Révélations sur le drame d’In-Amenas : trente otages tués par l’armée algérienne, neuf militaires tués
Habib Souaïdia, ancien officier des forces spéciales de l’armée algérienne, a confié au site Algeria-Watch son analyse de l’attaque terroriste meurtrière du site gazier de Tiguentourine, le 16 janvier 2013, fondée sur des témoignages inédits qu’il a pu recueillir. Des révélations explosives, qui attestent le rôle de la brutale répression des forces de sécurité algériennes dans la mort des trente-huit otages étrangers séquestrés par le commando islamiste.
Que s’est-il vraiment passé lors de la gigantesque prise d’otages opérée le 16 janvier 2013 sur le site gazier de Tiguentourine – à 60 km de la petite ville saharienne d’In-Amenas –, dont la répression par l’armée algérienne, dès le lendemain, s’est soldée par la mort d’au moins trente-sept otages étrangers, un otage algérien et vingt-neuf assaillants, selon le bilan officiel ? Pourquoi cette agression et son issue tragique ? La déferlante médiatique qui a suivi ce drame dans le monde entier n’a apporté à ce jour aucune réponse sérieuse à ces questions. Et cela pour une raison simple : à de rares exceptions près, presque toutes les « informations » données par les médias occidentaux ont simplement répété celles fournies par des « sources sécuritaires » anonymes citées par la presse algérienne, francophone comme arabophone. Les témoignages publics des otages survivants, recueillis à chaud ou plus tard, sont inévitablement restés très partiels. Et la visite très encadrée de 145 journalistes algériens et occidentaux sur le site, le 31 janvier, n’a fourni aucune information significative. Une source quasi unique, donc : celle des officiels du régime et des journalistes algériens qui sont de notoriété publique les porte-parole officieux du Département du renseignement et de la sécurité (DRS), la police politique aux commandes du pays depuis 1992.
C’est un autre éclairage que je voudrais apporter ici : celui tiré de mon expérience d’ancien officier des forces spéciales de l’Armée nationale et populaire (ANP) de 1989 à 1995 (dont j’ai rendu compte en 2001 dans mon livre La Sale Guerre [Habib Souaïdia, La Sale Guerre. Le témoignage d’un ancien officier des forces spéciales de l’armée algérienne, La Découverte, Paris, 2001 (nouvelle édition en poche : La Découverte, Paris, 2012)]), avant d’être réfugié politique en France et observateur toujours attentif, depuis, de la scène sécuritaire et politique algérienne. Cette expérience m’a permis d’obtenir des informations totalement inédites à ce jour, fournies notamment par des militaires patriotes bien informés, sur les faits qui se sont enchaînés après cette nuit tragique du 16 janvier.
Mais avant d’évoquer ces témoignages décisifs sur le déroulement des opérations à Tiguentourine, il me faut rappeler quelques constats de bon sens, à la portée de tous les observateurs objectifs, pour prouver l’absurdité des informations contradictoires – impossible de les répertorier toutes – délivrées par le régime algérien sur le déroulement de l’attaque et de sa répression, ainsi que sur les motivations supposées de leurs acteurs. Je me limiterai aux réponses contradictoires apportées à deux questions essentielles : d’où venaient les terroristes ? Pourquoi ont-ils conduit cette opération ?
Les contradictions de la version officielle
Selon la version officielle, c’est un groupe terroriste « multinational » de trente-deux hommes d’origines diverses (Algérie, Tunisie, Égypte, Niger, Mauritanie, Canada et France) qui aurait conduit l’opération. Avec au moins deux variantes sur leur base de départ. La première est donnée dès le 17 janvier par le ministre de l’Intérieur Dahou Ould Kablia : « Je peux vous affirmer que ce groupe, fort d’une trentaine d’hommes surarmés, venait des frontières libyennes où il a été formé et entraîné. » C’est la version documentée en détail par le journaliste sécuritaire Mounir B. le 19 janvier [Mounir B., « In Amenas. Révélations sur une attaque terroriste », Liberté, 19 janvier 2013]. Puis, après le démenti formel du gouvernement libyen du même jour [« Provenance du groupe terroriste. Le Premier ministre libyen contredit Ould Kablia », Liberté, 19 janvier 2013], est venue une autre explication : « Selon la [nouvelle] version du ministre de l’Intérieur, il paraît plus clair maintenant que le commando islamiste est arrivé de Agalhouk au nord du Mali, non loin de la région de Tinzaouatine, en passant de la frontière algéro-malienne à la frontière algéro-nigérienne avant d’entrer dans la région d’Abid, Ijil et Tiguentourine, le site du complexe gazier, selon la version officielle. Le périple à travers le désert aurait pris deux mois [Moncef Wafi, « Attaque du complexe gazier d’In-Amenas : des vérités et des zones d’ombre », Le Quotidien d’Oran, 23 janvier 2013. Voir également : Nejma Rondeleux, « Abdelmalek Sellal explique la prise d’otages d’In-Amenas et défend le choix de fermeté », Maghreb émergent, 21 janvier 2013]. »
Au fil des jours, les deux versions (« malienne » ou « libyenne ») ont été évoquées alternativement par la presse algérienne. Mais, dans les deux cas, que les terroristes soient venus de Libye ou du nord du Mali en traversant le Sahara algérien – un « périple » d’au moins 1500 km – ou en passant par le Niger et la Libye, comment croire qu’ils auraient pu échapper aux forces de sécurité algériennes présentes dans la région et disposant d’importants moyens de surveillance à même de déceler tous les déplacements humains, même de nuit, de part et d’autre de la frontière ? Car, depuis 2011, « pas moins de 7000 gendarmes de la GGF [Gendarmerie garde-frontières] sont en position défensive au niveau de la bande frontalière algéro-libyenne » [Ikram Ghioua, « Situation sécuritaire régionale et banditisme. La gendarmerie face à de nouveaux défis », L’Expression, 10 juillet 2012], sans compter les unités de l’ANP installées au Sahara pour faire face aux nouvelles menaces perçues par le régime à ses frontières, du fait des révolutions libyenne et tunisienne, ainsi que des tensions au Mali et au Niger.
