[Révolution mondiale] Le peuple du Soudan veut la chute du système

Le Soudan tenté à son tour par un « printemps arabe »

Depuis trois semaines, des manifestations contre la corruption et la hausse des prix donnent à Khartoum et à plusieurs autres villes du pays, une atmosphère de révolte d’une rare lourdeur dans un pesant silence. Malgré une forte répression, les activistes continuent à se mobiliser et les partis d’opposition disent avoir un plan précis pour faire tomber le gouvernement. Vœu pieux ou changement de régime pour une opposition au point mort depuis des décennies ?

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Manifestation contre le pouvoir en place au Soudan, le 29 juin 2013. Sur la banderole, il est écrit en arabe : « Nous voulons la chute du régime ».

Khartoum : premiers jours du ramadan. Après trois semaines de manifestations d’une rare intensité, le calme revient à peine. Depuis fin juin, à Khartoum et dans plusieurs autres villes telles Medani, Gedaref, Kosti, Nyala, Sennar et Dolga, les contestataires multipliaient des marches pacifiques, immanquablement réprimées par les autorités. Nettement moins médiatisée que celle du Caire, cette période de manifestations est malgré tout la plus importante pour le Soudan depuis des années. Plus de 1000 personnes auraient été détenues et l’on compte des centaines de blessés.

Le 30 juin marquait le 24e anniversaire du coup d’Etat par lequel Omar el-Béchir prit le pouvoir en 1989. Dans la capitale, plusieurs centaines de personnes manifestaient à la gare routière de Sherouani, à l’université de Khartoum et dans le district d’Al-Sajjana. La police a répondu avec ses méthodes habituelles : passages à tabac, arrestations et usage de gaz lacrymogène.

À Al-Sajjana, un meeting de partis d’opposition était empêché par la police et les Services de renseignement et de sécurité (NISS). Le soir, d’autres tentatives de manifestations ont avorté, comme dans la rue Al-Hurria (rue de la Liberté en arabe) et dans le district d’Abu Hamama, au sud de la capitale.

Violence policière

À Dolga (district de Jazira), plusieurs témoins déplorent une violence policière particulièrement forte. Selon Mohammed Hassan Ali (dit « Bushi »), un jeune activiste connu pour avoir pris à partie en 2011 le conseiller du président et ancien chef des NISS, Nafie Ali Nafie, lors d’un discours à l’université de Khartoum, « ils ont pénétré armés chez des gens et ont lancé des bombes lacrymogènes par les fenêtres de maisons où se trouvaient des familles. Des personnes âgées ont été violentées dans la rue ».

« Avant le 30 juin, les NISS ont procédé à de nombreuses arrestations afin d’enrayer toute possibilité de mobilisation massive. En deux ou trois jours, au moins 21 amis ont été arrêtés au saut du lit, vers 2 heures du matin », témoigne Bushi qui, arrêté et torturé plusieurs fois par le passé, garde des séquelles aux jambes et au dos. « Ils m’attendaient aussi devant chez moi, je les ai évités de justesse. » Les personnes arrêtées par les NISS sont en général détenues dans des « prisons fantômes », et leurs proches n’ont aucun droit de demander de leurs nouvelles.

Pourquoi l’hiver dure-t-il au Soudan ?

Si plusieurs pays arabes ont réussi à obtenir leur « printemps », l’hiver se prolonge au Soudan. L’une des raisons, comme on l’a vu ces derniers jours, est le peu de marge de manœuvre dont disposent la société civile et l’opposition politique. « Tout l’appareil d’État, cimenté depuis 24 ans, est voué à entretenir la répression et le statu quo », analyse Faisal Saleh, journaliste et fondateur de l’ONG Teeba Press. « À travers le gouvernement, la police, l’armée et le secteur public, le régime a un contrôle total sur la population ». Le 2 juillet, un amendement est passé qui autorise la cour militaire à juger des civils, ce qui est contraire au droit international.

La censure des médias fait qu’aucun journal n’a pu couvrir les révoltes. Début juillet, à Khartoum, sur une quinzaine d’étrangers interrogés dont certains arabophones œuvrant dans les domaines de la sécurité et de l’aide humanitaire, aucun n’avait eu vent des troubles des semaines précédentes.

La société civile est, du reste, fortement affaiblie par la fuite des cerveaux. « La plupart des intellectuels sont partis en Europe, aux États-Unis et dans le Golfe », regrette le journaliste Osman Shinger. « Les activistes d’aujourd’hui sont surtout des étudiants de la classe moyenne confortable qui, bien que férus de nouvelles technologies, ne voient pas que la ‘révolution Facebook’ de leurs voisins n’est pas adaptable au Soudan ». Un point de vue que partage Saleh : « Les jeunes activistes peinent à mobiliser les masses : ils oublient que la plupart de leurs compatriotes sont illettrés et n’ont pas accès à Internet ».

