Ci-dessous, une contribution reçue pour le numéro 14 (à paraître très prochainement) de Blabla (parution apériodique dijonnaise d’infos et de contre-infos locales et globales).
Hommage à Oakland
15 octobre 2011. Alors que presque partout se tiennent des manifestations — en écho au mouvement « world revolution » des indigné·e·s le plus souvent, mais contre les institutions financières voire le capitalisme plus généralement — « violentes manifestations à New York et à Rome », lit-on de ci de là dans les médias. Et pourtant, c’est sans grande surprise que l’on relève le contraste d’un bout à l’autre de l’océan : de la manif de « Occupy Wall Street » à New York, nous parviennent les récits de manifestant·e·s tabassé·e·s par la police pour avoir seulement osé marcher ailleurs que sur le trottoir, tandis qu’à Rome ou à Athènes, dans le même temps, flicaille et capitalistes se sont pris une raclée, car quelques milliers de manifestant·e·s — apparemment plus « révolté·e·s » qu’ »indigné·e·s » — ont choisi de porter en actes le refus de l’ordre étatique et financier, en saccageant banques et représentations gouvernementales, tout en tenant la police à distance à coups de pierres, pétards et poubelles incendiées. Non, décidément, les mots et les actes n’ont pas le même poids ici ou là, et habitué·e·s que nous sommes à ne percevoir des USA que des luttes corporatistes éparses, un contrôle policier d’une extrême sévérité et l’illusion d’une paix sociale que rien ou presque ne saurait ébranler, c’est sans surprise que l’on renouvelle ce constat.
On ne saisit pas bien, à ce moment là, que se joue vraiment quelque chose de nouveau de l’autre côté de l’Atlantique, et que de la vague d’indignation occidentale, boostée par l’explosion des « printemps arabes », naît une dynamique telle que l’Amérique n’en avait plus connu depuis, peut-être, l’opposition à la guerre du Vietnam, et ce malgré la présence anesthésiante d’un « Prix Nobel de la Paix » à la présidence : un mouvement transversal, inclusif et pluriel, où se côtoient de façon improbable vétérans du conflit irakien, jeunes hipsters et déclassé·e·s des quartiers de tous âges, rassemblé·e·s par un ras-le-bol du pouvoir financier, mais aussi d’une organisation sociale verticale et des représentations politiques traditionnelles. Car c’est notamment aux USA que la contagion prend des plus massivement, et dans quantité de villes américaines se réinventent alors le vivre ensemble (lors de campements sauvages au cœur de la cité), l’organisation collective (par une pratique assembléaire et des tentatives de prises de décision au consensus à plusieurs centaines voire milliers, ainsi que par la mise en place de logistiques alimentaire, médicale, médiatique autonomes et collectives), et la lutte politique (par la désobéissance et la tenue de rassemblements, marches, actions… malgré les injonctions contraires des policiers).
2 novembre 2011. C’est du côté d’Oakland, dans la baie de San Francisco, en Californie, que vient cette première secousse, qui force les regards à se tourner vers cet inattendu-ci. Après avoir été brutalement expulsés de leur campement installé face à la mairie (sur une place rebaptisée « Oscar Grant Plaza », en hommage au jeune homme tué par la police deux années plus tôt), et repris possession des lieux en manif dès le lendemain, les Occupy Oakland lancent un appel à la grève générale. Le jour dit, ils et elles procèdent au blocage du port (alors qualifié de « Wall Street du bord de mer ») par la convergence de plusieurs manifestations massives sur les lieux, au détour de l’une desquelles un cortège anticapitaliste éclate quelques banques et repeint la façade d’une grande chaîne de distribution « bio » de Monsanto, dont la direction avait exercé des pressions sur les employé·e·s pour les dissuader de rallier la grève. Autant le dire franchement : les images et récits de ces cortèges déterminés sont assez exaltants. On ne peut réprimer un sourire en voyant le décor capitaliste ainsi souffrir, ni cacher ce contentement, quand un blocage économique permet de stopper un temps l’activité du 5e port le plus important du pays, sous les applaudissements de ses travailleurs dont la précarité peut rendre la pratique de la grève trop risquée.
