leurs recettes totales des revenus publicitaires, il y a un monde…] tentent de calquer leur ton sur celui des radios commerciales. Elles essayent de faire la même chose que les grosses radios, mais sans en avoir les moyens. Elles ne font pas de la radio autrement, juste un ersatz raté du discours radiophonique dominant, celui des grosses radios.

Parce qu’il y a un discours radiophonique dominant ?

Je vais en parler imparfaitement, puisque j’écoute très peu les grosses antennes, publiques ou commerciales : je me concentre sur les radios associatives ou les producteurs indépendants. Mais il y a au moins un point qui me frappe à leur propos, c’est qu’elles ont toutes recours à un usage très autoritaire du langage. Nicolas Poincaré, sur France Info, en est un exemple caricatural : il donne en permanence l’impression qu’il a quelque chose à vendre et adopte réellement un ton de publicitaire. Il y a ce rythme rapide et haché où l’on passe très vite d’un sujet à l’autre, cette façon de couper la parole aux gens, ce ton autoritaire vis-à-vis des auditeurs… De façon plus ou moins marquée, c’est quelque chose qu’on retrouve sur toutes les radios dites importantes. Logiquement, la transition entre les plages de publicités et les programmes en est simplifiée : il y a tellement peu de différences de forme entre les deux…

Cela rejoint l’idée de « monoforme » théorisée, à propos des images, par Peter Watkins [Si la monoforme n’évoque rien pour toi, je te renvoie à ce billet sur la question publié ici-même par Benjamin.]. La théorie de Watkins fonctionne d’ailleurs très bien pour la radio. Pour les grosses radios, l’auditeur n’existe pas en tant que tel, il n’est que le réceptacle de la parole des experts, de ceux qui savent. Un peu comme s’il s’agissait de nous ordonner d’écouter et — surtout — de nous taire.

Les radios libres ont sans doute beaucoup de défauts, mais les animateurs ne s’adressent jamais à l’auditeur comme s’il était un abruti. Parce qu’ils ne se placent pas dans une position de hiérarchie par rapport à l’auditeur — il n’y a pas de barrière, la frontière est poreuse : si tu es un auditeur, tu peux vite devenir un animateur.

Leur refus de la publicité te semble essentiel ?

Bien entendu. Pour moi, le ton de l’animateur et le contenu des émissions ne sont pas les mêmes selon qu’une antenne accepte — ou non — de la publicité. C’est même quelque chose qui me saute aux oreilles, que je perçois tout de suite à l’écoute, parce que ce n’est pas du tout la même manière de faire de la radio.

Je vais te donner un exemple… Une radio associative que je connais avait décidé, il y a un moment, d’accepter quelques publicités, ciblées et politiquement « sympathiques ». Mais l’expérience a tourné court très rapidement, devant les prétentions émises par les rares annonceurs. Untel ne voulait pas que sa publicité passe avant une émission anti-carcérale parce que cela faisait mauvais genre, un autre demandait à ne pas être diffusé avant l’émission consacrée au rap parce que les auditeurs de cette musique ne s’intéressaient pas à ses produits bios… C’est un exemple marginal ; mais il montre bien comment la pub influe très rapidement sur les programmes. Quand tu as deux pubs à caser sur ta grille, ce n’est pas bien grave, mais quand tu as de la pub entre chaque émission, ça lisse toute la grille.

Tu peux nous citer quelques radios qui se distinguent par leur créativité ou/et leur implication sociale ?

Je vais en donner trois, mais ce choix sera loin d’être exhaustif (je pourrais citer plein d’autres exemples). À Lyon, Radio Canut est très active sur les deux niveaux : pas de compromis au plan politique et plein d’idées en termes de création. À l’image de l’émission Megacombi, chaque lundi : l’équipe fait de la critique sociale, tout en utilisant plein de formes radiophoniques différentes, le feuilleton, le mix, le cadavre exquis, le docu, la chronique, la poésie…

À Toulouse, Canal Sud est également très intéressante : elle se base sur l’idée qu’on ne peut pas tenir un discours politique et social radical sans revendiquer une même radicalité au niveau musical ou culturel. On y trouve donc des émissions anticarcérales ou féministes (pour les décrire rapidement), et des émissions de poésie sonore ou de musiques expérimentales.

Enfin, à Montpellier, L’Eko des Garrigues se place dans la filiation des radios pirates musicales de la fin des années 1970, se montre très en pointe sur les musiques nouvelles et il y a un ton très particulier — de radioteurs — à ses émissions parlées.

Ce sont ce type de radios que vous souhaitez mettre en avant sur l’agrégateur sonore que vous avez créé ?

Oui. Le (modeste) objectif du Perce-oreilles est d’être un site qui dégourdit les oreilles, à la fois en termes politiques et sociaux et en termes de créations sonores. Il fonctionne comme un portail, référençant les productions des radios associatives pour contribuer à les rendre visibles.

