Qu’on se le dise. Et qu’on le dise, surtout, aux investisseurs et à la « matière grise » sans lesquels nul développement urbain n’est désormais possible : Saint-Étienne veut accéder au rang de métropole. Certes, le Grand Lyon voisin caracole en tête derrière Paris dans la course à la métropolisation, et Saint-Étienne ne saurait prétendre lui ravir le titre de capitale du capital en Rhône-Alpes. Même Grenoble, dopée à la techno-science jusqu’à l’overdose, n’y est pas parvenue. Mais, précisément, c’est en tant que « maillon d’une métropole multipolaire » [Toutes les citations sans mention d’auteur sont extraites de la logorrhée publicitaire visant à promouvoir la métropole stéphanoise], super-métropole dont l’aire urbaine lyonnaise serait le pôle majeur, que Saint-Étienne peut espérer récolter sa part de fonctions directionnelles, d’entreprises de pointe, d’emplois très qualifiés, d’équipements hauts de gamme et de néo-petits bourgeois à hauts revenus. À condition de s’en donner les moyens, et d’accorder la priorité à celui qui les conditionne tous : la com’.
C’est ce qu’a bien compris l’élite stéphanoise qui s’échine à doter la ville d’une « image ». Non que Saint-Étienne en fût dépourvue, mais celle qu’elle traînait depuis quelques décennies était déplorable. À l’extérieur comme pour les bourgeois locaux, Saint-Étienne faisait figure de ville moyenne sinistrée par la désindustrialisation et promise à un irrémédiable dépérissement économique dont témoignait son déclin démographique. L’un des berceaux de l’exploitation de la houille et du fer, à quoi la ville avait dû en grande partie de son essor à partir du XIXe siècle, n’était plus, depuis les années 1970, que le vestige d’une époque révolue. Les mineurs ne furent pas les seuls à se retrouver sur le carreau. En 1985, un autre fleuron de l’économie stéphanoise, Manufrance, spécialisé dans la production d’armes de chasse, de coutellerie et de cycles, était mis en liquidation judiciaire. Ce fut ensuite au tour de la Manufacture d’armes de guerre de fermer ses portes, condamnant ses salariés à végéter au gré d’improbables reclassements.
À l’Hôtel de ville comme à la Chambre de commerce, le remède allait de soi : « tourner la page de l’ère industrielle ». Quelle image forger, dès lors, de Saint-Étienne, pour la « faire entrer de plain-pied dans le XXIe siècle » ? La réponse tient en un mot : design.
Pourquoi le design ? Parce qu’il permet de « relier Saint-Étienne à son histoire tout en projetant la ville dans le futur ». De la première, une fois purgés les éléments négatifs (misère ouvrière, silicose, accidents du travail, répression patronale ou étatique…), on retiendra « la conscience du travail bien fait et les valeurs de la belle ouvrage ». Quant à la projection dans le futur, elle découle de la vocation même du design où la créativité fonctionne comme un « outil d’innovation, d’anticipation et de prospective » contribuant à la « concrétisation de nouveaux modes de vie ». En 2010, l’auto-promotion de Saint-Étienne comme « capitale du design » se voyait consacrée par l’Unesco avec son intégration au « réseau très serré des villes créatives », à l’égal de Buenos Aires, Berlin ou Shenzen.
Restait à trouver l’espace où la ville pourrait déployer sa vocation métropolitaine. Les friches industrielles étant omniprésentes à Saint-Étienne, décision fut prise de les soumettre à un « recyclage urbain ». Le site de Manufrance a ainsi été reconverti en un pôle tertiaire (Centre des congrès de Saint-Étienne, siège de la Chambre de commerce et d’industrie) et en centre d’enseignement et de recherche (École nationale supérieure des mines, École supérieure de commerce). Quant à l’emplacement de l’ancienne Manufacture d’armes, il accueille désormais la Cité du design.