La paix sociale par-dessus tout

Le 30 juin, la diaspora soudanaise manifestait en France, en Angleterre, en Australie et aux États-Unis. Un membre de Girifna, l’un des principaux mouvements de jeunes, affirme que l’association, au même titre que beaucoup d’autres, reçoit des fonds de Soudanais expatriés. Mais, selon Faisal Saleh, « le soutien extérieur, même financier, n’est qu’accessoire : le changement ne peut venir que de l’intérieur du pays ».

Un analyste souhaitant garder l’anonymat met cependant en cause la mentalité du peuple soudanais, « qui privilégie la paix sociale par-dessus tout. Quand le prix du pain et du pétrole ont augmenté drastiquement en 2011, avec une inflation qui dépassait les 40%, quasiment personne n’a bougé. En Égypte, pour moins que ça, on aurait eu un tollé général ».

En outre, la flambée des prix due à la grave crise économique qui frappe le pays depuis l’indépendance du Soudan du Sud en 2011 et la perte des trois-quarts des revenus pétroliers, signifie que « la priorité de la plupart des Soudanais est de nourrir leur famille au jour le jour », rappelle l’économiste Mohamed Ibrahim Abdu.

Un régime aux abois

Parallèlement, le Congrès national (PCN), le parti au pouvoir, fait face à d’importants troubles internes. « Depuis deux ans, ce parti est le plus faible du pays, avec des tensions entre les éléphants et les jeunes qui souhaitent prendre le relais », explique Faisal Saleh. « Le président s’entoure d’une cour restreinte d’officiers qui, avec les NISS, tiennent les rênes du pouvoir. Mais les troubles du parti présagent un avenir politique hasardeux ». Au rassemblement de l’achoura ce 21 juin, le président a reporté à l’année prochaine la Conférence générale du parti lors de laquelle doit être élu son successeur. Lorsque Ghazi Salaheddine, un haut membre du PCN avait clamé en avril que le président, dont l’état de santé est fragile, ne pouvait prétendre à un autre mandat, il avait été rapidement évincé.

À cela, s’ajoute une inquiétante montée des tensions au sein de l’armée, entre un cercle de haut-gradés fidèles à el-Béchir et des officiers, majoritairement des Frères musulmans, qui s’opposent de plus en plus à leur hiérarchie. Reflétant les dissensions politiques dans le PCN, les officiers les plus radicaux reprochent notamment à el-Béchir d’avoir renié les idéaux au nom desquels il a pris le pouvoir.

Fin 2012, un complot visant à perpétrer un coup d’État a été déjoué par les NISS. Douze officiers de renom (principalement de la mouvance fondamentaliste), identifiés comme les têtes pensantes, ont pourtant bénéficié en mai d’une surprenante grâce présidentielle. Barud Sandal, un analyste et avocat ayant notamment participé à des efforts de médiation au Darfour, souligne : « Les officiers relâchés étaient tous du PCN ; il s’agissait de préserver l’ordre dans le parti. D’autres demeurent en prison ».

Selon Sandal, « le petit cercle autour d’el-Béchir détient toujours le pouvoir et je doute que l’armée, dont tous les officiers sont au PCN, ait les moyens ou la volonté de faire un coup d’État ».

Réunion secrète

Pourtant, un activiste confie avoir surpris, début juin, une réunion secrète dans les locaux en construction du nouvel hôpital Amal des NISS. S’y seraient trouvés, entre autres : Nafie Ali Nafie, le vice-président Ali Osman Taha, le président de l’Autorité régionale du Darfour et chef du Mouvement rebelle Libération et Justice Tijani Seisi, et Abdelrahman Sadiq al-Mahdi (fils du leader du parti d’opposition Umma tout en étant assistant du président). Le président Béchir et son plus proche collaborateur, le ministre de la Défense Abdelrahim Mohamed Hussein, brillaient par leur absence…

Renié par son parti comme par une grande partie de l’armée, soutenu seulement « par une partie infime de la population, malgré la passivité ambiante » selon Saleh, le président Béchir est de plus en plus isolé.

Au mois de juin, les contrôles de nuit aux checkpoints des entrées de Khartoum ont été avancés de deux heures pendant trois semaines, et leurs effectifs augmentés. Une source au sein de l’armée affirme que les efforts consistaient en la recherche d’armes. « Il y a des cellules dormantes de rebelles dans la capitale », affirme un diplomate occidental qui, pourtant, tempère : « On ne sait à quel point elles seraient effectives même en cas de pénétration des rebelles dans la capitale, ce qui en soi est assez peu crédible. D’un point de vue logistique, je doute qu’une offensive rebelle se solde par une victoire ». Mais le trafic d’armes via le Kordofan étant un fait notoire, l’accroissement ponctuel des contrôles laisse entendre que le régime est encore plus inquiet que d’habitude.

