Le portable en prison : mobile d’évasion
Le film est toujours visible sur Internet. Il montre une poignée de détenus chauffés à blanc qui affrontent des surveillants en tenue d’intervention. Les coups de matraque pleuvent. « Bande de fils de putes ! C’est des Golgoths ! », entend-on immédiatement, suivi d’un « Mais taisez-vous, putain ! » La scène se passe le 4 juillet, dans la maison d’arrêt de Roanne. L’auteur de la vidéo n’est autre qu’un détenu. Il ne lui aura fallu que quelques minutes pour la diffuser sur You Tube. La vidéo fait aussitôt le buzz et passe de site en site. Preuve qu’à l’ère du numérique, les murs ne suffisent plus à isoler du monde extérieur. Dix jours plus tard, une mutinerie ébranle la maison d’arrêt de Seysses (Haute-Garonne). Cette fois, c’est une quarantaine de prisonniers qui refusent de réintégrer leurs cellules après la promenade de 17h30. Alors que les équipes régionales d’intervention et de sécurité (ERIS) interviennent à coup de Flash-Ball, un détenu appelle, depuis sa geôle, une journaliste de La Dépêche du Midi pour lui faire part de leurs revendications. L’actualité de l’été l’atteste : le portable est devenu un accessoire incontournable en prison, en dépit de la traque dont il fait l’objet.
Théoriquement, les prisonniers sont censés n’utiliser que les cabines mises à leur disposition dans les cours de promenade. Ils ne peuvent contacter que des numéros validés par l’administration et leurs conversations, payantes, sont enregistrées. Discussions confidentielles avec leur avocat, confessions intimes avec leur femme, messages à faire passer aux copains… Tout est passé au crible. Alors, logiquement, les téléphones portables ont inondé les établissements pénitentiaires. Si la direction centrale de l’administration pénitentiaire refuse d’évaluer officiellement l’ampleur du phénomène, on estime qu’il y aurait presque un mobile par détenu dans les prisons françaises. En 2011, de source syndicale (FO), c’est plus d’un millier de téléphones qui avaient été interceptés dans la seule maison d’arrêt des Baumettes, à Marseille, qui accueille environ 1440 prisonniers.
Une vaste opération de fouille a été menée, le 6 août dernier, à la maison d’arrêt de Seysse. La moisson a été fructueuse : en trois jours, les gardiens ont découvert 12 téléphones. Dans certaines cellules, il y en avait même deux, raconte Pierre Montreuil, membre du Syndicat pénitentiaire des surveillants (SPS). « Parfois, ils n’étaient pas cachés et encore équipés de leur puce. Le pire, c’est que les détenus gueulent quand on le leur confisque ! » Les gardiens ont aussi mis la main sur des chargeurs artisanaux, généralement des chargeurs de tondeuse pour cheveux sur lesquels les plus bricoleurs greffent un embout compatible avec leur téléphone. Pour les planquer, les détenus font avec les moyens du bord : blocs des WC, boîtes de conserve ou de sel. « On peut aussi les scotcher dans les portes de frigo, dans les matériaux d’isolation », confie un ex-détenu de Fleury-Mérogis. « Aucun établissement n’est épargné, c’est un véritable fléau », assure Jérôme Massip, secrétaire général du SPS, pour qui l’utilisation de brouilleurs est largement inefficace.
