[Chambard dans les Chambarans] 8. L’arbre qui cache la forêt

http://juralib.noblogs.org/files/2014/11/03.pngBonjour,
Vous trouverez ci-joint un texte concernant l’époque à laquelle nous vivons qui a rendu possible le projet de construction d’un Center Parcs à Roybon et insignifiante son opposition. Ce texte a été distribué à l’entrée du Festival de l’Avenir au Naturel à l’Albenc.
Merci de faire suivre.

Indymedia Grenoble

 

L’arbre qui cache la forêt

« Ce 19 juillet 1936 [à Barcelone], j’ai vu des choses merveilleuses, comme ces gens en guenilles qui attaquaient une banque et en sortaient des caisses pleines de billets. Ils firent un grand feu et y jetèrent les billets, et personne n’en garda un. Et quand quelqu’un disait : « mais pourquoi brûlez-vous l’argent ? », ils répondaient : « parce que l’argent est notre malédiction. Il nous a fait pauvre. Si nous supprimons l’argent, là sera notre grande richesse. » »

Diego Camacho alias Abel Paz in Diego, un film documentaire de Frédéric Goldbronn

À quarante-cinq ans, George Bowling est représentant d’assurance. Il se sent abattu par une vie familiale et professionnelle plutôt triste et morne durant une période qui laisse présager un avenir assez sombre. Nous sommes en 1939, à la veille de la deuxième guerre mondiale. Après avoir combattu en Espagne et nous en avoir livré son récit dans « Hommage à la Catalogne », George Orwell, durant sa convalescence à Marrakech entre septembre 1938 et mars 1939, écrivit son roman « Un peu d’air frais » dans lequel il nous donne à considérer à quel point le monde avait changé depuis son enfance. À travers son personnage George Bowling, il exprime combien tout a été chamboulé depuis la Grande Guerre. Cherchant à fuir son triste quotidien et à retrouver les endroits et les paysages qui embellissent encore ses souvenirs les plus heureux, George Bowling décide de retourner sur les lieux de son enfance. Là, il découvre et s’aperçoit combien les paysages, mais aussi la société ont changé.

Orwell ne nous emmène pas dans un passé idyllique empreint de nostalgie, il dénonce l’absurdité du présent et nous dépeint aussi son uniformisation, comme par exemple les interminables rangées de maisons jumelées toutes identiques, « la façade en stuc, la barrière vernie, la haie de troènes, la porte d’entrée peinte en vert. Les Lauriers, Les Myrtes, Les Aubépines, Mon Abri, Mon Repos, Belle Vue ». Les milk-bars où tout luit, tout brille avec « des glaces et de l’émail et du chromé partout où vous jetez les yeux » et l’ordinaire de leur nourriture industrielle sans aucun goût « tiré d’un carton ou d’une boîte de conserve, puisé dans un frigidaire, giclant d’un robinet ou sortant d’un tube d’aluminium », sont révélateurs de la nouvelle manière de vivre et de l’atmosphère déprimante qui règne en ces lieux. Orwell nous dévoile combien et pourquoi les temps de son enfance et la vie quotidienne ont été bouleversés par l’urbanisation et l’industrialisation. Il évoque notamment les bois transformés en lotissements, le bourg qui avait « simplement été absorbé » puisque l’usine de gramophone faisait travailler beaucoup de monde, mais aussi les nouveaux cimetières situés à la périphérie des villes et non plus au centre des villes afin de ne « pas souffrir qu’on leur rappelle la mort ». Il évoque aussi l’attitude devant le manque d’argent selon que l’on est issu de la classe moyenne ou celle des petites gens.