Après la dégradation de la situation au Nord-Mali (région appelée « Azawad » par les Touareg, d’origine berbère) avec l’annonce de l’« indépendance » de l’Azawad par les Touareg du MNLA (Mouvement national de libération de l’Azawad) en avril 2012 [MNLA, « Déclaration d’indépendance de l’Azawad », <www.mnlamov.net>, 6 avril 2012], les chefs du DRS et de l’ANP ont en effet décidé d’adapter l’organisation de leurs forces dans la région en créant deux sous-régions militaires, décision officialisée le 5 juillet 2012, comme l’indiquait le site d’information Tout sur l’Algérie : « Selon nos informations, deux nouvelles sous-régions militaires seront prochainement créées. Elles seront respectivement rattachées à la 4e région (Ouargla) [où a eu lieu la prise d’otages d’In-Amenas] et à la 6e (Tamanrasset) [d’où serait arrivé le groupe terroriste], avec comme principale mission la protection et la surveillance des frontières. Les deux nouvelles sous-régions seront dirigées par un commandement autonome, avec des prérogatives semblables à celles des régions. » [Sonia Lyes, « Pour faire face aux nouvelles menaces aux frontières. L’armée nationale va se doter de deux nouvelles sous-régions militaires », TSA, 23 juin 2012]
Ces deux régions militaires sont aujourd’hui dirigées par deux généraux-majors parachutistes qui ont été des « champions de la sale guerre » dans les années 1990 : le général-major Amar Athamnia (ancien commandant du tristement célèbre 12e RPC, le « régiment des assassins »), à la tête de la 6e région militaire depuis mai 2005, et le général-major Abderrezak El-Chérif, commandant de la 4e région militaire depuis 2006 [Pour plus de détails sur ces criminels et leurs collègues militaires, voir ma postface à la nouvelle édition de 2012 de mon livre La Sale Guerre, op. cit.]. L’ensemble du nouveau dispositif militaire déployé dans le Sahara est coordonné par le général-major Kadour Bendjemil, chef adjoint du Commandement des forces terrestre, dans un centre opérationnel appelé DOZD (Direction opérationnelle zone désertique) ; il comporte plus de 20’000 soldats et plusieurs bases militaires (dites « Atoll »), pour mener des missions aériennes (avions et hélicoptères) de combat et d’attaque, de transport et de renseignement.
La mission actuelle de la 4e région militaire est de prévenir la menace en provenance de Lybie et de renforcer la protection des champs pétroliers. Quant à la 6e région militaire, elle abrite le Comité d’état-major opérationnel conjoint (Cémoc) des quatre « pays du champ » (Algérie, Mali, Mauritanie et Niger), créé en avril 2010 pour mieux lutter contre les actions d’Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) et d’autres groupes armés.
L’armée algérienne dispose dans la région de plusieurs dispositifs de surveillance aérienne. En 2011 et 2012, des experts américains ont apporté aux autorités algériennes leur savoir-faire en matière de sécurisation et de surveillance des frontières. Ces hommes sont venus plusieurs fois dans la 6e région militaire avec des officiers du DRS pour faire des expertises et installer des solutions visant à parer les tentatives de déstabilisation de la région. Les partenaires américains ont ainsi aidé à installer une gamme variée de matériels high-tech, notamment des drones, des avions de surveillance et des ballons de surveillance à haute altitude, tous équipés de caméras sophistiquées.
Et en novembre 2012, le site Web Magharebia.com (sponsorisé par l’Africom, commandement de l’armée américaine pour l’Afrique) détaillait les efforts de surveillance engagés par l’armée algérienne : « L’Algérie étudie la création d’un système de contrôle sophistiqué pour contrôler ses frontières et sécuriser les points de passage qu’utilisent les terroristes et les trafiquants pour entrer dans le pays depuis le Sahara. […] Le ministre [de la Défense] a d’ores et déjà rencontré des délégations issues d’entreprises étrangères spécialisées dans les systèmes de surveillance. […] Ce système devra fonctionner par le biais du déploiement de points électroniques de surveillance, d’alarmes et de radars capables de détecter les tentatives d’entrée clandestine des individus comme des véhicules dans le pays. Il œuvrera en conjonction avec le lancement d’opérations aériennes intensives le long de la frontière. […] Des unités de l’armée algérienne ont commencé à construire, au mois de novembre, une clôture électrique de 50 kilomètres de long entre la ville algérienne de Bourj Badji Mokhtar et le territoire malien. » [Walid Ramzi, « L’Algérie envisage de se doter d’un système de surveillance frontalière », <http://magharebia.com>, 16 novembre 2012. Pour un panorama plus global des efforts d’armement de l’Algérie depuis la fin des années 1990, voir : « Le Maghreb, le jeu des grandes puissances et la guerre de leadership. Les raisons d’un surarmement », El Watan, 20 février 2008.]
