[In memoriam] Bernard Thibault, syndicaliste

La vie quotidienne au temps des partenaires sociaux : Bernard Thibault, un petit jaune ?

« Les Thibault et compagnie, c’est juste bon qu’à frayer avec le gouvernement, à calmer les bases. Ils servent juste qu’à ça, toute cette racaille. » — Xavier Mathieu (CGT), 17 août 2009

« Tout semble jaune à qui est atteint de jaunisse. » — Lucrèce, De la nature des choses.

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On sait que M. Bernard Thibault est, à l’instar de M. Sarkozy, sur le départ. Des informations répétées, le concernant, font état de son abandon prochain des instances dirigeantes de la CGT. Certains ont jusqu’ici évoqué, entre autres motifs justifiant cet abandon, des problèmes de dos, récurrents. M. Thibault souffrirait du dos, au point que les gestes les plus simples du quotidien, tels que se baisser ou s’agenouiller, afin d’effectuer quelque tâche élémentaire, lui seraient devenus, sinon impossibles, du moins une véritable torture. M. Thibault ne le supporterait plus, une telle impossibilité se révélant, bien entendu, incompatible avec la poursuite de ses activités à la tête de la centrale syndicale. Il est triste que M. Thibault, pourtant un homme encore assez jeune, en soit rendu là. Un dirigeant de son calibre ne le mérite pas, assurément. M. Thibault n’a pas de chance. Prenons M. Sarkozy, par exemple (lui et M. Thibault ont à peu près le même âge) : aucun risque qu’un tel souci de santé ne l’accable. D’abord, il n’aura échappé à personne que M. Sarkozy est plus petit que M. Thibault, au plan physique. Le trajet à effectuer, l’effort à fournir pour courber l’échine, s’abaisser et s’agenouiller seront donc déjà pour lui naturellement moins importants. En outre, du fait des fonctions qu’il occupe encore — grâce à la démocratie — M. Sarkozy se trouve contraint de s’agenouiller moins souvent que ses interlocuteurs privilégiés, les partenaires sociaux notamment, dont M. Thibault constitue une figure de tout premier ordre. C’est pour cette raison que M. Thibault a mal au dos, et non M. Sarkozy.

Nous ignorons pour l’heure si M. Thibault a mal ailleurs qu’au dos, depuis qu’il fréquente M. Sarkozy. Car il le fréquente assidûment, cela nous le savons, au moins depuis 2004, pour les besoins de son travail. Certains, de cela, se sont trouvés un peu fâchés, quelques syndicalistes CGT de chez Goodyear, par exemple, qui lui ont un jour adressé une lettre à ce sujet. Xavier Mathieu, quant à lui, eût, certes, aimé voir M. Thibault apparaître, ne fût-ce qu’une fois ou deux à ses côtés, pour le soutenir lors des divers procès qui lui furent intentés pour outrage, violence, insubordination, refus de prélèvement d’ADN, etc. Après tout, quand on y réfléchit un peu, une telle prétention ne semble pas complètement illégitime. M. Thibault est bien le chef du syndicat auquel M. Mathieu appartient toujours, et qu’il contribue à faire vivre, comme d’ailleurs les autres membres cotisants de la CGT (à hauteur de 3 à 4 % environ, le reste provenant essentiellement de fonds publics, si l’on en croit le dernier rapport parlementaire dit « Perruchot » consacré au financement syndical, et qui fut, comme on le sait, spectaculairement enterré voilà quelques mois). Un nombre somme toute assez élevé de personnes persiste même en vérité à croire que c’est uniquement en cela que consisterait la fonction de syndicaliste : à s’attirer le genre de problèmes régulièrement rencontrés par M. Mathieu, plutôt qu’en une profession telle que celle exercée — depuis plus de dix ans — par M. Thibault. Sans doute ces personnes se trouvent-elles dans l’erreur. Bornons-nous ici à constater que M. Mathieu souffre notoirement moins du dos que M. Thibault.

Certains présentent M. Thibault comme un « traître ». C’est même par cette appellation, relativement hostile, que le dirigeant fut par exemple accueilli, par des dizaines de personnes, au moment de prendre sa place habituelle dans le cortège officiel, lors de la première journée d’action, et de grève reconductible, contre la réforme des régimes spéciaux de retraite. C’était le 15 novembre 2007. La veille au soir, les militants CGT de la RATP, de la SNCF ou de chez EDF, alors traités depuis des mois, alternativement, d’étrons puants et de nantis richissimes par la droite parlementaire et la plupart des journalistes, et concevant de la chose un certain ressentiment, se préparaient à un conflit extrêmement long et viril avec le nouveau gouvernement de M. Sarkozy. M. Thibault, lui, pendant ces préparatifs, avait préféré se déplacer en personne jusque chez M. Bertrand, ministre du Travail, pour lui dire qu’il acceptait l’intégralité substantielle de la réforme de M. Sarkozy, à savoir : les désormais 40 annuitées de cotisation nécessaires à l’obtention d’une retraite à taux plein, la décote conséquente imposée, le cas échéant, aux travailleurs, l’amputation des pensions desdits travailleurs contraints de partir en retraite avant la date fixée pour l’entrée en vigueur de la loi, l’indexation des pensions sur l’inflation (et non plus sur l’augmentation des salaires)…