Saint-Étienne ne pouvait se contenter de recycler les sites industriels désaffectés. Il lui fallait « étendre son centre » vers le nord-est, en direction de la gare de Châteaucreux puis de l’autoroute, deux liaisons privilégiées avec Lyon. Dans les secteurs réaménagés, des ensembles de bureaux et logements de standing ont fait leur apparition. Les premiers sont destinés aux entrepreneurs à la recherche de mètres carrés moins coûteux que dans la capitale régionale, les seconds aux actifs lyonnais rebutés, malgré leurs revenus confortables, par le coût de l’immobilier. Ici et là, des édifices spectaculaires ont surgi, dessinés par des starchitectes dont la réputation mondiale doit rejaillir sur celle de la ville. Ainsi du nouveau siège social du Groupe Casino, premier employeur départemental. Ce mastodonte bunkerisé est censé « imposer une nouvelle visibilité au quartier d’affaires du centre ». Effectivement, au sortir de la gare, on ne voit que lui ! Ou presque, car un peu plus loin se dresse, tout en arrogance, la Cité administrative, dont le jaune criard ne fait qu’ajouter au caractère agressif : un monolithe déconnecté de son environnement urbain, parfait exemple de cette concordance obligée entre les lieux du pouvoir et le pouvoir des lieux.
Si la métropole stéphanoise se doit d’exhiber les signes architecturaux de son importance, ses promoteurs ne pouvaient oublier la dimension ludico-culturelle, facteur d’« attractivité » indispensable dans une société où création rime aussi avec distraction. Ne reculant devant aucun sacrifice (des contribuables), ils ont gratifié la ville d’un luxueux zénith de 7200 places aux formes élégantes imaginées par Sir Norman Foster, archistar planétaire. Si sa qualité plastique est indéniable, son utilité laisse à désirer : comme nombre de réalisations pharaoniques, il reste largement sous-occupé. Et l’interminable parc qui y conduit — signé Alexandre Chemetoff, star reconnue de l’« urbanisme paysagé » — n’est pas plus fréquenté.
Et puis, il y a la Maison de l’emploi, œuvre de Rudy Ricchiotti, émule de Roland Castro dans l’histrionisme architectural. Les façades de ce bloc de béton blanc implanté dans un quartier déshérité sont percées d’ouvertures dont la forme polysémique se prête à toutes les interprétations : taches, larmes, haricots… Selon l’architecte, la Maison « se pose là, énigmatique et pourtant familière, faite d’abord pour accueillir ». La moindre des choses pour un équipement supposé aider les chômeurs et précaires à survivre. « Offrant une parenthèse dans le tourbillon des signes architecturaux, poursuit Richiotti, elle ne délivre aucun message si ce n’est celui de sa présence. […] Une échappée silencieuse. » L’homme de l’art supplée à ce silence, délivrant un message sur « la vertu du travail, la belle ouvrage, les gestes quotidiennement effectués », comme puisé dans Péguy ou Pétain. Mais les sans-emploi y trouvent aussi leur compte : « Au fil de la nuit, le béton s’efface pour ne laisser apparaître que les motifs colorés flottant en plein ciel. Telle une veilleuse, le bâtiment rassure la ville. »
À qui s’adresse cette logorrhée bouffonne et — de manière générale — tous les discours pompeux accompagnant la présentation des projets « métropolitains » ? À des gens de qualité venus d’ailleurs.
De fait, Saint-Étienne est en train d’échapper à ses habitants. Dépossédés symboliquement et, souvent, expropriés de leur ville par le jeu de la requalification et de la gentrification des quartiers populaires et des espaces publics centraux [Tel est le résultat déjà visible (sinon l’objectif poursuivi) de l’opération « Cœur de ville », « projet phare » de la municipalité PS pour doter d’un « nouveau visage » le centre de Saint-Étienne], ils deviennent étrangers à leur propre cité, elle-même devenant étrangère à leur yeux sous l’effet d’un remodelage et d’une expansion conçus pour d’autres.
