Affaire Tarnac : un policier anglais avait pour mission de surveiller Julien Coupat
Son ombre planait sur l’affaire de Tarnac (Corrèze). Désormais, grâce à plusieurs documents judiciaires anglais obtenus par Le Monde, la volonté d’infiltration du sulfureux espion anglais Mark Kennedy auprès de Julien Coupat, considéré par les services de renseignements comme le leader du groupe issus de la « mouvance anarcho-autonome », est une certitude. Et son rôle de pourvoyeur d’informations pour les policiers français est attesté. Le 24 août 2008, le « rapport de suivi » de l’UCO 133 (undercover officer, « officier infiltré »), signé par son responsable hiérarchique, est ainsi mis à jour, « pour ajouter Julien Coupat aux personnes autorisées pour une infiltration spécifique par l’UCO ».
Dix personnes sont mises en examen, depuis novembre 2008, pour « association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte terroriste » dans le dossier de Tarnac. Il leur est notamment reproché le sabotage de lignes TGV.
Le scandale qui a suivi la révélation des méthodes du policier anglais et de son service – provocations à la commission de délits, relations sexuelles avec les militantes, mensonges – n’en finit pas de provoquer des soubresauts judiciaires au Royaume-Uni. Les documents témoignant du rôle de M. Kennedy dans l’affaire de Tarnac sont issus de l’une des procédures en cours à Londres. Les services du procureur ont autorisé la déclassification des rapports d’activité de Mark Kennedy de juin à août 2008.
TRADITION ANCIENNE
Or, cet été 2008 est un moment-clé du dossier Tarnac. Une enquête préliminaire a été ouverte en avril à la suite d’informations fournies par les Renseignements généraux (RG), mais elle est au point mort. La sous-direction antiterroriste de la police judiciaire (SDAT), chargée des investigations, a manifestement d’autres chats à fouetter.
Quelles sont les sources des RG, qui ont servi à justifier l’ouverture d’une enquête judiciaire ? Les surveillances physiques et les écoutes téléphoniques mises en place depuis fin 2007, mais également les services anglais, qui fournissent de précieux renseignements sur les réunions et manifestations qui ont lieu dans toute l’Europe, souvent autour des sommets internationaux (OTAN, G8, G20).
Au cœur de ces informations, le NPOIU, National Public Order Intelligence Unit, un service créé en 1999 à Londres pour lutter contre l’« extrémisme intérieur ». Mouvements anarchistes, marxistes, écologistes, de défense des droits des animaux : le but du NPOIU est d’infiltrer des officiers de police dans les mouvances protestataires, pour plusieurs années.
Au Royaume-Uni, la tradition d’infiltration des policiers hors de tout cadre judiciaire est ancienne. Comme l’expliquent les journalistes du Guardian Paul Lewis et Rob Evans dans leur ouvrage Undercover : The True Story of Britain’s Secret Police (non traduit, Faber and Faber, 2013), depuis la fin des années 1960, entre 100 et 150 policiers ont été infiltrés pour cinq ou six ans, parfois plus. Certains ont développé des relations intimes avec des militantes, ont même fait des enfants, avant de disparaître à la fin de leur mission.
MÉTHODE ASSUMÉE
Dans certains cas, ils ont joué un rôle non négligeable dans les actions de « subversion » qu’ils étaient censés combattre. En 2007, sur les trois représentants envoyés par les altermondialistes anglais à Varsovie pour préparer un « contre-sommet » du G8, deux sont des policiers, dont Mark Kennedy.
La méthode est assumée, comme en témoigne la feuille de route de l’UCO 133. Le policier est « autorisé à participer à des délits mineurs, à des dégradations mineures, à des blocages et à des intrusions. C’est ce statut qui permet aux officiers de “grimper les échelons” chez les militants et d’atteindre la situation de confiance qui leur permet d’avoir accès à des renseignements préventifs particulièrement pertinents ».
En France, de telles pratiques sont illégales pour un service de renseignement sur le territoire national. Cela n’a pas empêché les RG de tenter le coup, dans les années 1970. L’expérience a été abandonnée au début des années 1980. Trop risquée, trop chère. Mais un renseignement venu d’un service étranger reste un renseignement, et on n’est pas obligé de poser trop de questions. « Le NPOIU nous a dit : “On a une source à l’intérieur de la mouvance.” On était destinataires de tout ce qui se disait », confirme un haut responsable des RG de l’époque.