En bref, il semble assez improbable que la progression du commando terroriste vers un site aussi stratégique que celui de Tiguentourine, situé dans une zone plus surveillée que la présidence de la République, ait pu s’opérer à l’insu des forces de sécurité algériennes, qui avaient donc tous les moyens de l’arrêter avant qu’il attaque, ce qui suscite inévitablement le soupçon de leur complicité dans l’opération.
Les étranges justifications de Mokhtar Belmokhtar, le « Ben Laden du Sahara »
Le même doute s’impose quant à la motivation du raid terroriste donnée par le « djihadiste » qui l’a revendiqué dès le 17 janvier au nom d’Al-Qaida (dans une vidéo diffusée le 20 janvier par le site mauritanien Sahara Médias), Mokhtar Belmokhtar, alias Khaled Abou El-Abass : il viserait, a-t-il expliqué, le régime algérien « pour avoir permis au colonisateur d’hier d’utiliser son sol et son espace aérien pour tuer les nôtres au Mali » ; tout en indiquant : « Nous sommes prêts à négocier avec les pays occidentaux et le régime algérien à condition que s’arrêtent l’agression et le bombardement contre le peuple malien musulman, notamment celui de l’Azawad et le respect de sa volonté d’appliquer la charia sur son territoire. »
Cette justification a été reprise sans discussion par l’agence en ligne mauritanienne Agence Nouakchott d’information (ANI) – qui a expliqué que « l’attaque terroriste de la base de vie Sonatrach-BP de Tiguentourine (In Amenas) serait une réponse à l’ouverture de l’espace aérien algérien à l’armée française » –, ainsi que par toute la presse algérienne, comme par exemple Liberté, le 22 janvier : « C’est la première fois de son histoire que l’Algérie permet officiellement le survol de son territoire par des avions de guerre étrangers. » [Azzeddine Bensouiah, « Survol du territoire algérien par les avions de guerre français. Le ministre de la Communication ne savait pas ! », Liberté, 22 janvier 2013] Il s’agit là d’un autre indice que le groupe pouvait être manipulé par le DRS, car cette histoire n’est pas crédible. Les autorités françaises et algériennes collaborent en effet depuis longtemps dans les domaines militaires et du renseignement. Les avions militaires français ont de longue date pu survoler le territoire algérien avec à chaque fois des autorisations ad hoc du régime, comme le prouve par exemple le crash oublié d’un Mirage F1 en décembre 2006 près de Constantine [Hassan Moali, « De retour d’une opération militaire au Tchad. Un Mirage F1 français s’écrase à Oum Bouaghi », El Watan, 7 décembre 2006]. À l’époque aussi, c’est motus et bouche cousue de la part du pouvoir algérien : aucun ministère n’a jugé utile de communiquer sur cet « incident ». La seconde chose qui a attiré mon attention est que le régime affirme que « l’opération a été préparée depuis des mois » – ce qui paraît assez probable –, alors qu’il est accusé par Al-Qaida d’« avoir permis au colonisateur d’hier d’utiliser son sol et son espace aérien pour tuer les nôtres au Mali ». Ce motif avancé par Mokhtar Belmokhtar, qui s’est prudemment abstenu de participer à l’opération qu’il a revendiquée, ressemble fort à une justification opportuniste fabriquée au dernier moment.
Il faut dire que, depuis plus de dix ans, les journalistes sécuritaires de la presse algérienne tiennent une chronique incroyablement détaillée des faits et gestes de Belmokhtar – parfois même annoncés avant même qu’ils surviennent ! –, décrit comme un « Ben Laden du désert » dès 2005 [« Et voila le nouveau El-Para, Ben Laden du désert », L’Expression, 5 janvier 2005], combinant actions terroristes et trafics divers (cigarettes, voitures volées, etc.). Et, de 2007 à 2009, il aurait poursuivi des négociations très poussées pour se rendre aux autorités algériennes, négociations qui auraient abouti [Ikram Ghioua, « Quel statut pour Mokhtar Benmokhtar ? », L’Expression, 22 Septembre 2009], avant que sa reddition soit finalement infirmée. Cette légende, évidemment jamais confirmée par des journalistes indépendants, tout comme l’impunité dont jouit depuis si longtemps le personnage, ont nourri la conviction de nombreux observateurs que Belmokhtar était très probablement un agent (épisodique sinon permanent) du DRS [C’est notamment le cas des services de renseignement américains, au moins jusqu’à la fin des années 2000, comme l’ont rapporté deux journalistes américains : Eli Lake et Jamie Dettmer, « One-Eyed Terror Leader’s Government Connections », <www.thedailybeast.com>, 23 janvier 2013. Ces journalistes citent ainsi un câble secret de l’ambassade des États-Unis à Bamako révélé par Wikileaks, en date du 18 mars 2009, rendant compte du point de vue d’un leader touareg, un certain Ag Ghalla : « Ag Ghalla a affirmé être aussi surpris que tout le monde face à la réticence du gouvernement algérien à s’en prendre aux camps de Belmokhtar dans le nord du Mali. Il a dit qu’il ne pouvait qu’en conclure que Belmokhtar était soutenu par certains milieux du gouvernement algérien, évoquant ensuite la légendaire réputation de Belmokhtar pour ses échappées de dernière minute et son improbable talent pour ne jamais être au mauvais endroit au mauvais moment. »]. De même que le fameux Abderrezak « El Para » [Voir : Salima Mellah et Jean-Baptiste Rivoire, « Enquête sur l’étrange “Ben Laden du Sahara” », Le Monde diplomatique, février 2005] (officiellement arrêté en 2004, mais toujours jugé depuis… par contumace !), ou encore Abou Zeid ou Yahia Abou Hamama, tous deux alliés inconditionnels des combattants touaregs d’Ansar Eddine – une organisation armée islamiste apparue en 2012, dont les chefs entretiennent des liens étroits avec ceux du DRS [Voir notamment : « Le bien étrange porte-parole d’Ansar Eddine », KalimaDZ, 31 octobre 2012 ; et Salem Ferdi, « Des émissaires de Iyad Ghaly à Alger : Ançar eddine lâcherait AQMI et le Mujao », Le Quotidien d’Oran, 4 novembre 2012].