Pour autant, Occupy Oakland est vite en proie aux attaques convergentes des politicien·ne·s et autres indigné·e·s bien-pensant·e·s : s’insurgeant contre la « violence » d’une partie des manifestant·e·s, des « leaders », de-ci de-là, appellent les autres instances du mouvement Occupy américain à s’en dissocier, à condamner, et à signer des chartes de non-violence entre autres pactes d’inoffensivité. Bref, on connaît la chanson, pour la vivre trop souvent quand une expression contestataire sort des sentiers balisés. Et s’il est bien triste de voir certain·e·s manifestant·e·s se substituer aux flics pour protéger telle ou telle enseigne de la colère collective, voire pire, collaborer au travail policier en livrant ceux et celles qu’ils auront désigné·e·s comme « casseurs », il est tout aussi rageant de voir le nécessaire débat stratégique confisqué par un pacifisme absolu professé comme religion, qui, semblablement, obscurcit la complexité du réel quand il ne le nie pas tout simplement (saluer le « pacifisme exemplaire » des révolté·e·s d’Égypte et de Tunisie — ainsi qu’on l’entend souvent — témoigne du degré d’aveuglement dont sont capables les plus fervents pasteurs de cette idéologie, quand chacun·e sait que c’est aussi à coups de pierres et cocktails molotov que la place Tahrir a tenu tête aux sbires du pouvoir jusqu’à le faire choir, et que c’est en flammes que sont partis quantité de commissariats et de bâtiments gouvernementaux dans ces pays).
Sauf que. Là encore, Oakland a créé la surprise. Face au schisme habituel entre « citoyen·ne·s » et « révolté·e·s », s’est imposée une vision que d’aucun·e·s croyaient périmée après son apogée, puis son déclin progressif dans le contexte des contre-sommets de la mouvance antimondialisation des années 2000 : la « diversité des tactiques ». Sortir d’une vision moraliste et étroite de l’action politique qui consiste à universaliser sa perception subjective, pour reconnaître, à l’inverse, qu’une variété de parcours et d’aspirations — mais aussi d’identités de classe et de genre en ce qu’elles impliquent des vécus spécifiques de l’oppression — génèrent divers degrés de colère avec l’existant et des opportunités différentes de s’y confronter efficacement. Si l’on prend également en considération, ainsi que les camarades d’Oakland semblent l’avoir fait, que tout·e un·e chacun·e ne jouit pas de la même assurance ou capacité à faire face aux situations à risque, alors il apparaît nécessaire de composer un espace de résistance inclusif et solidaire, ouvert à une pluralité de moyens d’actions où les unes laissent de l’espace aux autres. Ce d’autant plus que les luttes les plus fortes et victorieuses sont généralement le fait d’un subtil mélange de méthodes et de niveaux de conflictualité, de montées en puissance qui peuvent connaître des moments de tensions fortes, comme de manifestations plus relâchées sur divers fronts. Pour autant, force est de constater qu’il n’est pas toujours évident de donner corps à cette juxtaposition. OO, en tout cas, s’y est essayé.