Orwell nous dépeint sa société à travers les rencontres que fera George Bowling tout au long de son voyage et à travers les souvenirs de rencontres passés. Il se remémore notamment l’important homme d’affaire qu’il a connu durant la guerre et qui lui proposa plus tard de l’aider à trouver du travail, mais il ne douta à aucun moment « que le même jour il ait mis une vingtaine d’employés à la porte ». Bowling dénonce l’érudit imbibé d’histoire qui « ne voit pas que tout est en train de chavirer ». Il dénonce aussi aussi l’idéologue dogmatique adepte du végétarisme, d’une vie simple, de poésie et de culte de la nature, ayant une haute opinion de lui-même et qui pense que la plupart des gens habitant comme lui la Cité Boisée [Bien avant d’écrire « 1984 » et « La Ferme des animaux », Orwell s’intéressait déjà à la manipulation par le langage. Il avait déjà saisi, au-delà des leurres que constituent les euphémismes, cette manière de masquer ou de détourner la réalité en nommant les choses par le contraire de ce qu’elles sont : la Cité Boisée se situe à l’emplacement même du bois qui fut détruit pour sa construction. Cette vérité déguisée en son contraire est devenue aujourd’hui une pratique habituelle, que la société « Pierre et Vacances » n’hésite pas à adopter.] sont exceptionnels et « bien décidés à enrichir la campagne au lieu de l’avilir (ses propres termes) » [George Orwell écrira en janvier 1946 un article « Les lieux de loisirs » pour le journal Tribune dans lequel il fait la critique de ces lieux de loisirs de l’avenir qui ne sont pas sans ressembler à ce que proposent les Center Parcs sous leur bulle aujourd’hui. Il disait ceci : « [ces futurs « complexes de loisirs »] illustrent assez bien l’idée que l’homme civilisé moderne se fait du plaisir. C’est cette même conception que l’on trouve déjà partiellement traduite dans certains dancings, salles de cinéma, hôtels, restaurants et paquebots de luxe les plus somptueux. Au cours d’une croisière ou dans une Lyons Corner House, on peut ainsi avoir un substantiel avant-goût de ce paradis futur. À l’analyse, ses caractéristiques principales sont les suivantes : 1. On y est jamais seul. – 2. On n’y fait jamais rien par soi-même. – 3. On n’y est jamais en présence de végétation sauvage ou d’objets naturels de quelque espèce que ce soit. – 4. La lumière et la température y sont toujours réglées artificiellement. – 5. La musique y est omniprésente. » Si la musique dont le rôle est, selon Orwell, « d’empêcher toute pensée ou conversation » n’est pas omniprésente sous la bulle des Center Parcs, c’est tout simplement que leur « rivière sauvage » et leurs cris sont assez bruyants pour éviter et couvrir toutes formes possibles de pensées et de conversations. Vous pouvez retrouver cet article dans le volume IV des « Essais, articles, lettres » de George Orwell.].

Notre époque ressemble beaucoup, par certains côtés, à celle décrite par Orwell dans son roman. Nous vivons également une période assez sombre au lendemain dépourvu d’issue et de sens. Cependant, même si l’artificiel continue de plaire, il n’en demeure pas moins, le temps s’étant accéléré depuis, que nous n’avons plus aucun moyen de nous faire une idée de ce qu’une vie sans artifices, sans aides et sans contrôles pourrait être. Les idéologues dogmatiques d’aujourd’hui, écolos progressistes et décroissants à la vie exemplaire, ont ceci en plus : ils sont, contrairement à leurs aïeux d’avant guerre, inondés de marchandises certifiées qui leur permettront d’accéder plus facilement au Graal et de satisfaire, ce qui est bien entendu très paradoxal, une vie encore plus simple, une vie encore plus naturelle. Et si les intellectuels d’aujourd’hui voient que tout est en train de chavirer, c’est certainement qu’ils ont adopté un catastrophisme de bon aloi ; celui qui permettra malgré tout à l’argent (la finance et la marchandise) et à la police (les administrations) de continuer à montrer le chemin et à contrôler le monde. Quant aux petites gens, elles se satisfont aujourd’hui de prêts à la consommation qui leur font penser, comme à la classe moyenne, que le bonheur se trouve dans la marchandise. La consommation de masse et l’industrie du divertissement façonnent la population qui s’identifie de plus en plus à la culture bourgeoise. Cette culture où personne ne crache sur le fric se révèle être au bout du compte une culture dépouillée de substance et sans épaisseur, essentiellement esthétisante et émotionnelle, modelée selon le goût du jour : une culture de pacotille et de pacotilleur.