À cet égard, il est important de souligner que, dans une vidéo diffusée le 7 décembre 2012, Belmokhtar a tenu à démentir lui-même, pour la première fois, le fait qu’il aurait tenté de se rendre aux autorités algériennes. Comme s’il cherchait à mieux crédibiliser son étrange annonce, dans cette même vidéo, qu’il se séparait définitivement d’Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) — dont les liens avérés avec le DRS remontent au début des années 2000 [Voir : François Gèze et Salima Mellah, « « Al-Qaida au Maghreb », ou la très étrange histoire du GSPC algérien », Algeria-Watch, 22 septembre 2007] — et que son nouveau groupe « El Mouwakaoune Bidima » (les signataires par le sang) se ralliait à Al-Qaida « mère » (dont l’existence même aujourd’hui est pourtant largement questionnée par les experts sérieux [Voir notamment à ce sujet le témoignage d’Alain Chouet, ancien chef du service « Renseignement de sécurité » de la DGSE, au Sénat français le 29 janvier 2010, « Al-Qaida est morte en 2002 »])… Cette mise en scène théâtrale, assortie de menaces contre « ceux qui planifient la guerre au nord du Mali » et « tous ceux qui participent ou planifient l’agression contre nos peuples », se concluait ainsi : « Nous riposterons avec force, nous aurons notre mot à dire, nous vous combattrons jusqu’à chez vous et nous nous attaquerons à vos intérêts. » Ce que Belmokhtar confirmera cinq semaines plus tard avec l’opération de Tiguentourine…
Je n’oublie pas que ce discours islamiste guerrier ressemble fort à ceux des « émirs » du GIA algérien (Groupe islamique armé) dans les années 1990 et que l’ancien colonel du DRS Mohammed Samraoui, dans son livre publié en 2003, avait révélé qu’ils avaient été fabriqués par le service d’action psychologique du DRS [Mohammed Samraoui, Chronique des années de sang. Algérie : comment les services secrets ont manipulé les groupes islamistes, Denoël, Paris, 2003]… Difficile d’en savoir plus, aujourd’hui, sur le rôle réel de Belmokhtar. Mais sur ce qui s’est vraiment passé à Tiguentourine, j’ai pu obtenir des informations de première main.
Bagarre générale entre généraux
Cela a commencé par l’attaque initiale du groupe de terroristes, à l’aube du 16 janvier, contre le bus qui amenait des expatriés (dont plusieurs responsables occidentaux importants des entreprises chargées de l’exploitation du site gazier). D’après ce que j’ai appris, le commando avait préparé une embuscade dont l’objectif était de prendre en otage ces étrangers, mais l’opération ne se serait pas déroulée comme prévu : le bus est passé plus loin que le lieu de l’embuscade, ce qui a amené les terroristes à prendre leurs pick-up pour le poursuivre. D’où un affrontement avec les gendarmes qui escortaient le bus, se soldant par plusieurs morts (un gendarme, un Britannique et trois Japonais). C’est ensuite que l’opération aurait « dérapé ».
Suite à la riposte des gendarmes, les assaillants, au lieu de poursuivre leur « mission » initiale, se sont réfugiés sur la « base de vie » du site gazier. J’ai ainsi appris que l’un des éléments du groupe, un ancien chauffeur ayant exercé à la base de vie, qui avait toutes les cartes et les connaissances pour aider les malfaiteurs à quitter les lieux avec les otages, leur a au contraire servi de guide pour pénétrer dans le complexe. Dans le feu de l’action, cet homme aurait-il « perdu les pédales », ou, à l’inverse, obéi à des ordres imprévus de ses commanditaires ? Impossible aujourd’hui de le savoir.