13 janvier 2012. Le communiqué du « comité tactique » d’Occupy Oakland annonce clairement la couleur : les marches hebdomadaires FTP (« Fuck The Police », en réponse aux multiples agressions des flics, tant à l’encontre d’Occupy que des pauvres à Oakland et au delà) n’entendent pas être des ballades tranquilles, et les participant·e·s sont invité·e·s à s’y rendre en connaissance de cause. Pour autant, l’originalité d’OO consiste aussi à assumer, au sein d’un espace ouvert à l’action coup de poing comme à l’autodéfense contre la police, de se fixer des limites, liées à l’objectif stratégique du moment et discutées collectivement. Aussi est-il notamment demandé aux manifestant·e·s, à l’occasion de la seconde marche FTP, de ne pas s’attaquer aux véhicules — exception faite des bagnoles de flics et de médias dominants — ni à la propriété privée — le communiqué précisant ensuite, non sans humour, que banques et locaux de partis et multinationales sont momentanément exclus de cette catégorie. En rupture avec le dirigisme des organisations comme avec le renvoi à la seule responsabilité individuelle des participant·e·s aux actions, OO esquisse manifestement une autre option : celle de bâtir un mouvement multiforme qui, s’il s’efforce de ne pas faire le jeu de la criminalisation, cherche sa position par la somme des tensions, tout en se donnant une, des directions.
Cette « radicalité inclusive » ainsi que l’ont nommé certain·e·s de ses protagonistes, en plus de l’ancrage d’un certain nombre de participant·e·s aux groupes et entités composant la ville, des comités de quartiers aux activistes et autres « alternatifs », ont été autant d’éléments faisant de la « Commune d’Oakland » un espace de convergence. Aussi a-t-on vu y participer nombre de personnes issues des communautés noires (dans une proportion bien supérieure à la plupart des autres mouvements Occupy sur le reste du territoire), et s’y agréger une diversité de gens particulièrement visés par le racisme, la police, et défavorisés. Un « safer space » par et pour queers, transgenres, homosexuel·le·s a été constitué ; une crèche pour mutualiser la responsabilité des enfants permettant aux parents (et plus jeunes) de prendre part au mouvement, entre autres initiatives permettant l’émergence de ce lieu comme vecteur de rencontres, de créativité défiante envers l’ordre social. Cet enracinement n’aura pas seulement permis à Occupy Oakland de bénéficier d’une implication comme d’un soutien passif importants de la part de la population locale, mais aussi de lutter pour autre chose que sa simple continuation, en se donnant des objectifs faisant écho à la réalité de bien des participant·e·s. Pour accoucher de ces possibles et espérer les inscrire dans la durée par delà les délogements de campements, en écho à la crise du logement et pour répondre à la provocation spéculative ayant ravagé le pays, comme pour réaliser le mot d’ordre « Occupy » du mouvement, il était logique de continuer en… s’appropriant des bâtiments.
28 janvier 2012. C’est le « move-in day ». OO n’en est pas à son coup d’essai, mais en raison de l’échec des précédentes tentatives plus clandestines, il s’agit cette fois de le faire publiquement et par la force du nombre : prendre possession d’un lieu abandonné, et, de ce fait, ne pas juste dénoncer sa vacuité, mais la convertir en centre social pour la communauté. La manif est convoquée largement, avec pour objectif annoncé l’occupation durable d’un bâtiment. Plusieurs milliers de personnes se mettent en marche, pour un cortège hétéroclite et coloré, mené par des pancartes renforcées sur lesquelles on lit « commune move in, police move out » (« Occupy, entrez ! », « Police, sortez ! ») et un « black bloc » [Le « black bloc » est une tactique, consistant à s’habiller de noir et à masquer son visage de façon plus ou moins sporadique, pour constituer l’illusion d’un bloc homogène et ainsi entraver l’exercice d’identification policier. À l’inverse, sa constitution est généralement très hétérogène, rassemblant groupes d’affinité et individus divers.] équipé de casques & boucliers artisanaux (tagués « Peace & Love »), pour parer aux projectiles de la police et permettre au cortège d’avancer malgré une répression anticipée. Cela ne suffit cependant pas à empêcher la mise en déroute de la manifestation par une pluie de grenades assourdissantes, gaz lacrymogènes, balles en caoutchouc et fumigènes, précédant une série de charges policières. L’essentiel des manifestant·e·s se retrouve alors pris en étau et matraqué, les flics raflant plus de 400 personnes et en blessant pas mal d’autres. Une partie du « défilé » ayant réussi à échapper à la nasse policière saccage brièvement l’hôtel de ville en retour, avant de se disperser.