Tout part d’un constat : ça me désole un peu quand j’entends des gens dire qu’ils se calent chaque jour sur l’émission de Daniel Mermet ; non pas parce que je ne l’aime pas — son émission est très bien et c’est une très bonne chose qu’elle existe — mais je regrette que ces gens n’aient pas la curiosité d’écouter autre chose, de s’intéresser non pas seulement aux résistances qui existent à l’intérieur des grosses machines, mais aux alternatives à ces grosses machines, à commencer par les radios libres. Il y a tant de choses à découvrir… C’est comme si, au niveau de la presse écrite, tu te contentais de lire le Monde Diplo

L’idée du Perce-oreilles est donc de court-circuiter les machines à communiquer, de mettre en avant ceux qui ne sont pas dans une logique de communication et qui font des choses très intéressantes. C’est un outil en évolution, dont l’objectif de relayer ce qui est inventif et radical, au niveau social et sonore ; autant la critique sociale que la poésie, la phonographie ou l’art sonore. Le Perce-oreilles se veut une plate-forme pour rendre visible tout cela, et pour faire se croiser (modestement) des univers sonores qui ne se connaissent pas forcément.

Il existe nombre d’agrégateurs d’articles sur le net, mais aucun pour le son jusqu’à présent. Internet ne serait pas un média de son ?

Je crois que le son a pâti de trois choses sur le net. Il faut l’écouter en temps réel, contrairement à un texte qu’on peut survoler : ça demande donc plus d’attention et de patience. Il n’y a pas d’image aussi, alors qu’on est dans une culture massivement orientée sur le visuel (c’était d’ailleurs l’un des objectifs de la transition vers la « radio numérique terrestre » (RNT), qui a du plomb dans l’aile : ajouter l’image à la radio). Enfin, le son est en réalité très présent sur le web, mais dans sa forme principalement musicale.

Mais c’est un constat à nuancer. On assiste en ce moment à l’émergence de la critique sonore sur internet, avec la récente création de Syntone, un très bon site de critique radio, ou avec le lancement d’une rubrique sonore par un site comme La Revue des ressources. En Espagne, aussi, il y a d’excellents sites d’activisme sonore, comme Artesonoro.

Tu trouves ce recours au net encore trop timide ?

Pourquoi donc ? La radio est l’un des seuls médias relativement bien diffusés (sur la bande FM, les radios associatives se retrouvent au même niveau que des grosses radios), où des personnes n’ayant pas accès aux grand médias peuvent être entendues. Loin de ce discours moderniste qui voudrait bien en finir un peu vite avec les radios, ou les reléguer uniquement sur le web…

Il faut dire aussi qu’un certain nombre de ceux qui participent aux radios libres sont un peu déconnectés du net. Soit qu’ils n’y connaissent pas grand-chose. Soit qu’ils s’y refusent, par « revendication hertzienne » ou refus de la technologie. Pour eux, la radio est vraiment un prolongement de la rue, tandis que le web leur paraît moins accessible, plus individualiste, et plus distant des luttes. Ce qui peut se comprendre : après tout, et pour reprendre l’expression d’un ancien d’une radio aveyronnaise, « les radios libres, c’est une utopie qui a réussi ».

Pas besoin d’internet, alors ?

Je n’ai pas dit ça… Il est évident que le web est un très bel outil de diffusion et de création, qui permet notamment à des personnes qui ne font pas partie d’une radio de mettre leurs productions en ligne. Et la démocratisation des outils techniques de prise de son et de montage offre une grande souplesse et une grande liberté : tu ne demandes la permission à personne pour faire ton émission, ton docu ou ton mix. Mais je ne crois pas que ce recours au net doive se substituer aux radios, c’est un outil complémentaire ; en termes de diffusion, les radios hertziennes font d’ailleurs déjà de la webradio (elles ont un streaming).

Il ne faut pas oublier qu’il y a encore de nombreuses personnes — habitants des quartiers, personnes âgées ou analphabètes — qui n’utilisent pas internet ; par contre, elles ont un bon vieux transistor. Les prisonniers non plus n’ont pas accès au web — mais ils peuvent écouter des émissions anticarcérales (par exemple) sur la bande FM. En théorie, du moins : selon un copain de Radio Canut, la radio ne passe plus dans la nouvelle prison high-tech de Lyon. C’est un vrai problème en terme d’accès à l’information comme pour la circulation des infos : à travers la radio, les taulards peuvent d’ordinaire écouter les messages de leur famille et communiquer par lettres avec les auditeurs et animateurs de l’émission.

Enfin, contrairement au web, les radios sont des espaces physiques de rencontre : dans un studio radio, tu croises des gens très différents, tu discutes, tu fais des réunions, tu échanges des infos… C’est un espace collectif qu’il est essentiel de le préserver.

Je pense aussi que l’avenir de la radio consistera, en terme de production (et non de diffusion), en une multiplicité de personnes faisant du son de manière indépendante. À Radio France, la machine de production est très lourde : il faut caler deux jours de montage, déplacer une équipe où chacun a un rôle très précis (preneur de son, producteur…), ne pas effectuer trop de rush, etc… Rien à voir avec ce qu’on voit aujourd’hui, soit des gens possédant leur propre matériel, pouvant passer le temps qu’ils veulent sur la préparation et se montrant beaucoup plus souples pour aller prendre le son.

Je crois que l’avenir de la radio réside aussi dans les coopératives ou les collectifs de producteurs radiophoniques. À l’image de l’association Faïdos Sonore, qui réalise des documentaires radios et anime des ateliers, donc qui ne dissocie pas le travail de création d’un engagement social et de la transmission. À l’image aussi d’un collectif comme Sons en luttes, destiné à permettre des échanges de sons militants entre radios libres et à monter des formes d’actions collectives.

Entretien avec Juliette Volcler, réalisé par JBB – Article 11, 30 janvier 2010.

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