Les paysages et les lieux témoignent de leur époque et traduisent une réalité sociale. La forêt fut un temps le repère des brigands. Louis Mandrin natif de Saint-Étienne de Saint-Geoirs, aux portes des Chambarans, est un des brigands et des contrebandiers les plus célèbres du pays. Personnage à la fois populaire et légendaire, Mandrin représente à nos yeux un bandit d’honneur malgré tout fort sympathique puisqu’il s’en était pris à quelques magistrats, ces terribles malfaiteurs que la révolution allait peu de temps après s’occuper de balayer. Il fut à la tête d’une bande armée d’une cinquantaine d’hommes qui déclencha une véritable guerre contre les Fermes générales, avec l’assentiment évident d’une population qui voyait dans ces Fermes générales l’injustice qui la frappait. Parmi les raisons qui poussèrent Mandrin à devenir un hors-la-loi, il y eut sans aucun doute ce premier meurtre qu’il commit et pour lequel son effigie fut pendue sur ce qui deviendra plus tard la place Grenette de Grenoble, quelques années avant qu’il soit rompu vif et étranglé sur l’échafaud de Valence. Il n’est pas souvent rappelé dans les biographies de ce talentueux contrebandier pour quelle raison ce meurtre fut commis et encore moins la situation qui entretenait des haines aboutissant quelquefois au meurtre. En ce temps-là, il existait des milices destinées à soutenir l’armée en temps de guerre. Son rôle consistait « surtout (quoique pas uniquement) à la garde des places et des communications ». En temps de paix, « les milices n’étaient que rarement rassemblées, à peine une semaine ou deux par an ». Ces milices étaient constituées d’hommes non mariés ou veufs de seize à quarante ans qui avaient été tirés au sort. Il s’agissait donc, lorsque le hasard vous désignait, d’un service obligatoire. Mais ce tirage au sort qui s’effectuait périodiquement dans chaque regroupement d’une cinquantaine de paroisses ne logeait pas tout le monde à la même enseigne. Une multitude d’exemptions étaient accordées selon des critères variables de métiers et d’importances, et à l’appréciation de l’intendant qui organisait le tirage au sort.

« Le 29 mars 1753, le subdélégué de l’intendant vint à Izeaux pour y procéder au tirage au sort des hommes appelés à servir dans la milice. […] Claude Brissaud, l’ancien associé de Louis Mandrin, vint voir le subdélégué afin d’obtenir que son fils Benoît fût dispensé du tirage, mais cette démarche fut accueillie par une fin de non recevoir. Brissaud favorisa la fuite de son fils qui fut déclaré réfractaire. » Les pouvoirs ont toujours cherché à diviser pour mieux gouverner et à utiliser les uns contre les autres pour faire régner l’ordre. « La terreur de la milice et l’horreur du tirage étaient profondément implantées dans les âmes populaires », et les déserteurs étaient nombreux. Pour empêcher ce flux de déserteurs qui gagnaient les forêts pour s’y cacher afin d’éviter de servir la milice, l’administration ne trouva pas mieux que de proposer à ceux qui avaient été tirés au sort de se libérer de leur service obligatoire en capturant et en ramenant les déserteurs. Ainsi « les tirages donnaient lieu souvent à des scènes de désespoir, de sédition, de rixes. « Chacun d’eux, aux dires de Turgot [qui, avant d’être nommé ministre de la Marine en 1774 puis contrôleur général des finances, avait été lui-même intendant], était le signal … d’une espèce de guerre civile entre paysans, les uns se réfugiaient dans les bois, où les autres allaient les poursuivre à main armée pour enlever les fuyards et se soustraire au sort que les premiers avaient cherché à éviter. » [« Dictionnaire des institutions de la France aux XVIIe et XVIIIe siècles », Marcel Marion, 1923. L’Ancien Régime n’a pas l’exclusivité de ce genre de procédés. Dans les années 80 du siècle dernier, l’administration italienne avait procédé de la sorte pour enrayer le mouvement de lutte armée qui avait secoué l’Italie durant les années qui avaient précédées. La loi de repentis accorde en effet une remise de peine (et peut même annuler une peine), si le « repenti » dénonce un ancien complice ou l’instigateur d’un crime.]