Ce qui est en revanche établi, c’est la brutalité absolue de la riposte des forces de sécurité algériennes, au lendemain même de l’attaque, le 17 janvier. « Malheureusement, on déplore quelques morts et quelques blessés » : ces mots très en deçà de la vérité ont été prononcés par le ministre algérien de la Communication à la télévision algérienne, suite à l’assaut militaire contre les terroristes le jour même. Un impressionnant dispositif d’intervention a en effet été dépêché sur le lieu, comme en a fait état dès le 21 janvier, de façon très orientée, le site d’information en ligne Dernières nouvelles d’Algérie (DNA) [Akram Kharief avec Farid Alilat, « DNA a reconstitué le fil des événements : dans les coulisses de l’attaque terroriste d’In Amenas », DNA, 21 janvier 2013] : son récit détaillé de l’opération – à l’évidence exclusivement alimenté par des « sources sécuritaires » – vise clairement à louer l’efficacité des unités engagées. Très biaisé, il comporte quelques informations exactes que j’ai pu recouper, mais aussi beaucoup d’omissions et de contrevérités. Les témoignages d’acteurs bien informés que j’ai pu recueillir, s’ils ne permettent pas encore de reconstituer complètement ce qui s’est passé du 17 au 19 janvier à Tiguentourine, apportent des informations inédites et importantes, en particulier sur les dissensions entre chefs militaires chargés de l’opération et sur les lourdes pertes – totalement passées sous silence, à ce jour, par les médias algériens et internationaux – subies dans les rangs de l’armée algérienne lors de l’assaut.
En premier lieu, je peux préciser que trois entités de combat différentes ont été engagées pour « libérer les otages » : 1) le GIS (Groupe d’intervention spéciale [Comme je l’ai évoqué dans mon livre La Sale Guerre, le GIS, dont la constitution est antérieure au coup d’État de janvier 1992, est une unité d’élite, implacable, clandestine, qui a beaucoup de sang d’innocents sur les mains et qui ne répond qu’aux ordres du DRS. Elle fait théoriquement partie de l’organigramme du ministère de la Défense, mais elle n’a en réalité aucune attache avec ce ministère. Durant la sale guerre, les Algériens appelaient ses membres les « escadrons de la mort » ou les « ninjas ». Responsable de l’assassinat du président Mohammed Boudiaf en juin 1992, cette unité a toujours agi en dehors de la loi et a commis les pires atrocités (torture, disparitions forcées, exécutions extrajudiciaires, etc.).]), qui dépend du DRS, rattaché au DSI (Département de sécurité intérieure) du général-major Athmane Tartag, dit « Bachir », le nouvel homme fort du DRS et chef du DSI depuis décembre 2011 [Voir : Zine Cherfaoui, « Un nouveau patron pour le contre-espionnage », El Watan, 26 décembre 2011. De tous les officiers criminels engagés dans la « sale guerre » des années 1990 en Algérie, Tartag est certainement un de ceux qui a le plus de sang sur les mains (voir quelques éléments de sa sinistre biographie dans ma postface à la nouvelle édition de 2012 de mon livre La Sale Guerre, op. cit.).] ; 2) le détachement spécial d’intervention de la gendarmerie nationale (ou SSI, « section spéciale d’intervention »), une unité opérationnelle d’élite créée en 1989, à l’image du GIGN français [Voir : Farid Belgacem, « Terrorisme et banditisme. 120 unités spéciales pour les missions impossibles », Liberté, 10 novembre 2012 ; et Jacob Audrey, « Le Détachement spécial d’intervention (DSI) en Algérie », <http://jacobaudrey.wordpress.com>, 9 décembre 2012] ; 3) trois compagnies autonomes de commandos parachutistes : une du 5e régiment de parachutistes (RPC), une du 12e RPC et une autre du 18e RPC, basé à Hassi Messaoud.
Un dispositif multiple, source d’inévitables « dérapages ». Dans la plupart des autres pays, quand il y a une prise d’otages, un seul service spécial intervient pour gérer la crise : en France, par exemple, on fait appel soit au GIGN, qui dépend de la gendarmerie, soit au RAID, qui dépend de la police nationale ; jamais aux deux en même temps. Rien de tel en Algérie. Quatre cent cinquante hommes des unités des forces spéciales ont donc été engagés pour venir à bout des trente-deux terroristes de Tiguentourine, sans que soient maîtrisés par les généraux aux commandes les risques pour les otages sur un site aussi vaste et complexe.
Le mercredi 16 janvier, dans le « bureau opérationnel » établi par les forces de sécurité à proximité de Tiguentourine, se trouvent le général-major Abderrezak El-Chérif (un parachutiste, commandant de la 4e région militaire), le général Hadji, du même corps, et tout son état-major. Sont présents également : le général-major Athmane Tartag, venu spécialement d’Alger en compagnie de ses hommes du GIS, le général-major Ahmed Boustila, patron de la Gendarmerie nationale, et le colonel Abdelhafid Abdaoui, commandant de la 4e région de la Gendarmerie nationale (Ouargla).
Entre ces officiers, c’est la bagarre générale, contrairement à ce qu’ont affirmé le Premier ministre Abdelkader Sellal (« Le président de la République suivait, heure par heure, l’évolution de la situation, nous avons fait preuve d’unité de commandement. L’Algérie a montré sa maîtrise » [Souhila Hammadi, « Le Premier ministre, Abdelmalek Sellal, l’a révélé hier : Aqmi voulait faire exploser le site gazier », Liberté, 22 janvier 2013]) et le site DNA (« Ce qui aurait pu tourner à la guerre des services a été un grand moment de solidarité interarmes » [Akram Kharief avec Farid Alilat, « DNA a reconstitué le fil des événements : dans les coulisses de l’attaque terroriste d’In Amenas », loc. cit.]). Le général-major Tartag a ouvert le bal par des insultes à l’encontre du colonel Abdaoui, qu’il a qualifié d’« uled el-qahba » (fils de pute) parce qu’il avait engagé, répondant aux ordres du commandant de la région militaire, des discussions avec les ravisseurs et des notables de la région d’Illizi. Et puis il y a eu un accrochage entre le chef de région militaire et ses cadres avec les officiers du DRS, qui voulaient prendre les commandes de l’opération : ils ont qualifié ces derniers de « mercenaires d’Alger ». On aurait même entendu des claquements d’armes… Une tension sans précédent entre officiers supérieurs du DRS, d’une part, et officiers de la Gendarmerie et de l’armée, d’autre part, qui a fait déraper toute l’opération dans un bain de sang, dont les premières victimes ont été les otages étrangers.