LA DCRI COMME FRAPPÉE D’AMNÉSIE
Les documents témoignent qu’un pas est franchi à l’approche de la création de la DCRI, puis lorsque le service naît, le 1er juillet 2008. L’espion anglais n’est plus un observateur passif des « anarcho-autonomes ». Sa hiérarchie lui demande de s’impliquer activement dans leur surveillance, y compris en France. Dès le 4 juin, Mark Kennedy affirme, dans ses carnets manuscrits, qu’il a « reçu de brèves instructions à propos d’un contact avec (…) Julien et Gabby ». Dix jours plus tard, son agent traitant écrit que leur responsable hiérarchique a réclamé une surveillance sur la visite d’un militant américain chez « Julien, à sa ferme », à Tarnac. Puis, à la fin de l’été, l’« infiltration spécifique » est demandée.
La toute jeune DCRI, sous pression pour bâtir son dossier, a-t-elle demandé un coup de main aux Anglais ? Interrogés, les responsables de l’époque semblent frappés d’amnésie. Il faut dire que, pour eux, il n’y a pas de bonne réponse : soit un agent étranger a opéré au nez et à la barbe de la DCRI, censée surveiller de près Julien Coupat et ses amis ; soit la DCRI a demandé aux services anglais de mener une opération parfaitement illégale sur le sol français.
Ils n’ont probablement pas d’inquiétude à avoir. Là où, au Royaume-Uni et en Allemagne, l’affaire du NPOIU a déclenché procédures judiciaires et enquêtes parlementaires, elle ne provoque qu’une indifférence polie en France. La juge d’instruction a refusé, en octobre 2013, les demandes d’actes supplémentaires. Contacté, M. Kennedy, qui poursuit sa carrière de consultant aux États-Unis, renvoie aux autorités policières anglaises et françaises. Lors d’une audition devant le Parlement britannique, le 5 février 2013, il s’était félicité d’avoir approché « des personnes qui envisageaient de saboter des centrales électriques (…), le réseau ferré, et qui ont eu un certain succès dans ce domaine en France ».
Leur presse (Laurent Borredon, LeMonde.fr, 12 mars 2014)
Undercover police and policing
How the scandal of Scotland Yard’s secret spy unit emerged
For years, police have been trying to contain stories culminating in the revelation that Stephen Lawrence’s family were spied on
It was a commander called Conrad Dixon who first had the ingenious idea of creating a top-secret unit of police spies to monitor enemies of the state. It was 1968, and Downing Street was alarmed at the anti-Vietnam protests sweeping London. « Give me £1m and 10 men, » Dixon told his bosses at Scotland Yard. « And I can deal with the problem for you. »
He could not have known that his special demonstration squad would continue throughout his life and beyond, growing into a kind of « black ops » unit in which undercover police would spend years living among anyone that Scotland Yard deemed trouble-makers.
Neither could the commander have predicted that decades later, « the problem », as defined by senior Metropolitan police, would come to include a grieving family searching for justice.
On Thursday, presented with a shocking report by Mark Ellison QC that confirmed the Metropolitan police had placed one of its spies close to the family of Stephen Lawrence, Theresa May took a decision that has been brewing for years. Her announcement of a judge-led public inquiry into undercover policing is a disaster for the Met.
Since 2011, police have been desperately trying to contain a scandal that spans five decades and has laid bare stories of women who had relationships with men who didn’t exist, and dead children whose identities were resurrected by undercover police in search of a cover story.
There are dozens, possibly hundreds of political campaigners who may have been convicted as a result of dubious undercover operations, which may turn out to have involved miscarriages of justice.
Perhaps the most remarkable aspect of the whole saga is that it took so long for the truth to come out. Then again, the British establishment doesn’t give up its secrets easily.
The trail of dominoes that led to the prime minister, David Cameron, expressing his « profound shock », and yet another inquiry into suspected injustice perpetrated by the police, can be traced back to a chance discovery of a passport in a van in Italy, in July 2010.
The details in the passport were of a man called Mark Kennedy, a police officer who infiltrated environmental campaigners before using his state-issued false identity to continue spying on them for private corporations.