Pierre Roux, un laboureur de Renage avait été tiré au sort le même jour à Izeau. Il décida alors de capturer, avec l’aide d’amis et de frères, le fils Brissaud pour échapper au service obligatoire. Ce dernier qui avait été informé de la menace, demanda de l’aide à Louis Mandrin : « Le 30 mars, les deux groupes, celui de Roux composé de cinq hommes, et celui des Brissaud qui en comptait quatre, dont Louis Mandrin, s’affrontèrent au mas des Serves, à proximité du hameau des Layes, en présence de plusieurs habitants. On se battit au fusil : Joseph Roux fut tué et son frère François, grièvement blessé, put revenir sur son cheval à Beaucroissant, où il mourut quelques jours après. » [« Mandrin » de René Fonvieille, 1975. Cet ouvrage compte en annexes quelques documents d’archives, notamment le procès-verbal des réponses sur la sellette de Benoît Brissaud, co-accusé avec Louis Mandrin, d’assassinat sur la personne de Joseph Roux qui selon ce document habitait Renage ; Renage appartenant alors à Beaucroissant.] C’est donc à la suite de ces deux meurtres que Mandrin partit se cacher, qu’il devint chef de bande et qu’il organisa son périple contre les Fermes qui le mena à l’échafaud en 1755.