Bref, M. Thibault, dont l’organisation se trouvait sur le pied de guerre, désarmait ses militants à la veille de la toute première bataille. Ou, pour le dire avec les mots de M. Guéant, alors guilleret secrétaire général de l’Élysée, et monument toujours renommé de clarté et de simplicité : « Thibault a fait en sorte que la crise puisse se dénouer dès le premier jour. »

Monsieur Thibault serait, donc, un traître.

Traître en 2007. Traître en 2011, lors de la dernière réforme des régimes généraux de retraites, quand il appela, on s’en souvient bien, avec émotion, en compagnie de MM. Chérèque et Mailly à des manifestations régulières, au mieux toutes les trois semaines, ce qui — étrangement — ne suffit pas à faire plier M. Sarkozy, moins sensible du dos, comme nous l’avons vu déjà.

Traître, à dire vrai, pour certains, dès le printemps 2004 et ce fameux « deal » conclu entre lui-même et le futur hôte du Palais de l’Élysée, « deal » fondateur inaugurant en effet l’impressionnante série de défaites syndicales dont nous venons juste d’énumérer quelques jalons remarquables. Mais de quoi s’agissait-il au juste, à l’époque ?

En 2004, M.Sarkozy, pas encore Président (ou Big Boss, comme disent les Américains du Nord) caresse toutefois déjà un grand projet national-industriel : celui de fracasser le statut général d’EDF et préparer, au bénéfice de quelques amis, la normalisation libérale de cette aberration de la Nature représentée, à ses yeux, par la seule existence de l’entreprise publique. Or, chez EDF, à l’époque, la CGT est encore puissante. Il faut passer malgré elle ou, peut-être, tout simplement par elle. Un espoir de cette espèce est permis à M. Sarkozy. Car la situation, chez EDF, n’est plus vraiment ce qu’elle était du temps lointain de Marcel Paul. Certes, la CGT toute entière bénéficie au plan national de l’immense financement encore apporté par cette Fédération de l’Énergie via son célèbre comité d’entreprise, le CCAS. Pour développer ce dernier, la CGT-Énergie reçoit d’EDF-GDF 1% de son chiffre d’affaires réalisé en France, ce qui représente, on en conviendra, un peu plus d’argent que toutes les cotisations réunies de M. Mathieu et de ses camarades, lesquels préfèreraient certainement néanmoins ne pas avoir à les payer, quelques fois, pour des raisons bien bêtes d’économie. Le CCAS d’EDF, contrôlé par la CGT, est quant à lui une entreprise autonome employant quelque 4000 salariés, une entreprise dotée d’un budget annuel de 400 millions d’euros. Les employés d’EDF, au premier rang desquels, bien sûr, les adhérents de la CGT, ne veulent évidemment ni du changement de statut ni de la privatisation d’EDF, auxquels pense, bientôt, les soumettre M. Sarkozy. Ce changement signifierait pour eux moins d’argent pour plus tard, à la retraite. Il aurait également pour conséquence la perte de certains avantages, et de les faire travailler plus longtemps. On les comprend donc parfaitement. Personne ne souhaiterait, à leur place, une telle chose, à moins d’être demeuré ou suicidaire. Et M. Thibault n’étant réputé être ni l’un ni l’autre, de même d’ailleurs que M. Denis Cohen (alors leader de la CGT-Énergie), lesdits militants de base de la CGT leur font confiance à tous les deux. Et c’est avec, disons, une certaine surprise qu’ils accueillent, le 9 janvier 2004, la nouvelle suivante : M. Cohen, au référendum organisé dans l’entreprise « pour » ou « contre » le changement statutaire d’EDF, appelle à voter « pour ». Immédiatement, il se voit désavoué par le vote des militants qui rejettent sa position à 53%. M. Thibault, lui, semble alors s’inquiéter d’une rupture dangereuse entre la base de la CGT et son sommet, constitué notamment de sa propre personne. Et il prend les choses en main. D’abord, M. Cohen est prié de prendre — comme on dit dans le management — un peu de recul. Il partira en 2005, remplacé à l’Énergie par M. Imbrecht, un fidèle ami de M. Thibault, lequel décide en sus de négocier directement ce qui peut encore l’être avec M. Sarkozy. Le « deal » final entre les deux partenaires sociaux intervenant au printemps 2004, nous allons maintenant voir en quoi, grossièrement, il consista, à en croire bien sûr des personnages aussi dignes de confiance que MM. Chérèque (auteur de l’inoubliable ouvrage Si on me cherche… relatant, entre autres sujets passionnants, ces faits) ou Raymond Soubie, inamovible conseiller de M. Sarkozy pour ce qui concerne les affaires sociales. Précisons que M. Thibault, lui, n’a jamais reconnu l’existence dudit « deal », on ne sait trop pourquoi, peut-être une sorte de gêne, irrationnelle. Rendre visite au Président, pourtant, souvent, tous les jours s’il le faut, le chef de la CGT trouverait cela aussi peu condamnable, à l’entendre, que « rendre visite à son employeur ». Voilà qui a le mérite d’être clair. Et voilà, donc, ci-dessous, ce que M. Thibault n’a jamais négocié.