« FOUILLE MOTIVÉE ET MOTIVABLE »
À 44 ans, Patrick en a passé treize derrière les barreaux. Il est sorti cet été de la maison d’arrêt de Nanterre, où il a purgé une peine d’un an pour trafic de stupéfiants. Lui, le téléphone, il s’en serait bien passé. Mais ce sont ses connaissances, là-bas, qui lui en ont fourni un. Un cadeau de bienvenue, en somme. « En taule, si t’as pas de portable, t’es un schlag [un clochard] », explique-t-il. Le modèle le plus répandu est le Samsung M 300, un smartphone vendu 70 euros environ dans le commerce, qui se négocie entre 200 et 300 euros en prison. Il contient peu de métal et les portiques de sécurité ne le détectent pas. À entendre Patrick, se procurer un mobile est un jeu d’enfant. Faute de filets de protection, nombre de téléphones atterrissent dans les cours d’enceinte par des « jets extérieurs » camouflés dans des balles de tennis, des chaussettes, des mottes de beurre. Quant aux parloirs, ce seraient de vraies passoires. Les détenus dissimulent le boîtier dans leur pli fessier, la puce dans leur bouche, et réintègrent leur cellule comme si de rien n’était. « Si on pouvait fouiller les prisonniers, on les trouverait, réagit le secrétaire général de la CGT pénitentiaire, Marc Astasie. Mais la loi pénitentiaire de 2010 nous impose « une fouille motivée et motivable ». On ne peut plus faire notre travail. D’autant qu’il y a un surveillant pour 100 détenus. » Le prisonnier qui se fait prendre risque jusqu’à dix jours d’encellulement disciplinaire.
Théoriquement, les prisonniers sont censés n’utiliser que les cabines mises à leur disposition dans les cours de promenade.
Normalement, une procédure pénale devrait être engagée mais, dans les faits, les parquets, engorgés, ne poursuivent pas toujours. Quant aux proches qui fournissent des téléphones portables, ils risquent de se voir supprimer leur droit de visite. C’est ce qui est arrivé à Anne de Maistre, l’épouse de Patrice, l’ancien gestionnaire de fortune de Liliane Bettencourt [sic !, Note du JL]. En avril, au parloir de la prison de Gradignan, elle lui apporte du linge propre. Entre deux chemises, elle a dissimulé un téléphone portable. Sous les yeux horrifiés du couple, il glisse et tombe aux pieds du surveillant. Le juge Gentil a suspendu le permis de visite d’Anne de Maistre jusqu’à ce que son mari soit libéré sous caution avant l’été. Sévère. D’autant qu’en prison, plus encore que dans la vie libre, les portables servent à s’informer des petits riens du quotidien. « En taule, la plupart des mecs ont des problèmes de couple, ils ont besoin de parler à leur femme quotidiennement pour qu’elle ne se barre pas », raconte Patrick. « Dans une limite raisonnable, c’est comme le shit et l’alcool, une manière de maintenir un certain calme en prison. Ça évite des suicides », confirme une magistrate. Véritable échappatoire, le smartphone donne également accès aux réseaux sociaux qui, dans le monde carcéral, méritent vraiment leur nom. Sans surprise, les sites pornos sont les plus plébiscités. Certains détenus sont inscrits sur Meetics. Les plus jeunes ont même une page Facebook, sur laquelle ils posent en photo, seuls ou avec leurs copains.
MOYEN DE PRESSION
Mais en prison, le portable n’a pas qu’une vocation sociale. Selon les surveillants, c’est aussi un moyen de pression sur les victimes. « Dans les affaires de différends familiaux, rapporte un magistrat d’Arras, il n’est pas rare que les violences se perpétuent par téléphone. » Un surveillant de la maison d’arrêt de Seysses se rappelle avoir reçu en pleine nuit l’appel d’une dame en pleurs : « Elle nous a donné le numéro de cellule de son mari, qui l’appelait depuis la prison pour la menacer de représailles si elle témoignait contre lui. On l’a chopé en train de ranger son téléphone. »
Et les centrales, soumises à un régime de sécurité renforcé puisqu’elles accueillent pour de longues peines les détenus les plus difficiles, ne font pas exception. En témoigne la vaste opération de fouille lancée au printemps dernier à Clairvaux (Aube). Bilan : une vingtaine de portables et autant de puces. Un mois plus tôt, Youssouf Fofana, l’assassin d’Ilan Halimi, s’était filmé faisant l’apologie d’Al-Qaida en keffieh et lunettes de soleil. L’enquête est en cours, car aucun téléphone n’a été retrouvé dans sa cellule. Mais quatre téléphones, une clé USB et une carte micro SD ont été découverts dans les douze cellules de détenus connus pour leur proximité avec le chef du « gang des barbares ». « Certains prisonniers particulièrement surveillés placent leur portable dans d’autres cellules ou sur d’autres détenus, explique l’avocat toulousain Kamel Benamghar. On les appelle les « mules » ou les « garages ». Parfois, il n’y a qu’un téléphone pour tout le bâtiment et les détenus se le passent d’une fenêtre à l’autre par yo-yo. » Commentaire du parquet : « On ignore encore comment les images tournées par Fofana se sont retrouvées sur Internet. » Pour Alex Perrin, procureur de la République à Troyes, l’essentiel est de comprendre comment ces téléphones sont entrés à Clairvaux. L’enquête qu’il a lancée au printemps dernier a permis l’arrestation d’un surveillant, Steeve Malgras, 40 ans. Téléphones portables, clés 3G, matériel informatique ou bouteilles d’alcool : le gardien de prison passait tout. Au printemps, il a été mis en examen pour corruption passive et remise illicite d’objets à détenus, et incarcéré. Il encourt dix ans de réclusion criminelle. Une enquête visant un gardien d’un autre établissement de l’Aube est également en cours.