Le dérèglement climatique et la disparition grandissante d’espèces sont effectivement des « problèmes majeurs » de notre temps [Franz Broswimmer nous dit dans son ouvrage « Une Brève histoire de l’extinction en masse des espèces » : « La mondialisation de la dégradation de l’environnement et de l’extinction de masse exige une réflexion nouvelle sur les traditions hiérarchiques humaines et les pratiques sociales. Depuis l’apparition de l’agriculture et d’une société de classes, la socialisation (l’humanisation) de la nature a été sujette à de nouvelles règles définies par des luttes pour le surplus de production. Les sociétés industrielles modernes en particulier se distinguent par leurs capacités sans précédent à transformer la nature, y compris celle, unique dans l’histoire, de détruire à l’échelle planétaire les habitats des espèces. »], mais la forêt ne saurait être uniquement un ensemble d’arbres et une simple ressource matérielle qualitative et quantifiable dont le tarissement inquiète les technocrates. Elle ne saurait être non plus un simple puits de carbone utile contre le réchauffement de la planète et un ensemble de « corridors biologiques » comme notre époque semble nous en persuader. Elle nous inspire bien évidemment d’autres choses. « La forêt est toujours liée, en tout cas dans notre inconscient, au passé, occupant dans notre mémoire une place importante, celle qui a besoin d’ancienneté comme d’une dimension indispensable à la conscience. Elle est l’élément qui conserve des morceaux de la vie de jadis, la nôtre ou celle de la société. » [« La forêt dans tous ses états : de la préhistoire à nos jours – actes du colloque de l’Association interuniversitaire de l’Est, Dijon, 16-17 novembre 2001 », Jean-Pierre Chabin, Volume 24 des Actes du colloque de l’Association interuniversitaire de l’Est, Presses Universitaires Franche-Comté, 2005] Un point d’intersection entre l’histoire et la nature. La forêt nous émerveille et nous inquiète en même temps et c’est pourquoi elle prend une place importante dans notre imaginaire. La mythologie, les contes scandinaves et roumains et les histoires légendaires ont nourri l’enfance et certaines croyances à travers les âges. La forêt semble impénétrable, sombre, inquiétante et dangereuse. Elle paraît aussi, malgré les lois qui la gouvernent, être un refuge des êtres de la brume et de la nuit. Un lieu en dehors de toute autorité [L’origine du mot forêt est incertaine, mais il semblerait qu’elle vienne du latin foris, qui signifie : en dehors] : « la forêt joue le rôle d’un espace de liberté, excentré et peu ou mal socialisé, face à un centre qui impose ses lois, ses normes, ses hiérarchies » [« La forêt dans tous ses états »]. Elle est à nos yeux l’endroit où l’on peut se cacher et transgresser les normes sociales, déchaîner les passions et les amours illégitimes. Elle représente l’obstacle, mais aussi un univers qui n’appartient à personne. Autrefois, elle abrita les esprits, les divinités, les faunes, les nymphes, mais aussi les proscrits, les fous, les amants, les promeneurs, les égarés, les ermites et les mystiques, les saints, les lépreux, les brigands, comme nous l’avons vu précédemment et les braconniers ; les haïdoucs, les maquisards et les fugitifs, les inadaptés, les persécutés, les sauvages, les bannis. C’est aussi le monde des lutins et de la femme des bois. Celui des trolls qui « ne supportent ni la vue de l’acier, ni les éclairs, ni la religion, ni les églises ». C’est celui des elfes et des tomtar [Malheureusement les trolls et les tomtar ont été récupérés par l’industrie touristique. Plusieurs régions de Suède ont été dessinées et remodelées afin d’utiliser le monde des contes à des fins mercantiles.]. Celui des fées et des sorcières ; des monstres, des loups et des loups-garous et des griffons. Le monde de la fantaisie et de l’étrange qui nous invitait au rêve et à l’imagination. La forêt imprégnée d’histoire naturelle et culturelle que notre époque dévaste ne peut être seulement un décor, ni même un élément dont les gestionnaires du « sauvetage de la planète » font valoir comme une ressource strictement technique et utilitariste nécessaire à prendre en considération et à protéger en tant que telle ; car si on la considère ainsi, alors elle perdra de sa poésie et de son histoire, la précipitant dans l’abîme nihiliste de la domestication industrielle. Mais allez donc faire comprendre cela à nos contemporain. Robert Harrison dans son ouvrage « Forêts – Essai sur l’imaginaire occidental » nous disait : « à moins que la société des hommes ne perde la mémoire, la fin du XXe siècle apparaîtra un jour comme l’une des périodes les plus critiques de l’histoire, où l’humanité tout entière fut projetée violemment dans un nouveau millénaire totalement divergent. Nous assistons aujourd’hui à des bouleversements d’une ampleur sans précédent dans l’histoire naturelle ou culturelle. Le déracinement général de la nature comme de l’humanité fait de chacun d’entre nous une sorte de réfugié. Nul ne peut dire combien de temps nous resterons des réfugiés sur terre, mais nous savons aujourd’hui, mêmes les plus privilégiés, les mieux protégés d’entre nous, que nous sommes sans domiciles. » Et il continuait ainsi : « ce que nous ignorons, en revanche, c’est notre potentiel de forces salvatrices qui pourraient se dresser un jour contre la vague de nihilisme. Dans l’avenir, on se souviendra peut-être de cette fin de siècle pour l’existence improbable d’une poignée de poètes qui ont offert un asile aux vieux dieux du foyer. Dans la perspective actuelle, rien ne semble plus superflu à la turbulente histoire contemporaine qu’un poète, pourtant rien n’est peut-être plus superflu que notre perspective actuelle. […] Nous savons au moins une chose : à une époque où les dieux sont contraints de fuir la cité de l’homme qui s’écroule, ils ne peuvent trouver refuge qu’auprès des poètes. »

