[L’avenir nous appartient] Réduction drastique et recyclage des « ordures ménagères résiduelles »

En Alsace, l’épopée d’une commune vers le zéro déchet

Le maire de la petite commune de Manspach, Dany Dietmann, brandit les chiffres qui font la fierté des habitants du coin : « Ici, on ne produit que 78 kg d’ordures ménagères résiduelles par an et par habitant », ce sont les déchets non recyclés qui partent à l’incinérateur. En moyenne, un Français en produit 316 kg. La loi Grenelle 1 prévoit une diminution de 7 % par an et par habitant pour la période 2009-2014. Un objectif pulvérisé par les 33 municipalités de communauté de communes de la Porte d’Alsace, qui ont réduit leurs déchets de 80 %. Ici, 74 % est recyclé contre 33 % au niveau national. Comment ont-ils fait ? « C’est de la volonté politique, du bon sens, une vision sur le long terme et beaucoup de communication avec ses administrés », prévient en préambule le maire écolo, élu en 1983.

Tout commence le 14 septembre 1990, lors du conseil municipal de Manspach. « On nous proposait de participer à la construction de l’incinérateur de Mulhouse. Selon leurs prévisions, nous devions atteindre 550 kg/ an/ habitant de déchets en 2000 », se souvient, amusé, Dany Dietmann, le maire. Surtout, le projet se présentait comme une alternative à la décharge de Retzwiller située en bordure de la commune de 530 habitants, et accueillant tous les déchets putrescibles du Haut-Rhin. Quand les élus se plongent dans le projet d’incinérateur, ils s’aperçoivent que transporter et incinérer leurs ordures à Mulhouse « revenait à multiplier par trois le prix du service actuel ». Sans compter que 25 % de la masse incinérée reviendrait chez eux, sous forme de mâchefers (résidus d’incinération toxiques), enfouis dans la décharge dont ils veulent justement se débarrasser. Ce jour-là, le conseil vote contre l’incinération et décide de mettre sur pied un système de collecte sélective des ordures ménagères. La presse locale relaie cette « position pour le moins farfelue, sinon utopique », concède le maire.

Le conseil général, porteur du projet d’incinérateur, envoie sur-le-champ un de ses techniciens pour dissuader le maire. Mais l’ancien professeur de biologie s’obstine et finit par rallier à sa cause l’ensemble des communes de la Porte d’Alsace. Un sondage est organisé auprès de la population. « Les habitants voulaient en finir avec la décharge, à cause des nuisances, des odeurs et 82 % se sont dits prêts à nous suivre, à changer de comportement », relate le maire. En janvier 1992, il entreprend son tour des salles des fêtes. Des débats sont organisés partout, les discussions sont parfois animées entre les défenseurs du camion-poubelle et les adeptes de la déchetterie. Pour que les personnes à mobilité réduite puissent trier, la solution du ramassage en porte-à-porte est retenue.

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La décharge de Ritzwiller.

Deux ans plus tard, tout le monde tombe d’accord sur un point : « Le plus ennuyeux dans les déchets, c’est qu’ils sont sales. » Alors, cette année-là, chacun reçoit un composteur. L’effet est immédiat. Non seulement, « le gisement était plus propre » mais en plus la masse des ordures tombe à 200 kg/ an/ habitant une fois les biodéchets retirés, contre 375 kg en 1990. Petit à petit, l’odeur nauséabonde de la décharge n’est plus qu’un lointain souvenir. D’autant que la législation change : ne peuvent être désormais enfouis que les déchets inertes, non dangereux. Les ordures ménagères sont redirigées vers les incinérateurs.

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Une maison de la nature a été créée pour sensibiliser la population à son impact environnemental.

Pour faire entrer le tri sélectif dans les mœurs, des actions d’initiation et de sensibilisation sont mises en place dans les écoles, des calendriers avec des codes couleur pour les jours de ramassage sont distribués à tous les foyers. À l’époque, seuls le verre, les papiers et le métal sont valorisés. Qu’importe, l’élu, décidément visionnaire, se met à stocker le plastique « en attendant que la technologie pour le recycler soit développée ». Les camions tournent, les habitants trient, le maire est heureux. Tout semble aller pour le mieux… jusqu’aux premières frictions.

