[Écran Total] Qu’est-ce que l’école numérique ?

Le groupe lyonnais Écran Total vous invite à une
Réunion Publique
destinée à alimenter une réflexion critique sur les transformations du travail par l’informatique et le management et à discuter des moyens de s’y opposer
le vendredi 5 juin à 19 h
à la librairie La Gryffe, 5, rue Sébastien Gryphe à Lyon (7 e )
Des personnels de l’Éducation nationale décriront les effets qu’y produisent l’informatisation et l’utilisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication (TIC). Cette présentation sera suivie d’une discussion collective.

Qu’est-ce que l’école numérique ?

Très très loin des salles de classe, l’État poursuit la réforme permanente : nouveaux programmes, nouveaux équipements, nouveaux objectifs (classement PISA, éco citoyenneté, prévention du djihadisme, etc.). Dans une indifférence générale bien compréhensible, le ministère a organisé une concertation sur le numérique pour savoir si les enseignants le jugent plutôt bénéfique, utile, attractif ou indispensable.

Le numérique est le remède à tous les maux – et plus personne ne nie qu’ils sont nombreux dans l’Éducation nationale. Les marabouts du ministère promettent que les Tices vont redonner du sens aux cours, les rendre attrayants, réduire les inégalités, pallier les handicaps, restaurer la communication entre l’école et les familles, les profs et les élèves, les profs et les parents, les parents … et les élèves ?

Pour l’instant, l’informatique c’est surtout l’obligation de remplir le cahier de textes numérique, la formation en ligne obligatoire pour les professeurs des écoles, le fichage de Base élèves, les affectations et l’orientation automatisées…

Avant de nous en prendre à cette mascarade, nous souhaitons comprendre ce qui se passe plus près de nous, dans les salles de classes, les salles de profs, les établissements et les foyers. Comment se fait-il qu’autant d’enfants peinent à assimiler l’écriture, la lecture, le calcul et la numération ? Que se multiplient les diagnostics hasardeux mais définitifs : dyslexie, dysorthographie, dyscalculie, dyspraxie, troubles de l’attention, trouble du comportement, hyperactivité, retard, précocité, etc. Et les incapacités supposées qui vont avec : il ne peut pas lire, écrire, compter, comprendre, suivre, rester sur sa chaise, se concentrer, répondre aux questions, etc.

De ce point de vue, l’utilisation de l’informatique et de ses produits dérivés accentue essentiellement, plus ou moins fortement, des tendances déjà présentes, quand elle ne sert pas à les masquer.

Lecture-écriture

Depuis les années 70, la querelle des méthodes de lecture a masqué la situation réelle qui prévaut aujourd’hui, en dépit des discours. Dans les manuels et donc dans les classes s’impose de façon hégémonique une non-méthode, dite « idéo-visuelle », qui retarde ou empêche l’apprentissage du code alphabétique au profit de la reconnaissance et de la mémorisation de formes, comme si le français s’écrivait en idéogrammes. L’apprentissage de la lecture et de l’écriture sont disjoints, ce qui rend plus difficile leur maîtrise à laquelle le geste est essentiel. Les élèves n’ont au mieux qu’une approche intuitive de l’écrit, ce qui rend impossible pour beaucoup la compréhension du fonctionnement de la langue, et difficile pour tous celle du sens des textes. Les problèmes de graphie sont tels que plusieurs pays renoncent à l’écriture cursive : États-Unis, Finlande et peut-être bientôt certains länder allemands. L’utilisation du clavier avant que l’écriture ne soit pleinement maîtrisée ne peut qu’accentuer ces problèmes, puisque son usage repose justement sur le fait de mobiliser chaque caractère par un geste identique.

Le type de lecture induit par l’écran et l’utilisation d’internet a fait l’objet de nombreuses études. Personne ne nie aujourd’hui sérieusement que cela n’affecte pas la capacité à se concentrer sur un texte, activité désormais appelée « lecture profonde » pour la différencier du survol superficiel ou du balayage par mots clés. On peut rappeler à ce propos ce fait révélé par plusieurs reportages et bien connu désormais, mais sans conséquence notable, que les cadres de la Silicon Valley restreignent ou prohibent l’usage des objets connectés pour leurs enfants, et les scolarisent de préférence dans des établissements qui font de même. En effet, expliquent-ils quand on leur en demande la raison, concevant des objets et applications en vue de distraire et capter sans cesse l’attention des consommateurs, ils savent qu’ils empêchent la concentration et donc tout apprentissage réel.

Savoir et compétence

La conception même du savoir est remise en cause par son assimilation à l’information, et l’approche par compétences. Une information n’est pas quelque chose que l’on s’approprie et qui prend sens en fonction de ce que nous savons déjà. Valoriser l’information en soi revient à privilégier l’accès par rapport au contenu, c’est-à-dire la technologie : en ce sens, une connexion internet, qui donne accès à la plus grande masse d’informations existante, vaut plus que le meilleur enseignement. Quant aux compétences, elles ne sont pas comprises comme le savoir vivant, qu’on peut utiliser dans la résolution d’un problème, mais comme une aptitude générale à mobiliser les savoirs qu’on ne maîtrise pas. En France, on assiste surtout à un morcellement artificiel des disciplines qui les vide de leur sens et augmente encore l’écart entre l’évaluation et la situation réelle des élèves.

