[Révolution égyptienne] Vers un long vendredi (5 juillet)

[Égypte, 5 juillet, 17h30] Vers un long vendredi

Après la destitution de Morsi par l’armée, celle-ci a destitué le procureur général, arrêter un certain nombre des dirigeants des Frères Musulmans, lancé 300 mandats d’arrêts contre leurs cadres et bloqué trois de leurs télévisions (en plus, Al Jazeera dont le directeur a été arrêté momentanément, ne marche plus vraiment, il n’y a plus de son et les images sont figées), dissout le Sénat (élu pour 2/3 qu’avec une participation électorale de 7%, c’est dire leur légitimité démocratique, et 1/3 nommé) qui assurait le pouvoir législatif, annulé la constitution islamiste, les anti Morsi sont rentrés chez eux, sauf un petit nombre qui est resté place Tahrir.

Par contre les Frères Musulmans et leurs alliés appellent aujourd’hui, à un vendredi de manifestations contre ce qu’ils nomment le coup d’État militaire qui a renversé un président légitime. L’armée a autorisé la manifestation mais l’a assorti d’un certain nombre de restrictions dont tout le monde sent bien qu’elles ne visent pas que les Frères Musulmans mais bien tout le monde, en particulier le monde du travail. Qu’on en juge, entre autres : interdiction du blocage des routes, de s’en prendre à des bâtiments officiels, interdiction de tout ce qui peut menacer la paix sociale, la sécurité et l’économie…

Pendant que les dirigeants des Frères Musulmans appellent à une manifestation pacifique, tout le monde sait qu’il n’en sera rien étant donné le désarroi actuel de la confrérie, de ses dirigeant et cadres comme de ses troupes, leurs choix de résistance par tous les moyens devant le raz de marée populaire qui voulaient dégager Morsi, comme face au coup d’État militaire, leur crainte de tout perdre et enfin leurs habitudes de violence dont celles de leurs alliés islamistes les plus radicaux. Bien des cadres ou simples militants ne se gênent d’ailleurs pas pour appeler clairement dans les médias à la vengeance violente, au terrorisme pas seulement contre l’armée mais voire au massacre de tous ceux qui voudraient s’opposer à eux.

D’un autre côté, la politique des militaires, qui contrôlent directement ou pèse indirectement sur bien des médias est aussi de présenter les Frères Musulmans comme des « violents » pour justifier sa politique répressive et la mise en place d’un éventuel état d’urgence qu’elle pourrait imposer à tous, et pas qu’aux Frères Musulmans, au nom de la sécurité, de la protection de la paix, contre le chaos, etc… Il est difficile donc de se rendre compte de ce qui peut être propagande ou réalité dans ce domaine, à un moment où la presse est particulièrement clivée.

Déjà, ce matin les alliés les plus radicaux des Frères Musulmans ont attaqué « pacifiquement » à la roquette et au fusil mitrailleur un poste de police à Rafah et ont tué « pacifiquement » un militaire dans le Sinaï. Ce qui a permis à l’armée de décréter l’État d’urgence dans le Sud Sinaï et à Suez qui pourra servir demain contre les grèves et les protestation sociales en tous genres. Toutefois, pour le moment, mais ça peut changer à tout instant, l’armée semble vouloir toujours caresser dans le sens du poil les anti Morsi. Il y a eu ce matin au Caire, des survols de la ville par des hélicoptères militaires portant le drapeau national et des avions aux panaches de fumée des mêmes couleurs, comme un clin d’œil au rappel des journées qui ont précédé la chute de Morsi où s’était forgé une alliance du peuple et de l’armée. Peut-être fait-elle cela parce qu’elle ne se sent pas très sûre de ses troupes y compris ses officiers qui sont nombreux à appartenir aux Frères Musulmans, peut-être aussi parce qu’elle espère faire descendre dans les rues les anti Morsi pour se protéger, ou qu’elle prend des mesures pour eux, peut-être encore parce qu’elle espère d’un affrontement éventuel entre anti et pro Morsi
qu’elle puisse intervenir alors en argumentant qu’elle veut éviter le chaos et le bain de sang. Peut-être enfin pour s’adresser aux puissances occidentales sa légitimité nationale et donc démocratique. Ou les quatre en même temps.

Pour le moment les manifestations Pro Morsi rassemblent beaucoup de monde. Infiniment moins que les manifestations anti Morsi des jours précédents, mais beaucoup de monde toutefois. C’est difficile à savoir pour le moment car les Frères Musulmans gonflent considérablement les chiffres et leurs adversaires les minorent énormément, mais certainement des centaines de milliers dans le pays. Pas des millions.

De plus, au niveau des impressions du moment, c’est que malgré le monde (mais les Frères Musulmans revendiquent 2 millions de membres) on a le sentiment qu’on assiste à un affrontement entre deux appareils plus qu’à l’affrontement d’un peuple qui se soulève contre des institutions. Il ne s’agit pas tant là d’un peuple qui se soulèverait pour défendre la légitimité du bulletin de vote, ou celle de l’islam, même s’il doit y en avoir bien sûr, mais plutôt des partisans, nombreux certes, qui défendent seulement le pouvoir perdu d’un appareil, celui des Frères Musulmans et de ses alliés. Exactement comme ce qui était reproché à Morsi de ne gouverner que pour son camp, pas tout le peuple, les manifestants ne s’adressent pas au peuple égyptien pour le convaincre de descendre dans la rue, mais mènent une bagarre interne, entre eux et l’armée. On voit ici ou là quelques tentatives timides des manifestants de s’adresser à la population, ainsi il y a eu des services d’ordre de Frères pour protéger des églises lorsque les manifestants passaient devant, des femmes en cheveux libres exposées largement pour montrer leur souci des autres et une ou deux déclarations s’adressant à leurs frères coptes. Mais on a l’impression que c’est pour le communiqué et justifier le soutien des puissances occidentales. Globalement, on voit bien que ce n’est pas leur souci réel.