Après l’assaut, le 21 janvier, le Premier ministre a déclaré : « L’ANP et des citoyens de la région ont commencé par négocier avec les preneurs d’otages. Mais ils semblaient déterminés et leurs revendications étaient irrecevables. Il a été décidé alors de faire intervenir l’unité d’élite de l’ANP, formée spécialement pour ce type d’opération. Elle a accompli ce que peu d’unités pareilles dans le monde pouvaient réaliser » [Souhila Hammadi, « Le premier ministre, Abdelmalek Sellal, l’a révélé hier : Aqmi voulait faire exploser le site gazier », Liberté, 22 janvier 2013] ; ce qui aurait « permis la libération de beaucoup d’otages ». La vérité est bien différente : les ravisseurs ont laissé partir des centaines d’otages algériens, à qui ils disaient que ce n’étaient pas eux, mais les expatriés, qui étaient visés ; et des dizaines d’autres, surtout étrangers, ont trouvé la mort, du fait des décisions brutales du général-major Athmane Tartag.
« Dérapages » et lourdes pertes pour les forces de sécurité dans l’assaut de Tiguentourine
Au lendemain de la prise d’otages, la situation est devenue très tendue. Après avoir pénétré sur le site, les terroristes ont recherché les expatriés présents ; le jeudi 17 au matin, trente d’entre eux (dont un Français) étaient détenus sur la « zone de rencontre » de la base de vie par onze ravisseurs, dont un des chefs du commando, Abou Al-Baraa. Comme les assaillants disposaient de deux mitrailleuses lourdes de type Douchka (de calibre 12,7) sur des pick-up (efficaces à 2000 m), le général Tartag a alors décidé de les faire bombarder à grande distance, suscitant la colère du commandant de la 4e région militaire, qui était en désaccord avec cette option. L’objectif de Tartag était de neutraliser l’émir et le groupe principal, pour pouvoir ensuite éliminer les petits groupes dispersés dans la base à la recherche d’autres otages. Trois hélicoptères M24 ont donc tiré des missiles à guidage laser sur le groupe, tuant les onze terroristes, mais aussi… les trente otages qu’ils détenaient ! Ce qui explique les corps calcinés retrouvés le dimanche après l’opération.
Les forces de sécurité ont ensuite poursuivi la traque des autres membres du commando, qui se sont déplacés vers les locaux administratifs du centre de production. Et le samedi 20 janvier, quatre terroristes, qui avaient attaché trois Japonais et deux autres otages (américains ?) à leur voiture pour rejoindre leurs collègues en position à l’usine à gaz, étaient encerclés par un groupe de parachutistes et d’hommes de la section d’intervention de la gendarmerie. L’agence mauritanienne ANI, relayée par certains médias algériens, a prétendu que « les ravisseurs essayaient de quitter la base avec des otages à bord de véhicules ». Mais cela est inexact : en réalité, le groupe ne cherchait pas à quitter la base.
La décision d’ouvrir le feu a été prise par le général Tartag, défiant encore les ordres du général-major Abderrezak, commandant de la 4e région militaire, qui avait quant à lui retenu l’option d’attendre que ses hommes déjà engagés sur le site puissent éliminer les terroristes un à un, par les tirs de ses snipers. Mais Tartag a une nouvelle fois imposé la manière forte : un hélicoptère M24 a tiré trois fois sur le véhicule, qui s’est renversé avant d’exploser, tuant les terroristes et leurs otages, ainsi que sept à neuf parachutistes et deux gendarmes, dix-sept autres militaires et gendarmes étant gravement blessés [Un bilan bien différent de celui annoncé triomphalement le 23 janvier dans un communiqué du ministère de la Défense algérien, annonçant seulement « huit militaires blessés légers, dont la majorité ont regagné leur poste » : Kaci Haider, « Assaut de Tiguentourine : 8 militaires légèrement blessés », <Algérie1.com>, 23 janvier 2013]. Si la voiture cherchait vraiment à quitter la base, pourquoi Tartag n’a-t-il pas ordonné d’exécuter des tirs de saturation ou d’avertissement pour les en empêcher ? Les forces engagées avaient tous les moyens nécessaires, aériens et terrestres, pour éviter le massacre. Le groupe le plus important ayant été liquidé lors du premier assaut, il était en effet plus facile de traquer au sol les autres éléments dispersés dans la base.