L’idée même qu’on puisse apprendre quelque chose à l’école paraît désuète. Et de fait, avec des programmes sans progression ni cohérence, il est de toute façon impossible d’enseigner réellement quoi que ce soit, les élèves n’ayant pas les pré-requis nécessaires (par exemple, savoir ce qu’est un déterminant avant de l’apprendre en anglais, maîtriser les opérations avant d’apprendre à factoriser, savoir qu’il y avait un roi avant qu’il ait la tête coupée, savoir écrire et lire avant … tout le reste). On organise donc, consciemment ou non, des simulations. On feint d’enseigner quand on montre des trucs, des procédures, des protocoles. Les exercices sont rabâchés jusqu’à pourvoir être à peu près exécutés sans les comprendre et le bachotage commence dès la 6e pour le brevet, dès la seconde pour le bac. Les gadgets numériques offrent d’infinies possibilités pour feindre la complexité. Des élèves qui ne peuvent se servir d’un dictionnaire faute de manier avec aisance l’ordre alphabétique peuvent ainsi « faire des recherches » sur internet, de même qu’ils peuvent grâce à l’ordinateur rendre un devoir lisible qu’on dit « mis en page », alors que beaucoup n’écrivent pas sur les lignes, et ignorent l’usage d’un titre.

Enseignement et autonomie

C’est une très vieille idée que celle de se débarrasser de l’enseignant tirant son autorité de la maîtrise de sa discipline, et pouvant donc choisir comment la transmettre, au profit d’un parcours individualisé de l’élève construisant ses savoirs [Expression qui peut apparaître comme une jolie métaphore, mais qui prise littéralement n’a aucun sens. Un rapport de l’OCDE de 1974 prévoyait déjà « un glissement d’accent d’un enseignement conçu comme transmission d’un savoir vers un enseignement conçu comme organisation de l’acte d’apprendre ».]. L’ordinateur pourrait permettre sa réalisation complète. Les divers rapports officiels sur le sujet réclament la formation d’« ingénieurs pédagogiques » qui ne seraient que des intermédiaires entre l’élève et la machine.

Alors que dans tous les référentiels qui président maintenant à l’évaluation des élèves comme des enseignants, la maîtrise des Tices est associée à l’autonomie, c’est évidemment le contraire que l’on constate. Si les mots ont un sens, on ne gagne pas en autonomie en faisant à l’aide d’une machine ce qu’on pouvait faire soi-même auparavant. Et il est bien difficile de se plaindre de la banalisation du copier/coller chez les élèves quand beaucoup d’enseignants trouvent des cours prêts à l’emploi sur internet.

Gestion des stocks

Quiconque assiste avec un peu de recul à un conseil de classe ne peut qu’être saisi par le détachement et la froideur avec lesquels sont abordés les résultats, les problèmes et l’orientation des élèves. L’administration se réduit de plus en plus à la gestion des flux exigée par l’État et l’Union européenne : les effectifs, les dotations horaires, les places disponibles comptent alors bien davantage que de savoir si l’élève a appris quelque chose. L’ordinateur donne le moyen de traiter toujours plus de données, et donc de diminuer les rapports humains en privilégiant les chiffres, indices, quotas, budgets et autres statistiques.

Adaptation

Pourquoi donc, en vérité, encourager l’utilisation de l’informatique et des TICES ? Parce que, contrairement à ce qu’on peut entendre à ce sujet depuis une trentaine d’années au moins, la prétendue économie de la connaissance, outre le chômage structurel qui l’accompagne, produit surtout des emplois sous-qualifiés, où l’informatique intervient de plus en plus souvent, mais uniquement via des interfaces très simples qui ne demandent aucune compréhension de leur fonctionnement : rentrer un prix, « flasher » un code-barres, appeler le numéro qui s’affiche, utiliser un GPS, etc.

Plus généralement, l’informatisation servant la mise en valeur marchande de tous les aspects de l’existence, l’essentiel de celle-ci est désormais consacrée au travail et à la consommation assistés par ordinateur, auxquels seront effectivement bien préparés des jeunes gens livrés dès le plus jeune âge aux produits des géants du secteur numérique.

Écran Total
Nous nous réunissons régulièrement depuis un an pour critiquer l’évolution du travail, notamment à travers les modifications qu’engendrent la mécanisation, l’informatisation et les nouvelles méthodes de gestion dans nos différents métiers. Sans idéaliser ce qu’était le travail à un stade antérieur du capitalisme, nous jugeons qu’il est important de prendre la mesure des transformations à l’œuvre aujourd’hui, qui, outre les marges de liberté que chacun parvenait à conserver tant bien que mal, font perdre leur sens aux activités qui en conservaient encore. Si défavorable que soit le contexte, nous croyons que seule cette réflexion peut permettre d’envisager de sortir de la résignation qui gagne nécessairement ceux qui ne voient pas dans quel but ils se battent.

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