Bien évidemment ces manifestations ont très vite dégénéré dans la violence. À l’heure où j’écris on parle déjà de 4 à 7 morts pour le Caire et de centaines de blessés. Les informations sont confuses, les uns accusant les autres, la police militaire aurait riposté par endroit à balles réelles, bien qu’elle prétende ne l’avoir pas fait, seulement tiré en l’air, n’utilisant que des gaz lacrymogènes. Mais comme l’armée et les frères Musulmans mentent autant les uns que les autres… Les violences ont eu lieu en particulier vers le bâtiment de la garde présidentielle, où la rumeur dit que Morsi serait retenu, et que la foule voudrait libérer. Il y aurait également des affrontements à Alexandrie, Suez, Damanhour, Zagazig, Assiut et surtout à Luxor où suite à la mort d’un Frère Musulman tué par la police, ces derniers ont brûlé 23 maisons de coptes.

Quoi qu’il en soit, l’impression qui ressort actuellement de la situation, c’est que si le coup d’État d’avant hier, ne pesait que parce qu’il s’inscrivait dans une énorme révolution populaire, aujourd’hui et pour le moment, car tout est en pleine évolution, il prend la forme au travers de l’affrontement de l’armée et des Frères Musulmans, sans la présence réelle du peuple, la forme d’un coup d’État militaire classique, s’imposant à tous par la force, restreignant toutes les libertés. Par exemple, des rumeurs disent que l’armée pourrait mettre en place un couvre feu qui s’imposerait à tous pour ce soir. En fait l’action des Frères Musulmans est en train de renforcer le poids de l’armée dans la situation, le pays, les institutions.

Ceci dit l’armée n’est pas sortie d’affaire et loin de pouvoir imposer sa loi, étant donné l’immensité de la mobilisation anti Morsi qu’on a vu les 4 jours précédents et peut-être ne fait-elle que s’affaiblir chaque jour un peu plus. Y compris en s’affrontant aux Frères Musulmans.

Vers 15h, le FSN a appelé également ses partisans à descendre dans la rue pour défendre la révolution qui serait en danger. Et on a vu effectivement des gens commencer à y descendre pour aller s’en prendre aux pro Morsi. Iront-ils nombreux ou pas ? Peut-être pas ayant le sentiment d’avoir gagné et guère l’envie non plus de se ranger aux côtés de l’armée qui restreint les libertés. On verra. Il y aurait eu pour le moment que les habitants de la rue Moharram Bek à Alexandrie qui seraient descendus dans la rue pour attaquer une manifestation de pro Morsi et l’auraient dispersé. Un cas isolé ou une situation qui va se développer ?

À l’étranger, l’Union Africaine a dénoncé le coup d’État, en défense de la démocratie, ce qui a fait pas mal rire quand on pense qu’au moins la moité d’entre eux sont arrivés au pouvoir par un coup d’État. La TV turque s’est mise au service des Frères Musulmans et transmet les images des manifestations pro Morsi pendant que l’AKP et le gouvernement turc qui ont dénoncé le coup d’État organisent des manifestations de soutien aux Frères Musulmans égyptiens. Quant aux régimes occidentaux ou François Hollande qui s’inquiète de l’interruption du processus démocratique en Égypte, bien des Égyptiens attendent d’eux qu’avant de se faire les juges de la vertu démocratique, ils renoncent à être les amis du Qatar, de l’Arabie Saoudite, du Bahrain, des émirats et de tellement d’autres dont on connaît les grands vertus démocratiques. Par contre ce soutien occidental a des effets désastreux parce qu’il légitime aux yeux de certains islamistes radicaux leur combat actuel. Et c’est aussi en regardant l’occident que les Frères Musulmans poussent leurs troupes dans la rue. Comme disent certains, c’est par ce soutien, que les islamistes continueront à battre les femmes, assassiner les coptes et brûler leurs églises, tuer toutes les libertés.

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Les partisans de Morsi construisent une barricade.

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Une autre « barricade » près de l’Université du Caire.

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Devant la caserne où les manifestants pensent qu’est enfermé Morsi.

Après la chute de Morsi, des militants islamistes en manifestation annoncent qu’ils vont passer au terrorisme et tuer tous leurs adversaires

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La Une du quotidien égyptien Al Tahrir le 4 juillet. « C’est le retour de la légitimité populaire », se réjouit l’éditorialiste. C’est le ton de la grande majorité de la presse : « Le peuple a fait tomber Morsi et les Frères », titre le quotidien Al-Shorouk, « Le 30 juin, le peuple a décidé ». Pour un autre quotidien indépendant, Al Masry al Youm, la démission de Mohamed Morsi intervient « sur ordre du peuple ».

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Jacques Chastaing

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