Le ton grave, le maire explique : « En 1997, les gens frappent à la porte de la mairie avec des pétitions, se plaignant : “Moi je fais mon travail, le lundi je sors le papier, le mardi le carton, etc., mais mon voisin s’en fout. Soit c’est lui qui ne paye pas assez, soit c’est moi qui paye trop. » » La traditionnelle taxation forfaitaire, le même prix pour tous, bons comme mauvais trieurs, vivait ses derniers instants. « Les élections approchaient et tout le monde était à feu et à sang. Alors on a demandé aux éboueurs d’identifier les mauvais trieurs, et on les a invités à la communauté de communes avec du kougelhof et du gewurtz. » Les élus découvrent que la plupart sont des nouveaux arrivants, qui ignorent tout de la collecte. Un système de suivi est aussitôt mis en place. Encore aujourd’hui, au moindre décrochage, une équipe intervient dans le quartier pour une action de sensibilisation le samedi matin, avec gâteaux et boissons. « La convivialité plutôt que la culpabilisation », c’est le credo de Dany Dietmann.

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La puce électronique

Mais il est aussi des citoyens qui, après une journée de travail fatigante, disent préférer remplir des chèques plutôt que des bacs. Au sortir de la réunion avec les mauvais trieurs, un consensus est trouvé : « On paye en fonction de ses performances. » Le 1er janvier 1999, la pesée embarquée est lancée. Dans la salle du conseil de la petite mairie, Dany Dietmann s’empare d’une poubelle, la retourne pour montrer une petite puce électronique dissimulée sous la poignée et un code-barres qui contiennent l’adresse et le nom du propriétaire. Lors du ramassage des ordures, les bacs des 6000 foyers sont automatiquement pesés par le camion-poubelle, et les données enregistrées. Ici, on ne paye que pour ce qu’on jette, alors qu’ailleurs, la taxe d’enlèvement des ordures ménagères est calculée sur la valeur du logement et réclamée en même temps que la taxe foncière. « Plutôt qu’une taxation démotivante, on est passé à la redevance incitative, résume Dany Dietmann. Pour l’eau et l’électricité, on paye sa consommation, pourquoi pas pour les déchets ? » La loi Grenelle 2 stipule que tout système de financement du service des déchets devra inclure une part incitative d’ici 2015.

Et si, pour alléger sa facture, un habitant dépose ses ordures dans la poubelle du voisin ? « Impossible », répond l’homme. La communauté de communes avait envisagé de cadenasser les bacs. L’idée a été abandonnée sauf pour les quelques immeubles existants. « L’arrêt du camion est facturé 80 centimes. Alors les habitants ne sortent leur poubelle que lorsqu’elle est pleine à ras bord. Du coup, le voisin n’a pas la place d’y mettre son sac. » Le camion s’arrête moins et fait désormais neuf villages avant d’aller vider. La consommation de carburant a été réduite par deux. Et on aura beau sillonner les petites routes du territoire, scruter les fossés, on n’apercevra aucun sac-poubelle abandonné par un habitant désireux de payer moins.

Sur le territoire de la Porte d’Alsace, les citoyens comprennent petit à petit que le poids de leur poubelle dépend de leur façon d’acheter. La notion de « acheter mieux » fait son chemin. Le supermarché de Dannemarie, commune voisine de Manspach, crée une « plateforme de déballage », une installation rendue obligatoire depuis le 1er juillet 2011 par la loi Grenelle 2. On s’attend à un dispositif nécessitant une logistique complexe, ce qui aurait pu expliquer pourquoi les supermarchés et hypermarchés se sont fait épingler pour n’avoir pas joué le jeu… mais non. Deux caisses sont disposées avant la sortie, l’une pour les cartons, l’autre pour les plastiques. Dany Dietmann rit. « En fait, c’est trop simple. »

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La plateforme de déballage au supermarché de Dannemarie, commune voisine de Manspach