Si l’objectif annoncé de la journée est perdu, la combattivité des participant·e·s et la virulence de la réaction policière met le feu aux poudres à travers les US, et la sympathie avec Occupy Oakland s’exprime de toutes parts dans les jours et semaines qui suivent. Ce, par des manifestations et rassemblements, mais aussi par des gestes simples et déterminés — bris de vitrines de banques et de commissariats — désavouant en partie le cadre strictement légaliste dans lequel d’autres incarnations de Occupy ont souhaité s’inscrire ailleurs dans le pays, et vérifiant qu’en cette circonstance comme en bien d’autres, l’indomptabilité et la ténacité des mobilisé·e·s peut s’avérer plus contagieuse que les défilés policés. Le souffle de vitalité en soutien aux « révolté·e·s d’Oakland » est palpable, et l’on sent combien beaucoup n’en sont que plus inspiré pour continuer, galvanisé·e·s par le rassemblement initié par Oakland, dont les membres, bien que pensant leurs plaies, n’ont manifestement pas l’intention de baisser les bras. Si les mêmes critiques quant au refus d’Occupy Oakland de condamner la « violence » continuent à fuser, c’est un débat plus stratégique qu’idéologique quant à l’efficacité des stratégies défensives & offensives qui semble cependant dominer. Ce, d’autant plus que la détermination du black bloc à protéger le cortège lors du 28 janvier (plutôt que d’aller à l’affrontement rituel avec la police ou s’attaquer aux habituelles devantures du pouvoir) a été remarquée.
Enfant bâtard de la mouvance Occupy et du terreau spécifique dans lequel il a émergé — Oakland, berceau des Black Panthers et siège de la dernière grève générale américaine en 1946 — OO a de quoi interroger, fasciner. Ses caractéristiques rares, et — inutile de le nier — la dimension spectaculaire d’une partie des actions initiées, auront su attirer notre attention sur le mouvement Occupy aux États Unis dans ses potentiels et ses singularités, que l’expression trop régulièrement timorée, souvent citoyenniste, parfois conspirationniste des indigné·e·s dans leur version française ne nous avaient guère incité à regarder. On ne peut s’empêcher, au passage, de se demander si quelque part, cet enthousiasme pour Oakland est moins dû à l’envie d’appréhender une situation particulière là bas, qu’à la familiarité que nous évoquent des formes de lutte et de résistance plus en phase avec les codes qui sont les nôtres, avec les luttes présentes et passées qui se vivent plus près d’ici. Si tel était le cas, n’est-il pas est possible de faire d’Oakland un point de départ pour élargir le regard ?
Quoi qu’il en soit, ces quelques extraits et pensées, glané·e·s au fil des témoignages, traces audiovisuelles et communiqués accessibles sur l’Internet, plus rarement appuyées, modérées ou corrigées par quelques camarades américain·e·s, ont donc pour but de nous inciter, indigné·e·s, révolté·e·s ou inclassé·e·s, à aller y regarder de plus près, pour construire, ici, dans nos villes et nos quartiers, des potentiels de bouleversement qui fassent rêver !
Pour Oakland, pour la Commune,
some friends in Dijon.
Plus d’informations sur : indybay.org – occupyoakland.org – hellaoccupyoakland.org – anarchistnews.org
Liste francophone de diffusion d’infos relatives aux squats, 31 mars 2012
Ping : Présentation débat : « queer insurrection » | « autoclave » (tattoorrrage & cie)
Nous avons traduit en tchèque votre texte « Hommage à Oakland », il peut être lu et téléchargé sur notre blog (http://autistici.org/tridnivalka/hold-oaklandu/). Quand allez-vous publier votre prochain numéro de « Blabla » ? Solidarité internationaliste !
Email : tridnivalka@yahoo.com