« Le moment est venu »

Le 8 juin, les partis politiques d’opposition, rassemblés en une coalition sous le nom de National Consensus Forces (NCF), ont déclaré avoir élaboré un plan de 100 jours pour faire tomber le régime. Said Farouk Abou Issa, le chef du NCF, mentionne un processus pacifique de manifestations et de grèves, sans pour autant expliquer en quoi celles-ci seraient plus réussies que les révoltes étudiantes de l’été 2012, dernière grande tentative de « printemps soudanais ».

Mais même si l’opposition parvenait à ses fins, sans plan de transition, ni leader prédéfinis, et avec la continuation des conflits dans les régions du Darfour, du Kordofan et dans les régions frontalières au Soudan du Sud, « ce serait un chaos total », prédit Faisal Saleh. Interrogé cette semaine, Sati’a Al-Haj, secrétaire politique du Parti socialiste nassérien, soutient que le NCF est « en pourparlers » avec les factions rebelles. Mais, si aucun accord n’était trouvé, il affirme que le « plan de renversement » serait tout de même mené à bien. Au risque d’une guerre civile généralisée ? Haussement d’épaules : « Je suppose… ».

Les groupes rebelles armés, rassemblés sous l’égide des Forces révolutionnaires soudanaises (FRS), ont montré une capacité de coordination sans précédent en avril lors de leur offensive au Kordofan du Nord, une région jusqu’alors épargnée par la guerre. Cette offensive marquait, selon le FRS, la première phase d’une opération visant à faire tomber le gouvernement de Khartoum par les armes.

Occident frileux

Ce dimanche 7 juillet, le parti Oumma a lancé son « Mémorandum de Libération », une pétition appelant au changement de régime. Bien que le leader de ce parti, Sadiq al-Mahdi, soit accusé de double jeu (ses positions sont plutôt tièdes et son fils est assistant du président), « il est totalement isolé», affirme Al-Haj. En effet, les jeunes de l’Oumma et la majorité du parti adhèrent au « plan des 100 jours ». Au meeting de l’Oumma le 29 juin, les jeunes du parti sont arrivés en masse, se postant derrière la foule avec des banderoles réclamant un changement de régime ; à la fin du discours d’Al-Mahdi, ils ont tenté de se ruer dans l’assistance avant d’être contrôlés par la police.

Le conflit au Mali, dont certains djihadistes ont rejoint depuis quelques mois le Darfour, et les frontières poreuses avec la Libye, le Tchad, la République centrafricaine et l’Égypte, notamment dans le contexte d’un trafic d’armes accru depuis la chute de Kadhafi en 2011, rendent l’Occident frileux à l’idée de troubles politiques au Soudan. Pourtant, Al-Haj mentionne « un dîner, il y a deux semaines, chez l’ambassadeur des États-Unis avec d’autres leaders de partis d’opposition ». La réunion concernait-elle le plan des 100 jours? Al-Haj répond par un sourire entendu : « Nous avons bu un excellent jus de fruit ».

Mais les disparités entre les partis d’opposition (communistes, socialistes, islamistes, pro-mouvements armés et ceux qui refusent toute reforme par la violence…) laissent planer le doute sur la réelle efficacité du NCF. Hassan Al-Turabi, à la tête du Parti du Congrès national populaire, l’un des principaux partis d’opposition, a d’ailleurs indiqué le 4 juillet son désaccord avec le renversement de Morsi en Égypte. Le 1er juillet, des membres de partis islamistes s’étaient rassemblés devant l’ambassade d’Égypte à Khartoum pour s’opposer aux révoltes égyptiennes.

Et si c’était l’été ?

Aux opposants qui aspirent à un « printemps soudanais », le président rétorque que celui-ci a eu lieu en 1989, lorsqu’il s’est arrogé le pouvoir. En effet, à la fin des années 1980, le régime islamiste d’el-Béchir (mis en place par Hassan Al-Turabi), déjà préparé par les réformes islamistes de Nimeiri (notamment les « lois de septembre 1983 ») gagnait sur un nationalisme arabe en perte de vitesse. Pourtant, le nouveau régime qui s’érigeait en modèle de justice sociale a perdu toute crédibilité aux yeux de la population.

« C’est ce qui se passe actuellement en Égypte, confirme un analyste, il n’a fallu qu’un an pour destituer le président islamiste élu. Au Soudan, après 24 ans, celui qui devait institutionnaliser l’islam au service de la justice sociale est devenu un dictateur à long terme ». Mus par les changements impulsés chez leurs voisins, les Soudanais parviendront-ils à lancer leur contre-révolution, dans la foulée ce que l’on pourrait appeler l’« été égyptien » ?

Presse contre-révolutionnaire (Margaux Benn, RFI.fr, 11 juillet 2013)

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