SERVIR LES ENQUÊTES
« En prison, il y a des gens qui ont de l’argent. Et les matons, eux, ils ne gagnent rien », estime Patrick. « En 2010, j’ai défendu des surveillants qui faisaient entrer des portables aux Baumettes. Ils se faisaient 500 euros par téléphone, alors qu’ils en gagnaient 2 000 par mois », explique Jean-Louis Keita, avocat de Youssouf Fofana. Pour Abdelhamid Hakkar, qui a passé vingt-huit ans derrière les barreaux et « visité » 50 établissements différents, les gardiens corrompus sont légion dans les prisons françaises : « Certains, quand ils savent qu’il va y avoir des fouilles, te gardent même ton téléphone dans leur casier. »
Si les portables entrent facilement en prison, leur utilisation peut parfois grandement servir les enquêtes. À la demande des juges d’instruction, il arrive que l’administration ferme les yeux et laisse les détenus disposer de téléphones. « Il n’est pas rare qu’on place un détenu sur écoute, explique Me Marie Dosé. Ils se croient toujours plus malins parce qu’ils n’ont pas de puce à leur nom. Mais, pour repérer leur numéro, il suffit de surveiller leur mère ou leur copine, et on remonte le fil. » Les surveillants reçoivent alors des consignes disant qu' »il faut éviter de fouiller tel ou tel prisonnier parce qu’il est placé sur écoute », assure Marc Astasie, secrétaire général de la CGT pénitentiaire et ancien gardien à Meaux-Chauconin. À Clairvaux, jusqu’en février dernier, Abdelouahab Yezeiph a ainsi pu mener tranquillement son trafic de stupéfiants depuis sa cellule. Dès que les enquêteurs ont réussi à identifier ses complices, ses quatre portables ont été saisis. Pour l’avocat messin Stanislas Louvel, son client est tombé dans un piège : « Ce sont les policiers du SRPJ [la police judiciaire] de Metz qui lui ont fait passer une puce par sa femme, pour qu’il les appelle et donne des infos en échange d’une pseudo-clémence ! » Abdelhamid Hakkar, qui a passé douze ans à l’isolement, a été témoin du même manège : « Des matons de la Santé, envoyés par les flics, ont donné des portables à des mecs du GIA incarcérés dans le cadre d’un réseau terroriste. »
D’un côté ou de l’autre des barreaux, on dénonce l’hypocrisie de l’administration, qui traque les téléphones mobiles tout en laissant certains détenus en disposer. Dans un avis de janvier 2011, le contrôleur général des lieux de privation de liberté, Jean-Marie Delarue, s’est prononcé en faveur d’une autorisation réglementée des portables en prison. « Une évolution inéluctable, tant il devient impossible d’endiguer le phénomène », croit un surveillant, pour qui « ce sera un drame ». Taxée de laxisme par la droite, ce n’est certainement pas l’actuelle ministre de la justice, Christiane Taubira, qui prendra le risque de trancher le débat.
Publié par des lecteurs honteux de la Chronique de Youv derrière les barreaux (Stéphanie Marteau, M le magazine du Monde, LeMonde.fr, 7 & 8 septembre 2012)