The passport was discovered in a glove compartment by Kennedy’s then girlfriend. The picture staring back at her was familiar enough – the pair had been together for six years – but the biographical details were not those of her boyfriend, a man she thought was called Mark Stone.
Detective work by Kennedy’s activist friends established he was a police mole and they confronted him.
When the Crown Prosecution Service realised the secret was out, a trial of six protesters accused of breaking into Ratcliffe-on-Soar power station, an act of civil disobedience Kennedy had helped concoct, was hastily abandoned.
They had no choice: a trial risked revealing the truth. Convictions of protesters in an associated trial were later overturned, in the first of what could be a cascade of miscarriages of justice.
But the morning the trial was abandoned, in January 2011, and what followed were the first of what would be hundreds of stories about undercover policing, which would eventually culminate in a book.
We detailed Kennedy’s seven years of deception living a double life among protesters, his admission that other police spies were living among activists and his belief that « what has happened is really wrong ».
Days later, as we prepared to publish details of three other undercover officers – Lynn Watson, Marco Jacobs and Jim Sutton – a delegation of the most senior police in the country appeared at the Guardian office to dissuade us from jumping to conclusions.
Their message: Kennedy was a bad apple. His operation had gone awry. Our reporting risked endangering the lives of undercover operatives. We should leave it at that.
It was a line reminiscent of the « one rogue reporter » excuse given by Rupert Murdoch’s News International when it was accused of industrial-scale phone hacking. We didn’t believe it and we decided to press on with the investigation.
In the three years since the Guardian started investigating, the Met police have obfuscated and blocked at every turn. Time and again, we were told it would be inappropriate for Scotland Yard to give us any assistance, even on deep background.
The spin, repeated against on Thursday, has been that we have been probing « historical » problems with a wayward unit, regardless of the fact that most of the undercover spies we have identified were deployed in the past 15 years. The National Public Order Intelligence Unit – Kennedy’s squad, and the successor to the SDS – is still up and running doing much of the same work today.
Whether it was the story of Bob Lambert, the SDS officer who secretly had a son with a woman he was spying on before disappearing from her life, or the revelation that police spent decades adopting the identities of dead children, the answer was always the same.
The truth was stitched together from the occasional leak of a document that had not been destroyed, or information supplied by confidential police sources. Every time there was a significant new disclosure, the government, prosecutors or police responded by announcing yet another small-scale inquiry – always behind closed doors.
The judge-led public inquiry announced on Thursday will be the 16th since the Kennedy story broke. But, crucially, it will be the first to be held in public and the only prospect of some form of accountability for past injustices.
No one has done more to bring the public inquiry about than Peter Francis, a police officer who spent four years deployed among anti-racist groups in the mid-1990s. He had long been our confidential source until, in June last year, he decided to abandon his anonymity to speak publicly about the SDS, and the secret operation to spy on and discredit the family of Stephen Lawrence.
Francis had received threatening calls warning him of the consequences. « You know they’ll come after me, » he told us, shortly before filming a documentary for Channel 4 Dispatches. « They will do everything they can to discredit me. »
Within days, two of his former commanding officers were on Channel 4 News seeking to to undermine his claims. The Daily Mail soon followed suit, with a double-page spread questioning the reliability of a man they labelled « a very troubled cop ».
For Francis, the most threatening message came from the very man tasked with running the police’s official inquiry into the long-running scandal, Operation Herne.
Mick Creedon, chief constable of Derbyshire constabulary, tried to force Channel 4 to hand over journalistic material. The letter contained what was in effect a veiled threat: Francis was facing a possible prosecution under the Official Secrets Act.
At the time, Francis was refusing to co-operate with Creedon, believing an investigation led by a chief constable could never by fully impartial.
A cursory look at Creedon’s interim report is enough to confirm that Francis was correct. Creedon had a staff of 30 investigators and a budget of at least £2.8m and only managed to produce a report that was in effect discredited by the home secretary.
It is a whitewash, another historical exhibit explaining why police cannot be trusted to investigate themselves.
Of course, none of that really matters now. An independent figure will explore the history of undercover policing. Those who formed long-term sexual relations with women may face prosecution for misconduct in public office. And Francis will not be prosecuted under for speaking the truth, but will be invited to give evidence under oath. This time, perhaps, the truth will come out.
Leur presse (Paul Lewis, TheGuardian.com, 6 mars 2014)