Enfin, il est important de rappeler que de nombreux articles de la presse algérienne ont avancé que les assaillants « avaient l’attention de faire sauter le complexe ». Or, une de mes sources m’a livré sur ce point une information importante. Alors que certains terroristes étaient en train de piéger une installation à l’intérieur du site, elle a été accrochée par une unité d’intervention. Après une demi-heure de tirs de part et d’autre, repoussé, le groupe a laissé derrière lui les charges d’explosifs : ce n’était en fait qu’une poudre inoffensive, m’a affirmé un officier. Qui avait intérêt à fournir une fausse poudre pour une opération aussi spectaculaire ? Autre fait indiquant que l’objectif des assaillants était moins les installations industrielles que l’enlèvement d’otages étrangers : après l’attaque initiale avortée du bus, comme on l’a vu, c’est vers la base de vie du site qu’ils se sont dirigés, et non vers l’usine à gaz.
Par ailleurs, la présence d’artificiers au sein du groupe, mentionnée par la presse algérienne et le Premier ministre, ne suffit pas à prouver que les terroristes allaient faire sauter le site. L’utilisation d’explosifs appartient en effet au registre habituel de ces groupes ; quant aux ceintures piégées placées sur les otages, elles auraient aussi pu être initialement destinées aux passagers du bus. La presse a fait état de ces ceintures d’explosifs, ainsi que de bonbonnes de gaz des années 1990, de mines antichars et de missiles. Or, ce matériel n’apparaît pas efficace pour faire sauter des installations aussi importantes que celles de Tiguentourine. Les mines antichars n’auraient pu servir qu’à gêner l’avance d’un véhicule blindé ; et on m’a rapporté qu’en fait de « missiles », le groupe ne disposait que de tubes heb-heb de fabrication artisanale servant à tirer sur des véhicules. Lors de la conférence de presse, le Premier ministre a indiqué que les terroristes disposaient d’un armement sophistiqué, capable de détruire deux ou trois bataillons… Si le chef du gouvernement cherchait à expliquer la mort des otages, il aura peut-être convaincu les profanes. Mais cela n’est pas crédible, car trois bataillons, cela représente au moins 1500 hommes ! Les terroristes étaient certes lourdement armés, mais pas avec le potentiel avancé par le chef de gouvernement.
À qui profite le crime ?
L’attaque terroriste contre la plate-forme gazière de Tiguentourine est loin d’avoir livré tous ses secrets. Il reste beaucoup de points d’interrogation sur les raisons de l’attaque, ses véritables commanditaires et son dénouement. De nombreux éléments contextuels vont dans le sens d’une opération téléguidée par le DRS, mais on ne peut pour autant être catégorique à ce propos. Outre ceux que j’ai déjà évoqués (difficultés pour un commando autonome d’échapper à la surveillance des forces de sécurité algériennes déployées dans le Sahara, rôle trouble de Mokhtar Belmokhtar et des dirigeants d’AQMI), on doit s’interroger également sur les étranges relations qu’entretiennent certains chefs du DRS avec les différents groupes « terroristes », « islamistes » ou « nationalistes » dans le Sahel.
Les relations suivies du régime algérien avec les chefs du groupe islamiste Ansar Eddine n’ont ainsi rien de secret – au point que c’est sous l’égide d’Alger qu’a été très officiellement signé, le 21 décembre 2012, un accord (éphémère comme bien d’autres avant) entre ce mouvement et le MNLA où ils s’engageaient à « s’abstenir de toute action susceptible d’engendrer une situation de confrontation et toute forme d’hostilité dans la zone qu’ils contrôlent » [Moncef Wafi, « Mali : le double jeu de Ansar Dine », Le Quotidien d’Oran, 24 décembre 2012]. Et depuis des années, certains hauts gradés du DRS – dont les chefs répètent pourtant qu’on ne « négocie pas avec les terroristes » – ont conduit au Mali des « négociations » avec les groupes touaregs, y compris les groupes armés, au sein desquels ils ont de nombreuses « relations ». Ainsi, ces derniers mois, tandis que les ministres de la façade civile du régime affirmaient que la « négociation » était le meilleur moyen d’éviter la guerre, les hommes du DRS continuaient à manipuler des responsables de ces groupes.
À maints égards, le « double jeu » du DRS dans le Sahara et le Sahel, entre infiltrations et manipulations des différents groupes armés, rappelle celui des services pakistanais (l’ISI) avec les talibans afghans et leurs homologues au Pakistan [Voir à ce propos deux articles, qui semblent bien informés, de John R. Schindler, ancien membre de la National Security Agency des États-Unis : « The Ugly Truth about Algeria », The National Interest, 10 juillet 2012 ; « Algeria’s Hidden Hand », The National Interest, 22 janvier 2013]. Ce qui autorise, faute d’autres informations avérées, bien des hypothèses [Comme celle, pas plus invraisemblable qu’une autre, que citait le magazine en ligne Maghreb émergent : « Un spécialiste algérien, qui souhaite garder l’anonymat, s’étonne que personne ne se pose de question sur l’étrange et absurde “offensive” d’Ansar Eddine et des djihadistes vers le Sud du Mali. “La démarche est si peu rationnelle qu’on peut légitimement se demander si Ansar Eddine n’a pas été manipulé pour engager une opération qui justifie tout le reste”, ajoute notre source » (« Le pari perdu d’Alger sur Iyad Ag Ghaly, selon le New York Times », Maghreb émergent, 2 février 2013)]. Mais une chose est sûre : depuis vingt ans au moins, les chefs du DRS utilisent le recyclage des terroristes et du terrorisme pour se maintenir au pouvoir et rester un interlocuteur privilégié de l’Occident face aux changements qui bouleversent la région.
