La nouvelle « plume » de François Hollande a trempé dans le gangsta-rap
On savait Barack Obama féru de hip-hop. Son homologue français, en revanche, s’était jusqu’ici montré plus réceptif aux bluettes jazzy de Michel Jonasz qu’aux raps outranciers de Jay-Z. Il faut croire que son récent voyage outre-Atlantique l’a, en la matière, dévergondé : François Hollande vient de confier à un spécialiste du gangsta-rap la préparation de ses prochains discours.
L’information était, pour ainsi dire, passée inaperçue. Mardi 4 mars, le Lab d’Europe 1 révèle que le président de la République a fait de Pierre-Yves Bocquet sa nouvelle « plume », en remplacement de Paul Bernard, parti « pour des raisons personnelles » au Conseil d’État. Rien que de très classique, se dit-on de prime abord : le profil de l’heureux nommé semble on ne peut mieux cadrer avec les us et coutumes de la « Hollandie ».
Originaire de Valenciennes, élu UNEF-ID lors de son passage à Sciences-Po Paris, Pierre-Yves Bocquet est un énarque de 40 ans. À l’instar d’Aquilino Morelle, conseiller politique du chef de l’État, sous l’autorité duquel il malaxera la syntaxe présidentielle, cet inspecteur général des affaires sociales a fait ses premières armes politiques sous le mandat de Lionel Jospin, au sein du cabinet d’Élisabeth Guigou, alors ministre de l’emploi.
Depuis l’élection de M. Hollande, le haut fonctionnaire, décrit par ses collaborateurs comme « minutieux et méthodique », occupait un poste de chargé de mission pour la protection sociale à l’Élysée. Sous le pseudonyme de Pierre Evil, il menait, en parallèle, une carrière de journaliste musical, spécialisé dans le rap américain.
À quelques exceptions près, ses collègues ignoraient tout de sa double vie. Dans les couloirs du pouvoir, ses bagues épaisses et brillantes ne laissaient pas d’intriguer. Dans les rédactions des journaux où il officiait, c’est son costard-cravate qui éveillait les imaginations. « Je me souviens d’un homme discret, très propre sur lui, évoque Cyril de Graeve, qui fut son rédacteur en chef pendant quatre ans, au sein du magazine culturel Chronic’art. Il présentait à l’ancienne, petites lunettes et costume sans fantaisie, soit tout le contraire des articles qu’il écrivait dans nos pages. Je ne connaissais pas son vrai nom, il travaillait pour nous bénévolement, de façon sporadique. »
Frédéric Mion, directeur de l’Institut d’études politiques de Paris, fut son camarade à l’ENA, au début des années 1990. Il insiste, lui aussi, sur la singularité de M. Bocquet : « Pierre-Yves était le plus jeune de la promo, il s’habillait dans un style assez relâché, jean et baskets Puma. Il avait des références très décalées par rapport à la majorité des élèves. Lors du choix du nom de notre promotion, il a proposé Guy Debord. Malgré son discours flamboyant, il a reçu peu de voix. »
UN STYLE « HARDCORE »
Une ironie pour le moins grinçante veut que le français use du terme « nègre » pour désigner celui ou celle qui écrit dans l’ombre d’une personnalité publique. Ce mot, insultant dans sa forme anglaise de « nigger », Pierre Evil a montré comment les rappeurs noirs-américains se le sont réappropriés, pour en faire une arme politique. Avec érudition, il en a retracé l’histoire et la polysémie, dans ses chroniques de disques pour la presse, dans un documentaire pour Arte (Black Music – Des chaînes de fer aux chaînes en or, avec Marc-Aurèle Vecchione, 2008) et dans deux livres fouillés (Gangsta-rap, Flammarion, 2005, aujourd’hui épuisé, et Detroit Sampler, Ollendorff et Desseins, à paraître).
« Selon moi, Pierre Evil fait partie des trois meilleurs critiques français de rap », estime le journaliste et musicien Fred Hanak, qui l’a côtoyé à Chronic’art. Fasciné par ce confrère « aussi secret que Batman, Banksy ou Kissinger », qu’il n’a jamais rencontré de visu, Fred Hanak en loue le style « hardcore » et subjectif, mâtiné d’une « approche politique et sociologique à la Bourdieu ».
« Contrairement aux branchés de Libération ou des Inrockuptibles, poursuit le journaliste, Evil sait de quoi il parle, prend le temps de comprendre les paroles, ne fait jamais d’erreur, mêle les références avec maestria, ne caresse pas dans le sens du poil. Il fut l’un des premiers à défoncer l’idole en vogue Kanye West, qu’il avait comparé à un »Coldplay de cour de récré ». Son talon d’Achille : il connaît très bien le rap américain, les formations très politisées de la côte ouest notamment, comme The Coup, mais se désintéresse totalement du rap français. C’est un peu le Jacques Chirac de la critique rap : vieille école, excellent en politique extérieure, déplorable en politique intérieure. »
Retranché derrière son « devoir de réserve », M. Bocquet refuse de s’exposer dans les médias. Il tient néanmoins à faire savoir qu’il « met entre parenthèses ses activités d’écriture à titre privé », et qu’il s’interdit toute « expression personnelle et politique au nom du président ». « La seule personne qui écrit les discours de François Hollande, c’est François Hollande, mon rôle sera seulement de les préparer », dit-il d’une voix aiguë, qui ne laisse rien transparaître de la verve d’Evil, ni de sa passion pour le groupe de hip-hop Dead Prez – ainsi nommé en référence aux « présidents morts » qui ornent les billets de banque américains.
Publié par un autre faux journaliste et vrai fonctionnaire (Aureliano Tonet, LeMonde.fr, 10 mars 2014)