[Copwatch] Pourquoi filmer le travail de la police ?

Meurtre d’un homme noir par un policier blanc aux États-Unis : « Et s’il n’y avait pas eu de vidéo ? »

C’est, tragiquement, une histoire que la presse américaine a l’impression d’avoir racontée trop de fois. Au départ, un banal contrôle policier. À North Charleston, en Caroline du Sud, Walter Scott, un homme noir de 50 ans, circule dans un véhicule avec un feu cassé. Il s’enfuit, mais un policier le rattrape et, lorsqu’il tente à nouveau de fuir, l’agent tire à huit reprises. L’homme, touché cinq fois, s’effondre.

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Dans un premier temps, le policier avait invoqué la légitime défense, prétextant que Walter Scott avait tenté de se saisir de son pistolet paralysant. Seulement, de derrière la grille d’un jardin, un homme a tout filmé. Et les images, que le New York Times et le Charleston Post & Courier ont diffusées mercredi 8 avril, contredisent totalement la version du policier.

Le policier, Michael Slager, 33 ans, était en service depuis cinq ans, sans jamais avoir reçu de sanctions. Deux plaintes avaient néanmoins été déposées contre lui pour usage excessif de la force, mais elles n’avaient pas abouti, dit le Post & Courier. Interpellé peu après la diffusion de la vidéo, il a été mis en examen pour assassinat et risque la prison à vie.

« La démographie de North Charleston rappelle celle de Ferguson »

Car c’est bien l’existence de cette vidéo, filmée par une personne dont l’identité n’a pas été révélée, qui a fait basculer une affaire qui aurait pu rester un fait divers comme il y en tant aux États-Unis, où la parole de la police se mesure à celle d’une victime. « Sans cette vidéo, il aurait été difficile pour nous d’établir ce qu’il s’était passé », a reconnu le maire de North Charleston, Keith Summey. « Ce qu’il s’est passé aujourd’hui n’arrive pas tout le temps, a commenté l’avocat de la famille de Walter Scott, faisant allusion à la mise en examen du policier. Et s’il n’y avait pas eu de vidéo ? S’il n’y avait pas eu de témoin ? Tout cela ne serait jamais arrivé. »

Une manifestation doit avoir lieu dans la journée devant la mairie de North Charleston, troisième plus grande agglomération de Caroline du Sud. Une ville dont la démographie rappelle celle de Ferguson, où le jeune Noir Michael Brown est mort en août 2014 après un contrôle de police. « North Charleston est différente du reste de la Caroline du Sud, note le New York Times. Les deux tiers des habitants de l’État sont blancs, alors qu’il y a plus d’habitants noirs (47 %) à North Charleston que de blancs (41 %) ».

Comme à Ferguson, le nombre de policiers blancs (80 %) y est largement supérieur à celui des policiers noirs, selon les données diffusées en 2007 par le département de la justice américain et citées mercredi dans la presse locale. La National Association for the Advancement of Colored People (NAACP), organisation de défense des droits civiques, a expliqué après le drame que les relations avec la police locale s’étaient légèrement améliorées au niveau du dialogue, mais que « rien n’a changé à la base ». En 2011, elle avait accusé les forces de l’ordre de « profilage ethnique », affirmant que les jeunes Noirs étaient interpellés quatre fois plus que les jeunes Blancs. L’American Civil Liberties Union (ACLU), une organisation similaire, qui a formulé les mêmes accusations, espère que l’enquête qui s’est ouverte « ira plus loin que ce seul incident ».

Derniers drames médiatisés

Les médias américains ont bien entendu établi des parallèles avec les derniers drames médiatisés « où des policiers ont fait usage de force létale, comme à New York, à Cleveland, à Ferguson et ailleurs. Ces morts ont précipité un débat national sur l’usage de la force par la police, particulièrement face à des hommes noirs ». D’importantes manifestations contre l’impunité policière ont eu lieu à la fin de 2014, et des slogans comme « Black lives matter » (« La vie des Noirs compte ») ou « I can’t breathe » (« Je ne peux pas respirer ») sont devenus des cris de ralliement.

Deux des cas tragiques les plus symboliques avaient été eux aussi filmés à l’insu des policiers. À New York, Eric Garner est mort asphyxié par un policier qui l’avait interpellé pour avoir vendu des cigarettes illégalement dans la rue. Le policier impliqué n’a pas été mis en examen.

En novembre 2014, Tamir Rice, un jeune garçon de 12 ans, avait été abattu à Cleveland alors qu’il portait une arme factice dans un square. L’enquête est toujours ouverte, mais personne n’a, non plus, été mis en examen.

Pas de données chiffrées sur les personnes tuées par la police

Personne ne peut dire avec exactitude le nombre de personnes qui meurent aux mains de la police américaine. Entre 2003 et 2009, le département de la justice et le FBI ont recensés 4813 morts « liées à une arrestation », ce qui implique les morts « accidentelles », « naturelles », les suicides et les homicides. Ces derniers comptent pour 61,5 % du total, soit 412 morts par an en moyenne.

Mais ces chiffres sont parcellaires. Comme le rappelle le chercheur Didier Fassin, les données proviennent de déclarations, sur la base du volontariat, faites par chaque commissariat américain. Les chiffres en question concernent « seulement 750 des 17’000 commissariats du pays, soit 4 %. » Et c’est sans compter que le FBI ne recense que les « homicides justifiés », précise l’hebdomadaire Mother Jones.

« Cela donne un résultat incomplet, qui ne comptabilise que les cas lorsqu’un policier tue un criminel. Cela n’inclut pas forcément les cas impliquant des victimes comme Michael Brown, Eric Garner et d’autres qui n’étaient pas armés au moment des faits. (…) Les données sont éparpillées et fragmentées. Aucune département ne semble recenser systématiquement le nombre de personnes non armées visées ou tuées par la police. »

Interrogée par le même magazine, Delores Jones-Brown, chercheuse au John Jay College of Criminal Justice de New York, détaille ses travaux en expliquant avoir « identifié des dizaines d’hommes et de femmes noirs tués par la police depuis 1994 ». Elle a constaté que « la plupart des policiers ne sont pas mis en examen ou condamnés ».

Pour le Washington Post, la présence de vidéos, qu’elles proviennent de témoins extérieurs ou d’appareils que les policiers sont obligés de porter, « devient un élément crucial » dans le processus judiciaire qui suit un incident mortel impliquant un policier. Philip M. Stinson, un criminologiste de l’université de Bowling Green State, explique que :

« La vidéo a tout changé, car elle fournit une documentation qui n’existait pas auparavant. Désormais, des citoyens lambda commencent à enregistrer avec leurs téléphones dès qu’ils sont témoins d’une dispute. »

Après ces nombreux incidents, le gouvernement américain a réagi en faisant une série de recommandations pour réformer le fonctionnement des polices locales, en se positionnant notamment en faveur de l’installation de caméras vidéo sur les policiers, pour que tout incident éventuel soit filmé.

Mais comme le note le Washington Post, « ces enregistrements ne conduisent pas automatiquement à la condamnation du policier poursuivi ». La mort d’Eric Garner, en surpoids et asthmatique, et dont les derniers mots, enregistrés par les caméras, ont été « Je ne peux pas respirer », est là pour le rappeler.

Leur presse (Luc Vinogradoff, Big Browser, 8 avril 2015)

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