D’abord, M. Thibault n’a jamais négocié l’enterrement, par le pouvoir de droite, de l’enquête judiciaire inquiétante qui se rapprochait grandement du CCAS d’EDF, accusé via une plainte pour « abus de confiance » déposée en février 2004 par son ancien directeur M. Jean-Claude Laroche, de financer le PCF et la CGT. L’enterrement de cette plainte, M. Thibault ne l’a nullement négocié contre l’acceptation par la CGT, d’une part, de la mise à mort finale des régimes spéciaux de l’entreprise, l’aval donné par la CGT, d’autre part, au changement de statut de l’entreprise, M. Sarkozy, de son côté, ne promettant aucunement — en contrepartie annexe — de garder EDF sous capitaux majoritairement publics, et de réserver l’exploitation de la filière nucléaire à EDF. EDF à qui d’ailleurs ni la confiance du Président, ni son soutien, ne furent bruyamment renouvelés, en présence de M. Thibault. De sorte que n’ayant conclu aucun accord, et n’ayant jamais passé aucun « deal », M. Thibault ne saurait aujourd’hui se voir accusé d’avoir été, sur l’intégralité de ces promesses présidentielles, pris pour une merde et roulé dans la farine (en deux temps bien distincts, sinon l’odeur s’avère par trop désagréable).

Mais au fond, de nos jours, qu’entend-on exactement par « trahir » ? Autrefois, certes, la chose allait de soi, mais aujourd’hui ? Un tel vocable trouverait-il quelque part dans la société un usage sérieux, entraînerait-il un effet autre que celui de faire pouffer, nerveusement, ceux qui l’emploient encore par accident, les mêmes souriant avec embarras au surgissement d’archaïsmes tels que « bourgeoisie »« riche » ou « Capital » (des mots, certes, que M. Thibault a, quant à lui, carrément choisi, pour plus de facilité, en tant que chef de la CGT, de ne jamais prononcer) ?

Voilà plus d’un siècle, Villiers de l’Isle-Adam, dans l’un de ses merveilleux contes, imaginait avec ironie le moyen mécanique — à base de grandes décharges électriques prodiguées aux idéalistes maladifs — d’en finir à peu de frais avec les grandes et belles illusions de ce monde : les idées, les passions, la défense de causes puérilement toujours jugées hautes et nobles par d’obscurs attardés. Beaucoup plus près de nous, en 2008, un journal fort estimé, Le Point, délivrait au public l’un de ces passionnants dossiers dont il a le secret, consacré formellement aux « traîtres dans l’Histoire », c’est-à-dire, bien sûr, à la réhabilitation de ceux-ci. Il fallait bien, à l’époque, justifier dogmatiquement des positions que certains esprits mesquins persistaient à considérer méprisables : celles de M. Éric Besson, par exemple, ou de Mme Fadela Amara, de MM. Hirsch ou Glucksmann, bref de la plupart des intellectuels, économistes ou travailleurs sociaux de premier plan venant alors de basculer dans l’orbite (en un seul mot) sarkozyste, afin d’aller, innocemment, à la soupe. Les mêmes qui aujourd’hui, affolés par la droitisation de M. Sarkozy, appellent à voter pour M. François Hollande.

