[Égypte] Le poids économique de l’armée

Le poids économique de l’armée égyptienne

L’armée a destitué le président élu Mohamed Morsi, issu des Frères musulmans. Elle est, depuis le renversement de Farouk Ier en 1952, un acteur clé de la vie politique égyptienne. Mais elle joue aussi un rôle prépondérant dans la vie économique du pays. Quel est son poids, dans quels secteurs est-elle active ? Quels sont les problèmes que cela soulève ? Son implication économique a-t-elle eu une influence sur le renversement de Morsi ? Autant de questions auxquelles a bien voulu répondre Akram Belkaïd. Il est journaliste et auteur notamment d’Être arabe aujourd’hui paru chez Carnets Nord en 2011. Une interview menée pour ARTE Journal par Manuel Dantas.

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Akram Belkaïd (19e Maghreb des Livres, Paris, 16 février 2013)

ARTE Journal : Quel est le poids actuel de l’armée égyptienne dans l’économie du pays et dans quels secteurs est-elle impliquée ?

Akram Belkaïd : L’armée pèse entre 25% et 30% du PIB. Alors cela représente beaucoup de chose, ce sont des avoirs et des activités économiques très hétéroclites. L’armée est présente dans plusieurs activités. Cela va de l’activité agroalimentaire, la boulangerie industrielle à l’hôtellerie mais c’est aussi un embryon d’industrie de défense, de l’armement. C’est un véritable acteur économique qui crée de la richesse, qui consomme des ressources, qui paie des salaires et donc c’est une dimension qu’on a tendance à oublier quand on établie des analyses sur l’Égypte. L’armée n’est pas qu’un acteur politique, c’est également un acteur économique.

Comment fonctionne ce système, comment l’armée est-t-elle parvenue à diriger tout un pan de l’économie ?

Il faut bien savoir que l’armée est indissociable de la construction de l’Égypte moderne. C’est-à-dire à une période qui remonte au début du XXe siècle, c’est-à-dire que la modernisation de l’Égypte s’est faite aussi par le développement d’une armée professionnelle moderne, modernisée au fil des années.et donc depuis le début des années 1950, depuis le coup d’état de Nasser, l’armée par son budget a acquis des activités qui étaient d’abord destinées à son propre fonctionnement et qui peu à peu se sont étendues à la sphère nationale. Ça vaut par exemple pour les industries agroalimentaires ou même certains investissements réalisés par l’armée, via ses caisses, via ses œuvres sociales, via son budget dans le domaine du tourisme par exemple. Ce qui fait qu’on a une activité économique multiforme, soit qui est des investissements directs, soit qui est un financement par le biais du budget de l’armée, soit qui est une ligne budgétaire supplémentaire en terme d’activité. Faire tourner une usine par exemple ou recruter des gens pour faire fonctionner une boulangerie industrielle. Ce qui donne à l’armée une palette économique assez large et variée.

Un certain nombre de généraux à la retraite sont à la tête de ces sociétés qui semblent aussi être gangrénées par une certaine forme de corruption, confirmez-vous cette situation ?

Ce n’est pas vraiment de la corruption, c’est plutôt du clientélisme parce que ce sont des activités de l’armée, cela permet à certains dirigeants, à certains officiers supérieurs ou même à des officiers intermédiaires de trouver un point de chute au moment où ils vont prendre leur retraite. C’est une garantie d’emploi après la retraite qui peut intervenir de manière rapide parce que certains militaires sont retraités après la cinquantaine. Au bout de 25 ans de service, ils peuvent réclamer leur droit à la retraite, donc ça leur permet d’entamer une nouvelle vie professionnelle dans ces secteurs là sans avoir à démarcher les secteurs civils. Donc c’est plutôt une manière de garantir à ses propres hommes, ses propres troupes, en tous cas à ses officiers, la perspective d’une reconversion facilitée ce qui n’est pas le cas dans d’autres secteurs, bien entendu. C’est une manière aussi d’entretenir un quant-à-soi social aussi puisque l’armée dispose de facilités, de gymnases, de clubs sportifs, de restaurants, d’endroits de convivialité destinés à son propre personnel et à ses retraités qui font que l’ordinaire, le quotidien d’un officier supérieur ou d’un officier égyptien est tout de même meilleur que celui d’un cadre ou d’un haut-fonctionnaire dans le public ou dans l’appareil d’État égyptien.

N’y a-t-il pas des appelés qui travaillent dans les entreprises de l’armée, dans ses fermes au lieu de faire de la préparation militaire ?

Cela arrive, ça existe, mais c’est rare parce que l’armée égyptienne ne néglige pas l’impact social que ces activités. Alors la frontière n’est jamais  claire entre un appelé employé par l’armée (ndlr, pour une activité militaire) et un appelé employé pour l’activité économique de l’armée. Mais ce n’est pas un domaine qui prête à polémique sur place parce que de toute façon les activités économiques sont aussi dédiées aux autres Égyptiens. Donc l’armée peut s’en sortir en disant : « de toute façon, ce sont des gens qui travaillent pour le peuple égyptien ». Si je prends le cas des boulangeries industrielles, qui permettent d’apaiser les tensions quand le pain augmente, qui est un aliment indispensable dans la vie des Égyptiens. Ceux qui sont employés dans ces boulangeries-là sont des civils contractuels. Parfois ce sont des appelés, mais in fine cela permet à l’armée d’alimenter à la fois ses propres troupes mais aussi de réguler les tensions sociales quand on a des problèmes d’approvisionnement par ailleurs. On l’a bien vu. Ça a été beaucoup utilisé par exemple en 2008 quand on a eu la crise sociale annonciatrice d’ailleurs du départ de Moubarak.