Et nous savons aussi, grâce à de nombreux témoignages venant de sources internes, qu’avant la prise d’otages de Tiguentourine, une puissante lutte de clans se poursuivait au sommet de l’État. Cette lutte est l’expression de la fin de règne des acteurs qui dominent l’Algérie depuis plus de deux décennies (à commencer par le général Mohammed « Tewfik » Médiène, patron du DRS depuis septembre 1990, et sa marionnette civile depuis 1999, le président Abdelaziz Bouteflika) et de l’émergence d’une nouvelle génération d’officiers et d’affairistes qui veulent accaparer à leur tour les richesses du pays et le pouvoir [Voir : Algeria-Watch, « Algérie 2012 : un régime de vieillards sanguinaires en fin de règne », 11 janvier 2013].
Dans ce contexte, il convient de rester très prudent et il reste difficile de répondre avec certitude à la question clé : « À qui profite le crime de Tiguentourine ? » Dans le climat assez chaotique de fin de règne qui prévaut en Algérie depuis des années, on ne peut exclure que les chefs du DRS aient pu manipuler un groupe d’islamistes fanatisés dont le chef est un de leurs agents. Cela afin de conduire une opération visant à démontrer aux Occidentaux, après l’intervention française au Mali, que l’armée algérienne reste le meilleur garant de leurs intérêts dans la région, où la « menace terroriste » serait aussi réelle qu’au Nord-Mali. Mais d’un autre côté, il est certain que, depuis la guerre conduite en Libye par les forces de l’OTAN, des agents d’autres services secrets (occidentaux ou des pays du Golfe) sont présents dans la région et peuvent aussi se livrer à des manipulations des groupes armés islamistes. C’est notamment ce que pourrait suggérer la composante très multinationale du groupe d’assaut et sa supposée « origine libyenne », selon les « informations » des « journalistes sécuritaires » de la presse algérienne.
Quoi qu’il en soit, on doit bien constater que la sanglante répression de la prise d’otages a bel et bien emporté l’adhésion de grandes puissances occidentales. Le Japon, dont plusieurs ressortissants ont péri dans l’attaque, a certes clairement marqué sa désapprobation et les États-Unis sont restés réservés. Mais dès le 24 janvier, l’ambassadeur britannique à Alger Martyn Roper indiquait dans un quotidien algérien que « le Royaume-Uni considère l’Algérie comme étant un partenaire-clé dans la lutte contre le terrorisme » [Martyn Roper, « Nous allons tirer les leçons de cette attaque », Liberté, 24 janvier 2013]. Et le 5 février 2013 devant le Parlement européen, le président français François Hollande, comme l’a rapporté El Watan, « a rappelé la tragique prise d’otages d’In Amenas survenue le 16 janvier dernier, qu’il estime comme une nouvelle preuve de ces souffrances endurées par l’Algérie. “Moi je n’ai pas discuté de ce qui a été fait par les Algériens, sur leur territoire, pour frapper les terroristes qui retenaient en otages 600 personnes !”, a-t-il déclaré en direction des parlementaires européens. Le président français a saisi l’opportunité pour réaffirmer le rôle futur de l’Algérie dans le règlement de la crise malienne : “Nous aurons besoin de l’Algérie dans cette région du monde, pour lutter contre le terrorisme, pour favoriser une politique de développement et pour le dialogue politique, y compris avec les Touareg” » [Hacen Ouali, « Devant le Parlement européen. François Hollande affirme le rôle-clé de l’Algérie au Sahel », El Watan, 6 février 2013].
Autant de déclarations qui ignorent la réalité d’un régime autoritaire vomi par le peuple algérien. Pour moi comme pour beaucoup de mes compatriotes aujourd’hui, il n’y a pas d’état-major de l’Armée nationale et populaire (ANP), il y a un État-DRS qui commande l’armée et qui gouverne l’Algérie. Depuis longtemps, cela est prouvé, le DRS pratique des opérations terroristes et protège des éléments clés de la nébuleuse terroriste [Voir Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire, Françalgérie, crimes et mensonges d’États, La Découverte, Paris, 2004]. Comment croire par exemple le général-major « Bachir » Tartag, un tortionnaire aux mains sales qui a éliminé avec ses hommes des milliers de personnes dans les baignoires du centre de torture de Ben-Aknoun ? En 2002, lors de mon procès à Paris avec le général Khaled Nezzar, ex-ministre de la Défense, le capitaine Ahmed Chouchane, ancien officier des forces spéciales, avait révélé que l’émir national des GIA, Djamel Zitouni, était un agent de Tartag [Voir Habib Souaïdia, Le Procès de « La Sale Guerre », La Découverte, Paris, 2002]. Ce même Djamel Zitouni qui avait revendiqué en 1996 l’enlèvement et l’assassinat des moines de Tibhirine [Les circonstances de ce drame ont été très précisément relatées par le journaliste Jean-Baptiste Rivoire dans son livre Le Crime de Tibhirine, La Découverte, Paris, 2011]. D’autres anciens officiers ont confirmé ces affirmations.
Dans l’« Algérie des généraux » des années 2010, la mission patriotique de l’Armée nationale et populaire à laquelle j’ai adhéré dans ma jeunesse semble bien en lambeaux. Les officiers patriotes qui ont commencé à briser le mur de la désinformation pourront-ils la reprendre ?
Habib Souaïdia, Algeria-Watch, 11 février 2013
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