À l’aube de notre opposition à la construction d’une ville de vacances à Roybon, nos arguments paraissaient clairs. Les quelques opposants à Center Parcs s’étaient retrouvés sur certains accords fondamentaux dont les intentions n’étaient pas moins de s’en prendre justement à cette turbulente histoire contemporaine et à ses perspectives superflues. La plupart des opposants officiels environnementalistes et associatifs évoquaient jusqu’ici seulement quelques inquiétudes qu’ils prétendaient, par des mesures de prudence et de prévoyance à observer, pouvoir s’en affranchir en intégrant parfaitement la construction du Center Parcs dans son environnement [Cf. « Aux portes du Paradis » que le lecteur pourra retrouver sur Internet ou le demander par correspondance à l’adresse que vous trouverez en dernière page de ce texte]. Par notre critique, nous réussissions à faire en sorte qu’ils se positionnent contre la construction de cette villes de vacances. La FRAPNA Isère, par la plume de son président Francis Meneu, déclara même que « les dossiers soumis à l’enquête publique ne répond[ai]ent pas à l’ensemble de [leurs] interrogations en matière de prise en compte des enjeux environnementaux », et remit aussi en question le principe même des mesures compensatoires : « il nous semble indispensable d’avoir en tête que quelles que soient la nature et l’ambition des mesures compensatoires envisagées, la destruction d’une zone humide présente un caractère irréversible. Il est impossible de reconstituer de toutes pièces des écosystèmes qui ont mis des centaines voire des milliers d’années à se constituer […] » [Réponse d’enquête publique concernant l’autorisation de défrichement et la demande de permis de construire pour la société SNC Roybon Cottage – Lettre du 4 juin 2010 de Francis Meneu, Président de la FRAPNA Isère, à Eugène Bigotte, Commissaire Enquêteur, que l’on peut consulter à cette adresse]. Il est vrai que nous avions critiqué et signalé publiquement la position inadmissible que monsieur Meneu défendait jusque-là, comme nous l’avions critiquée et signalée également aux différentes associations adhérentes à la FRAPNA Isère et aux FRAPNA Drôme et FRAPNA Rhône. Par ailleurs un article de Fabrice Nicolino dénonçait l’attitude de la FRAPNA se faisant payer 500 euros chaque fois qu’elle participait à une rencontre avec la société Autoroute du Sud de la France à propos de « mesures compensatoires » concernant un projet autoroutier [Dans son article « L’autoroute des présidents » paru le 10 mars 2010 dans Charlie Hebdo, Fabrice Nicolino disait : « « la mesure compensatoire » est une petite merveille qui donne le droit de détruire, comme il existe désormais un droit de polluer ». Et à partir de là, tout devient négociable : « on détruit un marais, une zone humide, un bout de forêt unique ? Pas grave, car on remplace. On fout dehors des chauves-souris menacées partout, mais ASF [Autoroutes du Sud de la France] finance « deux galeries artificielles ». Et paie au passage un magnifique matériel endoscopique à une association pour mieux les observer dans leurs gîtes. Mignon. Comme on bousille une rivière, on met aussitôt au point « un protocole de prélèvement des écrevisses dans la partie du Boussuivre dérivé », bien sûr « élaboré avec des experts ». Plus tard, on élèvera des larves qui seront « séparées des individus ‘parents’ « , avant d’être gentiment déposées dans un autre « morceau » de rivière. Et n’oublions pas que « le marché de recréation de mares vient d’être lancé ». Oui après avoir recouvert des mares naturelles sous le béton, ASF en creusera de nouvelles, ailleurs. »]. Cet article enfonçait le clou, si bien que la FRAPNA Isère se plaignit des « propos régulièrement outranciers de journalistes mal informés (cf. l’article de Fabrice Nicolino dans un récent Charlie Hebdo) ou de quelques opposants (cf. le blog d’un opposant au projet Center Parcs) qui mettent en cause sciemment le travail de négociation ardu et ingrat [qu’elle mène] dans le cadre des mesures compensatoires avec les services préfectoraux et les maîtres d’ouvrage, en [lui] reprochant injustement d’abandonner [son] combat contre ces projets » [« Center Parc et mesures compensatoires »]. Les propos outranciers des quelques opposants à Center Parcs auquel la FRAPNA fait allusion renvoient effectivement aux reproches que nous pouvions faire à monsieur Meneu qui soutenait lors d’une réunion publique à Roybon, le 14 septembre 2009 : « nous, en tant que fédération d’associations de protection de la nature et de l’environnement, nous n’avons jamais au départ voulu dire que nous sommes contre le projet de Center Parcs. Par contre nous avons dit : c’est notre rôle, c’est notre responsabilité de souligner un certain nombre d’inquiétudes […]. » [Il m’a souvent été reproché de faire dire aux citations (hors contexte selon mes détracteurs) le contraire de ce qu’elles étaient censées dire. Le lecteur se fera lui-même une opinion en écoutant l’intervention in extenso de Monsieur Meneu à l’adresse suivante.] Nous manifestions évidemment notre désaccord vis-à-vis de cette opposition environnementaliste complaisante, puisque nous avions décidé de nous opposer, contrairement à ce que défendait monsieur Meneu, à la construction de cette ville ; nous nous trouvions sur des perspectives totalement différentes.