Ces officiers supérieurs n’ont pas forcément été formés pour gérer des entreprises, cela ne pose-t-il pas des problèmes ?

Ce n’est pas toujours des militaires qui font tourner ces entreprises, ils recrutent des civils. Ce n’est pas toute l’armée qui fait du business, il faut le préciser. Deuxièmement, on n’est pas dans un contexte économique de type libéral concurrentiel, on est dans un pays plus ou moins protégé économiquement où l’armée dans ses activités économiques ou d’investisseur ou de prise de participations est un acteur plus ou moins protégé par rapport à la concurrence étrangère et même locale.

Sous le régime Moubarak, on a prêté à son fils Gamal l’intention de privatiser certaines parties de l’économie égyptienne au risque de menacer la mainmise de l’armée sur certains secteurs. Cette volonté n’a-t-elle pas inquiété l’armée ? Et la mauvaise santé actuelle de l’économie égyptienne n’a-t-elle pas incité l’armée à intervenir pour ménager ses avoirs ?

C’est vrai que l’une des erreurs du clan Moubarak a été de vouloir s’attaquer, d’une manière plus ou moins déguisée, à des monopoles qui relevaient soit de l’armée, soit de la clientèle militaire. Mais je pense surtout que la grande erreur a été de vouloir faire en sorte de préparer la succession de Moubarak pour son fils, ce qui aurait rompu la tradition habituelle qui est que c’est un militaire qui succède à un militaire. C’est vrai que le fils Moubarak avait de gros appétits, qu’il était entouré de beaucoup d’hommes d’affaires qui espéraient un jour ou l’autre mettre la main soir sur les biens publics privatisés, soit un désengagement de l’armée qui aurait vendu ses actifs à des hommes d’affaires. L’idée était dans l’air. Et ça a beaucoup joué à la destitution du père et à la mise à l’écart des deux fils.

Sur l’état actuel de l’économie, moi je pense que les difficultés sont une constante de la vie économique égyptienne, même si dans les années 1980 on a pu lire des rapports élogieux, on sait très bien que ce n’était pas le cas parce que le problème social a toujours été présent, comme en témoigne la crise de 2005 et de 2008. Non je pense que c’est vraiment un problème politique qui a pesé. Personne ne parlait d’économie jusqu’à présent en Égypte même si tout le monde faisait le constat d’une situation difficile. Morsi a payé le prix de sa volonté de s’émanciper trop vite et de manière trop radicale vis à vis du pouvoir militaire d’une part. Et deuxièmement, il paye son impopularité par rapport à la plus grande partie de la population. Je ne crois pas que l’armée soit intervenue et c’est ce qu’elle dit aujourd’hui en disant : « il faut remettre de l’ordre dans le pays, attirer les investisseurs étrangers, etc. » Mais bon, c’est quand même un coup d’État contre un président légitimement élu. On en pense ce que l’on en veut de ce Monsieur et du courant qu’il représente, mais je ne suis pas sûr que ce soit aussi fait pour rassurer les investisseurs. Là, l’Égypte va rentrer dans une période d’incertitude au moins jusqu’à la prochaine élection présidentielle si jamais elle doit avoir lieu.

Akram Belkaïd est né en 1964 à Alger, de mère tunisienne et de père algérien. Journaliste et essayiste, il écrit notamment pour Le Quotidien d’Oran, Le Monde diplomatique, Afrique magazine et Maghreb Émergent ou Slate.fr. Il est déjà l’auteur d’Être arabe aujourd’hui (Carnets Nord, 2011), mais aussi de La France vue par un blédard (éditions du Cygne, 2012), Un regard calme sur l’Algérie (Le Seuil, 2005) et À la rencontre du Maghreb (La Découverte / IMA, 2001) mais aussi de Retours en Algérie qui vient de sortir en mai 2013 chez Carnets Nord.

La puissance économique de l’armée

De l’huile, des pâtes, de l’eau minérale, du pain, du carburant, du gaz en bouteille, des vaccins, mais aussi du nettoyage ou des chambres d’hôtel… En consommant ces produits ou ces services en Égypte, un citoyen est potentiellement un client de l’armée. Car au-delà du secteur de l’armement que l’État égyptien avait décidé de développer dès l’ère Nasser pour accroître son indépendance, l’armée toute puissante a également décidé de diversifier son activité économique pour s’étendre clairement dans le domaine civil. Elle possède ainsi un certain nombre d’entreprises et d’usines. Selon certains experts, le seul secteur de l’industrie militaire représenterait près de 10% de l’emploi en Égypte.

Si l’on y ajoute les activités civiles imputables à l’armée, ce serait près d’un Égyptien sur cinq qui travaillerait directement ou indirectement pour elle. Son chiffre d’affaires global s’éleverait à près de 5 milliards de dollars. L’armée pèserait entre 25% et 30% du PIB égyptien, ce qui en ferait la première entreprise d’Égypte. Pour autant, le thème n’est que peu abordé en public. L’armée préfère rester discrète sur la question et il est difficile de savoir exactement ce qu’elle possède.

Leur presse (propos recueillis par Manuel Dantas, Arte.tv, 5 juillet 2013)

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