Outrages à policier : abus de procédure en série
Depuis 2006, les dépenses liées à la protection juridique accordée aux policiers ont augmenté de plus de 50 %. « Un rapport de l’IGA ne s’impose pas au ministre », balaie Manuel Valls.
Alors que des gardiens de la paix ont manifesté mercredi contre le manque de moyens et d’effectifs, un rapport de l’inspection générale de l’administration (IGA) pointe des abus en matière de procédure pour outrage et rébellion. Selon ce document, remis en octobre 2013 au ministre de l’intérieur, les dépenses liées à la protection juridique accordée aux policiers victimes d’outrages, de rébellions ou de violences ont augmenté de plus de 50 % depuis 2006, passant de 8,7 millions d’euros à 13,2 millions d’euros en 2012. Des montants « près de 30 fois supérieurs dans la police par rapport à la gendarmerie pour des effectifs comparables », s’étonne l’IGA.
Depuis une dizaine d’années, avocats, magistrats et associations de défense des droits de l’homme s’inquiètent de l’utilisation de plus en plus fréquente des procédures d’outrage et de rébellion, qui peuvent entraîner jusqu’à six mois de prison, notamment dans les affaires où la police est mise en cause. D’après une étude du ministère de la justice datant de 2011, les condamnations pour « outrages, rébellion et autres atteintes à l’ordre administratif et judiciaire » ont augmenté de 74 % en vingt ans, passant de 15’090 en 1990 à 26’299 en 2009. Le constat n’est donc pas nouveau, mais c’est la première fois qu’est pointé son coût pour l’État.
Selon la loi française, « la collectivité publique est tenue de protéger les fonctionnaires contre les menaces, violences, voies de fait, injures, diffamations ou outrages dont ils sont victimes à l’occasion de leurs fonctions et de réparer, le cas échéant, le préjudice qui en a résulté ». L’administration peut alors prendre en charge les frais d’avocat du fonctionnaire victime. Pour les outrages, qui représenteraient environ un tiers des cas de protection accordée aux policiers, cela coûte en moyenne 1000 euros à l’administration. Côté dommages et intérêts, le policier insulté percevra « 300 à 700 € ».
Une « manne financière » qui constitue pour certains policiers « une rémunération accessoire supplémentaire », dénonce l’IGA. L’inspection pointe l’existence d’« habitués » de ces démarches chez le juge. « Certains policiers, certes peu nombreux, se sont même fait une spécialité de ce type d’intervention au point que les juges les aient repérés et aient substantiellement réduit les dommages et intérêts accordés », indique l’IGA, citant le cas d’un fonctionnaire « victime » à 28 reprises en 2012. Ces abus ne concernent cependant qu’une minorité : « moins de 150 noms, soit 0,14 % des effectifs environ, ont ouvert plus de 5 dossiers depuis 2009 ».
L’origine de ces dérives ? L’absence de contrôle des chefs de service, pourtant censés inscrire leur avis sur le dossier de demande de protection fonctionnelle du fonctionnaire victime. « Lors de la mission, il a été constaté l’absence quasi générale de cet avis, indique l’IGA. Lorsqu’il existe, c’est toujours « avis favorable » ou « avis conforme ». » D’où la multiplication des abus.
« Faut-il assurer la PF d’un policier qui va contrôler l’identité d’un SDF, apparemment alcoolisé, qui stationne sur la voie publique sans autre comportement répréhensible, et qui réagit en prononçant des injures ? », demande par exemple l’IGA. Qui constate que « seule la direction générale de la gendarmerie nationale semble encadrer effectivement cette politique en ce qui la concerne ».
Le système profite également à certains avocats « qui se sont spécialisés dans ces seuls dossiers de défense de policiers outragés ou injuriés ». « À Paris, cinq cabinets d’avocats, choisis au fil du temps, sans aucune mise en concurrence, se partagent « un marché » d’environ 2,5 M€ annuels, qui leur garantit un revenu d’environ 40’000 € par mois et par cabinet », souligne le rapport. Et « dans certaines circonscriptions de police en province, le nombre de dossiers de protection fonctionnelle pour outrage est d’autant plus élevé qu’un avocat en est spécialiste, fait sa propre publicité y compris dans les commissariats ».
En matière de protection fonctionnelle, chaque secrétariat général pour l’administration de la police (Sgap) mène sa propre politique. Celui de Marseille, qui arrive en tête avec une moyenne de 124 euros de dépense annuelle par agent (contre 111 euros à Paris et 66 euros à Lille), semble avoir décidé de réduire les frais. « Depuis quelques mois, le Sgap de Marseille a mis en place une convention d’honoraires avec un forfait à 600 euros pour les dossiers d’outrages et 800 euros pour les rébellions, quel que soit le nombre de fonctionnaires défendus », indique Me Myriam Greco, une ex-inspectrice de police spécialisée dans la défense des policiers. Qui rappelle que ce sont les parquets et non les policiers qui « ont l’opportunité des poursuites ».
Le rapport a fait bondir les syndicats de police. « On sait bien qu’il existe quelques rares fonctionnaires qui abusent du système et que certains chefs de service n’effectuent pas de modération, mais c’est marginal, souligne Michel-Antoine Thiers, secrétaire national du syndicat des cadres de la sécurité intérieure (SCSI). S’en servir pour remettre en cause la protection fonctionnelle en cas d’outrage, comme le fait l’IGA, est malhonnête. La plupart des fonctionnaires se contentent de mentionner les outrages dans leurs PV d’intervention, sans déposer plainte, sinon on passerait son temps au tribunal. »
Stopper ces « dérives » « nécessite un engagement politique et de la hiérarchie qui heurtera sans doute, dans un premier temps, tous ceux qui profitent aujourd’hui de cette manne financière », prédit l’IGA. Elle ne croit pas si bien dire.
Samedi 18 janvier, lors d’une visite au commissariat du Kremlin-Bicêtre, Manuel Valls s’est empressé d’enterrer les recommandations du rapport face à des syndicalistes d’Unité SGP Police buvant du petit lait. « Je ne le fustige pas publiquement, je suis obligé de quand même respecter les procédures de l’IGA », indique le ministre, filmé par des syndicalistes. « S’il y a des abus, il peut y en avoir même dans la police, il faut les corriger », a-t-il remarqué avant de marteler : « L’idée de baisser la garde, que l’on banaliserait les insultes à l’égard des policiers, que ceux-ci ne pourraient plus porter plainte, c’est non. » Et de conclure : « Un rapport de l’IGA ne s’impose pas au ministre. »
Leur presse (Louise Fessard, Mediapart, 23 janvier 2014)