« Après un long hiver, le premier jour du printemps est le plus beau jour de l’année. »
Hans Siemsen [Menacé par les nazis, le journaliste socialiste allemand Hans Siemsen s’exila à Paris en 1933. Il fut interné au camp de concentration de Chambaran d’où il s’échappa en juin 1940, au cours de la débâcle de l’armée française devant l’avancée de l’armée d’occupation allemande.], L’Histoire de mon frère, 1935
Lorsque nous nous promenions dans les bois, il n’était pas nécessaire de connaître le nom de chacun des arbres pour apprécier le moment que nous passions à vaguer, selon notre gré, au milieu des fûts. Ce moment chargé d’une sensation et d’une liberté toutes particulières témoigne, bel et bien, que la forêt se révélait l’objet d’émotions, qui contrairement à la marchandise ne suscitaient aucune envie de posséder, d’innover ou d’aménager. Immuable, elle régalait nos esprits et ainsi nous l’imaginions.
Nous l’imaginions avec le vent s’engouffrant dans les feuilles et soulevant de temps à autre le parfum de bruyère et de girolles. Nous l’imaginions avec ses derniers promeneurs commentant, à la douce lumière cuivrée du soleil couchant, leur panier rempli. Nous l’imaginions et nous nous y voyions marcher à l’orée du bois, soulevant du pied les feuilles tombées au sol, notre ombre longiligne s’étendant jusqu’à la clairière avoisinante. Nous imaginions alors son odeur d’humus et ses bogues de châtaignes bâillantes couvrant le sol. Point de ramassage à la pelle, ni de souffleur bruyant, ici les bogues et les feuilles mortes nourrissaient la terre, la flore, la faune et les sylvains. Nous nous retrouvions au bord de l’étang, là où le pêcheur silencieux attendait le coup du soir ; là où, au loin, le bruit de la tronçonneuse s’était éteint, ce qui nous laissait alors entendre un cerf bramer au couchant tandis qu’à l’opposé un chasseur appelait son chien, la sonnaille autour du cou. Nous imaginions, l’inquiétante nuit et sa fraîcheur tombante, les grands arbres s’agiter et bruisser dans l’automne à peine installé…
Loin de toute modernisation perpétuelle et compulsive, obsessionnelle et addictive, le Chambaran n’offrait, jusque là, gracieusement que sa nature et ses paysages. Et en somme, nous l’appréciions pour cela. L’homme souvent intéressé à vouloir tirer profit de tout, n’avait su trouver ici presque aucun avantage. Le paysan dans son patois local qualifiait son terrain, peu propice à la culture, de champ bon à rien, qui aurait donné le nom à cette région. La forêt de Chambaran fût demeuré cette vaste étendue boisée ad vitae eternam, si de soucieuses notabilités n’avaient eu l’obsession de vouloir, à tout prix, valoriser ce territoire, en le transformant en marchandises. Après avoir proposé la construction de 70 éoliennes, puis celle d’un Centre de stockage de déchets ultimes pour y enfouir les ordures de l’ensemble du département et celles des départements voisins, ils souhaiteraient maintenant voir se construire dans le bois des Avenières, près de Roybon, un nouveau Center Parcs. Après l’automne vient l’hiver ; comme la pourriture succède à la maturité.
Henri Mora (correspondance), 15 septembre 2008