Aujourd’hui, les gestes sont acquis par la population. Ils l’ont été tellement vite que la collectivité s’est retrouvée dépassée. « Les élus avaient construit le budget sur une estimation de 100 kg ramassés par habitant. Dès la première année, les usagers ont eu de bien meilleurs résultats en tombant à 80 kg ! Le prix de la levée et du kilo n’a pas suffi à couvrir l’ensemble des frais du service. Nous nous sommes retrouvés avec un déficit monstre et on ne pouvait pas dire aux gens : « Vous triez trop, on vous fait payer plus » », explique Audrey Baehler, ambassadrice du tri à la communauté de communes de la Porte d’Alsace. Pour y remédier, une part fixe (50 € annuels par foyer) est introduite en plus de la part variable. En moyenne, la facture annuelle s’élève à 56 € par habitant, tout compris. La collectivité a mis sept ans pour rééquilibrer son budget. La collecte, le transport, le traitement des déchets et la maintenance sont sous-traités. En 2011, la CC a déboursé en tout 991’000 €. À titre de comparaison, l’incinération seule de tous les déchets leur coûterait 750’000 €, une somme qui pourrait doubler avec les frais liés à la collecte et au transport. De plus, grâce au tri, la collectivité peut compter sur des recettes : 200’000 €, tirés de la revente des matériaux triés. Le plastique recyclé est même revenu à Manspach, sous forme de tuiles pour l’église du village. Elles sont aussi photovoltaïques. En 2011, la nef a produit 37’000 kwh et rapporté 22’000 € à la commune.

Dany Dietmann surveille tous les jours le cours du plastique, de l’aluminium, du verre. « Les bouteilles se revendent entre 400 et 500 € la tonne, l’aluminium 900 €, le papier 130 €… Comment qualifier de déchets quelque chose qui vaut autant ? » D’ailleurs, le mot est proscrit dans la commune. On parle de «produits résiduels». Le maire insiste : « le déchet n’existe pas », il est « l’échec de l’éco-gestion », le « symptôme de la décroissance ».

« Dès le début, il y a un grand malentendu de vocabulaire. Dans « déchet », on entend « déchéance », nous sommes sales, nous polluons… Les grandes multinationales ont tout de suite compris comment tirer profit de cette mauvaise conscience, en nous proposant un service pour nous redonner bonne conscience : on paye et on est débarrassés de nos honteuses ordures. Au final, on construit des incinérateurs qui coûtent très cher pour brûler beaucoup d’argent. C’est pas comme ça qu’on va sortir de la crise ! » Dany Dietmann en est convaincu, l’ère des « fiscalisés captifs » et de « l’abondance supposée » est révolue, « aujourd’hui les citoyens sont éco-actifs et responsables », la « pénurie avérée ».

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Tous les déchets verts des communes sont récupérés pour être transformés en engrais.

Paradoxalement, les efforts de tri ont été tels que l’incinérateur de Mulhouse n’a plus voulu de leurs « produits résiduels ». Car débarrassés des plastiques, restes alimentaires et papiers, la valeur calorifique de ces produits est moindre. En clair : ils brûlent moins bien et sont donc moins rentables pour l’incinérateur qui revend de la chaleur. En 2003, la Région demande que les plastiques soient remélangés. « Des camions partaient de la déchetterie en direction de l’usine d’incinération », témoigne Dany Dietmann.

Puis, c’est au tour du conseil général du Haut-Rhin de revenir à la charge. Il décide, avec le Syndicat mixte du territoire 4 (SM 4 auquel appartient la CC de la Porte d’Alsace), de construire une nouvelle usine d’incinération. La France a déjà le plus grand parc d’incinérateurs d’Europe (139 usines). Cette fois, il sera construit à Aspach-le-Haut, à peine à 20 km au nord de Manspach. Vice-président du SM 4, Dany Dietmann est hué quand il monte à la tribune pour défendre sa position. Il démissionne de son poste et mobilise sur le terrain.

Les habitants créent des associations pour protester contre ce projet absurde. « Tous les samedis matins, on allait de village en village pour informer la population sur la réalité de l’incinération. Elle ne détruit pas les ordures mais dispersent les substances toxiques dans l’air, l’eau, le sol qui se reconcentrent ensuite dans la chaîne alimentaire. » En 2007, le département abandonne finalement le projet. Les 15’000 habitants de la Porte d’Alsace ont fait reculer l’incinération.

Leur presse (Noémie Rousseau, Médiapart, 2 mars 2012)

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