Il semble donc qu’il existe deux manières de trahir. La première, la plus grossière et seule à vraiment mériter encore son appellation poussiéreuse, consisterait à rejoindre purement et simplement l’ennemi, à brutalement épouser ses vues et conceptions, à se vendre à lui, aussitôt, pour un faisceau de raisons que la psychanalyse, la sociologie, l’économie politique, seraient ensemble capables d’expliquer. « Si nous trahissons la Bourgeoisie pour les hommes, écrit ainsi Paul Nizan — qui mourra trahi par son Parti — alors nous ne devons pas rougir de nous présenter comme des traîtres. » La seconde manière, adaptation pragmatique aux conditions présentes revendiquée par le traître lui-même et plutôt, on s’en doute, présentée par lui comme le fruit de sa capacité d’analyse supérieure, déboucherait sur une position fort honorable, d’ailleurs désormais qualifiée — loin des « félonies », des « retournements » et autres naïvetés ou vieilleries manichéennes de même type — de réaliste. Il faut être réaliste. « Ce n’est pas la girouette qui tourne, disait Edgar Faure, c’est le vent. » Ou dans un autre registre, bien sûr : « Le marxisme doit toujours être une doctrine réaliste » (Lénine).

L’étude de certains phénomènes contemporains tels que le gangstérisme ou le syndicalisme de masse façon Samuel Gompers aux USA ou — puisque c’est l’objet de cet article — en France, façon Bernard Thibault, montre assez que ces deux manières de trahir n’en forment en réalité qu’une seule. Elle montre aussi, au-delà de tout jugement moral, à quel point l’ancien ouvrier conscient promu, désespérant des pouvoirs de sa classe, donc désireux de ne travailler désormais que pour lui-même ou pour la promotion, semblable à la sienne, d’un simple clan d’ouvriers, ce clan fût-il numériquement le plus étendu possible, est condamné, de toute éternité, à se voir tragiquement rouler par la Bourgeoisie (voir plus haut l’histoire du « deal » n’ayant jamais existé entre la CGT et l’Élysée). Celle-ci n’abandonnera quant à elle jamais, dans son rapport aux divers « partenaires sociaux » qu’il lui sera donné, au fil du temps, de croiser sur sa route la seule position théorique qui vaille : la position de classe.

Mais soyons clairs : nous ne pensons pas que tous les matins, au moment du réveil, ni Samuel Gompers, leader de l’AFL américaine ni Bernard Thibault, chef de la CGT française, jetant un œil en direction de leur reflet dans la glace, avant de filer bruncher chez un Président de la République ou un partenaire patronal quelconque, ne se seront consciemment jugés des traîtres. Les hommes ne se découvrent jamais à ce point. Ils se mentent. Ce mensonge ne se trouve débusqué que par l’étude — patiente — de certains indices, en particuliers corporels. Les traîtres, comme tout le monde, somatisent. Ils souffrent de trahir quoique ne se l’avouant pas. Et c’est alors leur chair qui leur fait sentir que leur position n’est ni confortable ni correcte, qu’elle ne convient pas et fera plus tard leur malheur, la vieillesse, le remords, la vengeance du temps aidant. Personne ne se reconnaît avec plaisir un parfait salaud. Bernard Thibault, fils d’ouvrier, aura trahi sa classe, comme Samuel Gompers avant lui. Bernard Thibault aura fait violence à une part essentielle de lui-même, de son identité humaine. Bernard Thibault aura marché sur la tête une partie importante de son existence. Or, marcher sur la tête n’est pas seulement fort difficile. C’est aussi douloureux, à la longue. De sorte qu’un dernier mystère nous semble ici percé, après celui de ce mal de dos le poussant aujourd’hui à quitter la CGT. Ce mystère, vous l’avez compris ! c’est celui de l’agencement de cette incroyable coupe de cheveux arborée par M. Thibault, toutes ces belles années qu’il aura sacrifiées au « monde du Travail » ! Il ne s’agissait donc, en fin de compte, que de cela : d’une triviale technique capillaire, pragmatique et réalistevisant à amortir les terribles chocs occipitaux consécutifs à cette motricité sociale inverse, et de réduire ainsi la migraine de celui auquel le pavé, selon le mot célèbre de Victor Hugo, n’aurait, certes, manqué, un jour ou l’autre, de rappeler son existence, sa densité, sa dureté, bref : sa résistance épuisante !

Les choses sont claires à présent.

Allez en paix, M. Thibault.

Que vos douleurs, auxquelles le Moine Bleu compatit, s’estompent.

Détendez-vous un peu, que diable ! Vous avez abattu un sacré travail, après tout. Chienne de vie. Vous avez bien mérité de la retraite. Pour vous, elle ne devrait pas trop poser de problèmes. Installez-vous confortablement.

Voilà.

À l’horizontale.

Un petit jaune ?

Le Moine Bleu, 30 avril 2012

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