Une opposition à un projet qui cherchera seulement ses justifications dans la réglementation en vigueur et dans les alternatives acceptables [Parmi les alternatives inacceptables pour l’administration, certaines ne sont pas moins critiquables. Stéphane Peron actuellement président de l’association « Pour les Chambaran sans Center Parcs » ne proposait-il pas, à titre personnel, lors de l’enquête publique pour la demande du permis de construire, de « récupérer des terres agricoles, fatiguées par l’intensité des cultures, que l’on pourrait reboiser dans le cas d’un tel projet ? (par exemple dans la plaine de Beaurepaire) Cela éviterait une déforestation massive dans des lieux riches en biodiversité et apporterait de la nature, des bois dans des plaines désertifiées par les céréaliers dont les champs occupent aujourd’hui des surfaces à perte de vue … » Lorsqu’on se déclare « Pour les Chambaran sans Center Parcs », on peut facilement vouloir le projet ailleurs.] par l’administration, ne mettra jamais en question l’organisation économique, et par conséquent sociale et politique qui pourtant mène le monde à sa perte. Lorsque nous soutenions la création d’une association qui devait s’occuper essentiellement de mener une bataille juridique contre le projet, il s’agissait de nous permettre de gagner du temps afin de continuer le combat que nous menions depuis le début. Mais très vite les illusions gagnèrent les esprits : les uns envisageaient de transformer les Chambarans en un parc naturel régional, d’autres se mettaient à la recherche d’espèces protégées, tandis que d’autres encore misaient sur un bon avocat ; tous dans l’espoir de pouvoir arrêter le projet en se référant à la réglementation en vigueur. Il n’était plus question de critique sociale, ni d’agitation visant à remettre en question l’ordre établi, mais plutôt de défense de l’environnement et de convaincre les décideurs. Le monde redevenait comme par enchantement le meilleur des mondes possibles avec une législation et une réglementation qu’il suffisait de suivre et des élus sur lesquels on devait compter. L’opposition devenait présentable et optimiste, la nouvelle association arborant le sourire photogénique de circonstance et de rigueur. Les experts retrouvaient une considération, les politiques des interlocuteurs [Les associations qui dans les conflits se présentent comme des interlocuteurs prêts à négocier avec les pouvoirs publics sont, pour la plupart, totalement dépendantes des subventions qu’elles perçoivent de ces mêmes pouvoirs publics. Il est difficile de mordre la main nourricière. À ce propos, lors d’une réunion de la nouvelle association « Pour les Chambaran sans Center Parcs », il a été rapporté que l’association Espace Nature Isère organisatrice du Festival de l’Avenir au Naturel à L’Albenc avait refusé que cette nouvelle association contre Center Parcs soit présente à la tribune du Festival parce qu’elle craignait ainsi de perdre les subventions que lui alloue le Conseil général. « Pour les Chambaran sans Center Parcs » devait se contenter d’un simple stand.]. Tout redevenait lisse. Les catastrophes, les crises, la misère et la morosité contrôlables et par conséquent le capitalisme démocratique, le meilleur des systèmes possibles ; droites, gauches et écologistes aux rênes de la machinerie politique qui les rend nécessaires.

L’altération de la vie en général, l’insatisfaction et la morosité ambiantes ne sauraient trouver une sortie dans l’abondance de faux besoins et de divertissements ni dans le tourisme. Elles ne sauraient non plus trouver de réponses dans une décision de justice ni dans la rationalisation des comportements humains par l’amende et la répression. Bien au contraire ! Nous ne pouvons comprendre l’effondrement de nos relations et la fluidité de notre temps qui nous échappe, ce qui fait de la consommation et du travail des nécessités, et du territoire un espace divertissant idéalisé, sans faire une critique de la marchandise, du travail et de la société industrielle, et sans remettre la question sociale (et non simplement environnementale ou syndicale) et la poésie au centre de nos préoccupations.

Henri Mora, le 3 septembre 2010

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