[Chronique de Youv derrière les barreaux] « Il n’existait pas encore les corrompus de la BAC, les nombreuses bavures des képis de la POLICE ont commencé à nous donner une conscience politique qu’on exprimait en les caillassant »

http://juralib.noblogs.org/files/2012/09/0513.jpg[19 octobre 2012]
Rembobine

Rembobine 1984, j’atterris dans la banlieue ouest Mantes-la-Jolie, Val-Fourré. Je ne sais pas pourquoi je suis là, c’était la terre promise de mes parents, c’est ce qui nous était destiné. Pourtant moi je n’ai rien demandé, trois ans plus tôt je quittais mon village natal du fin fond de la Mauritanie. Mais bizarrement, aucun dépaysement dans ma nouvelle cité, on se croirait au bled mais en France. On avait tous la même histoire, on partait tous d’un endroit différent mais cette banlieue sale nous a attirés comme un aimant.

Haut comme trois pommes, je n’ai pas choisi mes amis, la rue me les a offerts, me les a imposés. HOSTY, Hassan « Allah irahmou ». Rnich, Khalid, Abdellah, Karim, Malika, Nadia, Leila voilà les premiers visages que je me suis mangés en pleine figure.

Mon quartier du Val-Fourré s’appelle « LES ÉCRIVAINS », c’est peut-être un signe mais à l’époque j’en étais loin, j’avais même du mal à réciter l’alphabet correctement. En ce temps-là, « LES ÉCRIVAINS » étaient coupés par secteur, par bâtiment, par rue, tous ceux qui étaient au-delà de ma rue, on les considérait comme étrangers. Du coup chaque bloc, chaque bâtiment avait son groupe, son équipe de « zoulous ».

À 7 ans, au temps de HIP-HOP de Sydney sur TF1 et de RADIO NOVA, nos parents ont vu qu’on embrassait une nouvelle culture, une nouvelle tendance. Ils nous ont inscrits à l’école arabe tous en même temps pour qu’on garde un minimum de valeurs et qu’on n’oublie pas notre religion. Sans savoir qu’on y formerait et rencontrerait des coéquipiers d’une vie, sans s’en rendre compte, on venait de sauter les lignes de nos rues et élargir le cercle. C’est à cette époque que « les GRAGS » voyaient le jour. En majorité le groupe était formé de mecs issus des Écrivains mais on pouvait y trouver des membres d’autres quartiers du Val-Fourré. Tous ceux qui se sentaient concernés et se reconnaissaient dans ce mot qui à la base était péjoratif (GRAGS = CRADOS) en référence aux taudis H.L.M. dans lesquels on vivait. Ce nom nous rappelait les gangs d’Amérique latine, ça faisait stylé et on l’a gardé.

On s’est cassé le dos au break, HIP-HOP dans les cages d’escalier. On breakait face au miroir de l’ascenseur qui puait la pisse. Engrenés par les anciens TED, DEK, des STK, dont certains membres des STK ont plus tard formé le groupe d’EXPRESSION DIREKT, tu en as sûrement entendu parler. À cette époque, on faisait le tour des quartiers du Val-Fourré, cinq par cinq pour affronter en tête-à-tête, à la loyale d’autres gremlins, inconcevable en 2012. Bouclier en carton, c’était pas la guerre des boutons mais la guerre des marrons. On assistait à des lapidations phénoménales organisées en plein milieu du quartier. Les règles du jeu c’est justement qu’il n’y en avait aucune. Malheur à toi, si tu n’avais plus de munitions, à la fin même ton coéquipier finissait par t’arroser, ça devenait du chacun pour sa peau. On poursuivait par des chasses à l’homme dans les caves, on se cachait mieux que des rats entre les tuyaux d’évacuation d’eau. À cinquante dans les blocs, l’argent n’avait pas encore terni la sincérité de nos actes.

Les années collège, on y allait en touristes, en pleine cour de récréation, on voyait des daronnes traverser avec leurs paniers de courses pour rentrer ou sortir du marché. C’est tout simplement hallucinant, elles prenaient pour raccourci la récré. Il n’existait pas encore les corrompus de la BAC, les nombreuses bavures des képis de la POLICE ont commencé à nous donner une conscience politique qu’on exprimait en les caillassant.

Je passe mon permis de conduire au volant d’une voiture volée. L’avantage c’est que les heures de conduite n’étaient pas taxées par l’État. Je ne savais pas pourquoi j’avais grandi là, mais tant pis j’étais là, c’était notre destinée. On a écrit notre histoire sur chaque brique de ciment, on a gravé notre nom sur le bitume. R.I.P. à nos disparus.

Comment savoir où tu vas si tu ne sais pas d’où tu viens.

[La Chronique de Youv derrière les barreaux est disponible en téléchargement gratuit sur le site des Éditions Antisociales. Elle est à suivre sur le compte Facebook dédié.]

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