Bien plus, il leur faudra, pour user de ces espaces urbains « revalorisés », se départir de leurs mauvaises manières. « Embellir la ville […], lui redonner une ambition […], voilà des objectifs que les Stéphanois(es) sont tous prêts à partager », proclamait une personnalité centriste locale, avant d’avertir : « Ils devront eux aussi changer de comportement, […] s’adapter à la nouvelle ville. » Le vil peuple, sale, bruyant et dépenaillé, risquerait de faire tache… « Il est très difficile, précisait le même, dans cette ville déjà au sud [sic] de faire respecter les règles de la vie commune, sans doute à cause de réminiscences d’un vieux fond anarcho-syndicaliste, sans doute, et surtout, à cause de la composition sociologique de la population éclatée en groupes fragilisés qui ont bien d’autres soucis […] que de faire preuve de civisme. » Peu importe : « La ville a changé, il convient désormais que ses habitants s’en montrent dignes. » Aux Stéphanois « de souche » d’opérer leur « mutation ». Comment ? En calquant leur allure et comportement sur ceux des néo-citadins qui ont commencé à « dépeupler » leur ville, c’est-à-dire à la vider de sa sève populaire : les bobos métropolitains.
Jean-Pierre Garnier
Manuela Rodriguez
Article rédigé suite à une visite critique de saintÉtienne
Article 11, juin-juilet-août 2012
Cher Jura Libertaire,
Bravo et merci pour cet article que je trouve, hélas, encore bien en-dessous de la triste réalité!
Avant la mine, avant Manufrance, avant la Grande Manu (Manufacture d’armes de guerre) comme disent les Stéphanois, il avait fallu en finir avec la passementerie qui avait fait de « Sainté », une des capitales mondiales en la matière, créatrice en autres du velours… La « révolution industrielle » va mettre sur le carreau des milliers de femmes et d’hommes au long du XXème siècle, le premier désastre pour la ville. Une ville marquée architecturalement par l’histoire de la passementerie avec ses hautes et étroites fenêtres des ateliers-logements des passementiers que l’on trouve encore dans tous les quartiers les plus populaires… populaires plus pour très longtemps car, effectivement, les bobos lorgnent sur ces immeubles idéalement placés sur les « crêts » de la ville où l’on repoussait autrefois les travailleurs. Le centre ville aux immeubles cossus n’est plus à leur goût, il leur faut reprendre les hauteurs de la ville et il faudra donc les « purger » de sa population qui n’est hélas souvent plus travailleuse mais chômeuse, héritière des désastres économiques successifs; passementerie, mine, Manufrance, Grande Manu… Les « Familles », lignées d’industriels bourgeois locaux aussi incompétents que voraces ont mis à genoux cette ville de travailleurs avec la complicité des partis politiques et des syndicats traditionnels et les quelques sursauts d’émancipation des travailleurs ont été irrémédiablement et rapidement massacrés…
Quant à la municipalité actuelle, elle est à l’image du PS, bourgeoise, pleutre et lancée dans une politique de la ville que votre article dépeint parfaitement. J’attends que les chômeurs et les précaires choppent ce conard de Richiotti pour lui expliquer « leur vie énigmatique », j’attends qu’ils détruisent à coups de pics à charbon cette Cité du Design qui les place comme des « pas-bienvenus » dans la cité et enfin mettent le feu à un zénith dont ils n’ont pas les moyens et qui a fait périr tout un réseau de petites salles implantées dans les quartiers populaires depuis des lustres…
Je suis réalisatrice d’un film sur Manufrance et d’une série de 12 portraits d’anciennes ouvrières de Manufrance ( 10h!)… A toutes les projections organisées à la Cinémathèque, au cinéma Le France, au Musée d’Art et d’Industrie… aucun élu ne s’est jamais déplacé (sauf Jean-Louis Gagnaire). Quand le Musée d’Art et d’Industrie et la Ville de Saint-Etienne ont inauguré en grandes pompes l’exposition Manufrance, aucun(e) ancien(e) ouvrier(ère) n’a été invité(e). Ces « anciens(es) » ont été humiliés un fois de plus et j’en garde une colère éternelle.
Je vous signale aussi un magnifique ouvrage d’amis historiens stéphanois: 1948: les mineurs stéphanois en grève, de Jean-Michel Steiner, Corinne Porte, Maurice Bedoin, Jean-Claude Monneret ( PUF de Saint-Etienne) avec les photographies de Léon Leponce.
Bien à vous
Marie-Ange Poyet