Dans le pays qui lança le printemps arabe, les noirs s’organisent pour défendre leurs droits.
Tunis, 21 mars. À l’occasion de la journée internationale pour l’élimination des discriminations raciales, se tient un colloque : “Les noirs en Tunisie, visibles… invisibles”.
L’intitulé peut sembler banal, mais c’est une véritable révolution dans un pays maintenu pendant des décennies dans l’illusion de son homogénéité et qui, depuis son indépendance et la présidence de Bourguiba, cultive une “tunisianité” interdisant toute référence au fait minoritaire : le racisme était jusqu’ici un immense tabou.
À l’origine de l’événement, l’association ADAM, première association de défense des droits des noirs jamais créée en Tunisie. Bien qu’absents des sphères dirigeantes, les noirs constitueraient 15% de la population (soit plus que les Afro-Américains aux États-Unis). Leur présence en Tunisie est ancienne, tous ne sont pas des descendants d’esclaves, de générations de commerçants et de migrants venus d’Afrique subsaharienne au fil des siècles et qui ont donné naissance aux citoyens noirs actuels.
“Alors que je manifestais pendant la révolution, on m’a dit ‘Qu’est-ce que tu fais là ?’”
L’universitaire noire Maha Abdelhamid est la cofondatrice de cette association, née du tourbillon révolutionnaire. Elle me reçoit dans la maison familiale de Gabès dans le sud où les noirs sont plus nombreux :
“Les discriminations, on en n’en parlait qu’entre nous ! Après la révolution, mes amis et moi avons lancé une page Facebook pour dénoncer les propos racistes. Puis vint celle de Taoufik Chahiri, l’actuel président d’ADAM, qui invitait les gens à raconter leurs expériences personnelles”.
Par centaines, les internautes s’insurgent contre le vocabulaire raciste qui empoisonne les médias et la vie quotidienne, comme le mot oussif (esclave domestique), courant pour désigner les noirs. La majorité d’entre eux exprime leur ras-le-bol d’être perçus comme des étrangers : “Alors que je manifestais pendant la révolution, on m’a dit ‘Qu’est-ce que tu fais là ? C’est pour les Tunisiens’ !” se souvient-elle. Son cousin Ahmed salarié d’une société d’ameublement rapporte, agacé, les “plaisanteries” de ses collègues :
“Lors de conversations anodines sur la crise j’ai droit à des commentaires comme ‘on va rétablir l’esclavage, les noirs ne seront plus au chômage’”.
Sur les réseaux sociaux, des textes demandant des lois pour encadrer les actes et propos racistes apparaissent et l’association naît en 2012.
“Vous divisez la Tunisie !”
À Tunis, la manifestation organisée par ADAM mêle tables rondes et interventions artistiques. Sur l’avenue Bourguiba se produit un groupe de Taïfa, musiciens noirs venus du sud du pays. Après la prestation, les militants sont pris à partie par une demi-douzaine de Tunisiens dits “blancs”, visiblement offensés : “Il n’y a pas de racisme en Tunisie ! Où vois-tu la discrimination ? Vous divisez la Tunisie !”. C’est le déni endémique, que dénoncent inlassablement les antiracistes tunisiens. Dans la cohue, quand Sofiene, juriste et membre d’ADAM, est apostrophé directement en français – “Quel est le problème ?” –, il répond en arabe, d’un ton las : “C’est ça le problème !”. Il est tunisien et, parce qu’il est noir, on s’adresse à lui comme à un étranger.
Les tables rondes évoquent le racisme structurel lié à l’histoire de la Tunisie. Aujourd’hui encore, certains actes de naissance comportent la mention atig (affranchi) suivi du nom du “maître” qui a libéré l’ancêtre esclave. ADAM a présenté un dossier au ministre de la Justice pour retirer ces mentions. En vain. Dans son intervention, l’historien Salah Trabelsi martèle : “Notre histoire, notre langage sont imprégnés de ce passé, il faut faire ce travail idéologique et sémiologique”.
Ce “passé pas encore dépassé”
Sur scène, le slammeur Anis Chouchène dénonce en arabe la mémoire coupable de la Tunisie, ce “passé pas encore dépassé”. Il jette à la figure d’un public où toutes les générations sont représentées la cruauté du racisme ordinaire : “Quand le Kahlouch [Terme péjoratif signifiant “noir”] rentre dans un café, tous les regards sur lui se sont braqués / Il entend s’élever la voix de l’orgueil : Et toi le Kahlouch où est mon café ?”. L’audience rit, on sent le vécu.
Nouiri Omran savoure ce moment unique. Il est venu de la région de Mednine dans le sud : “Chez moi le racisme est plus fort qu’à Tunis, il y a un vrai clivage, on nous appelle les abid (“esclaves”), nous appelons les Blancs les h’rar (“libres”)”. La vie professionnelle de ce discret technicien de laboratoire est très affectée par le racisme : “On m’a confié un poste inférieur à mon niveau et je n’ai pas progressé depuis 2003”. Il ne supporte plus l’invisibilité des noirs : “Personne ne nous entend, nous ne sommes pas au Parlement, ni dans les ministères”.
Marié à une femme noire, l’homme discret se souvient avoir essuyé le refus de trois familles lorsqu’il a demandé la main de leur fille blanche mais il garde espoir : “Ce que fait ADAM est très important, je suis très fier. J’ai fait cinq cents km pour assister à cela.”
Les noirs sont les plus défavorisés socialement
La plupart des noirs appartiennent aux couches sociales les plus défavorisées ; pourtant, Maha Abdelhamid ne doute pas qu’ADAM, menée par des intellectuels, saura représenter cette base de sans voix. Portée par cet élan nouveau, la trentenaire défend les revendications de son association qui souhaite peser dans le jeune processus démocratique tunisien. Alors que l’Assemblée nationale constituante (ANC) élabore la nouvelle constitution, elle déplore sa cécité quant à la situation des noirs : “Personne ne parle de notre existence, c’est à nous de nous présenter devant l’ANC”.
Profitant de la présence de milliers d’organisations internationales au Forum social mondial de Tunis, elle interpelle avec verve celles qui œuvrent pour les droits des minorités. Si bien qu’à l’issue du forum, un collectif d’associations brésiliennes, françaises et américaines constitué ad hoc publie un texte appelant entre autres “le gouvernement tunisien ainsi que l’Assemblée nationale constituante (…) à prendre en compte leurs revendications, inscrire dans le projet de constitution le principe de la lutte contre toute forme de discrimination, dont la discrimination raciale, et pénaliser les propos et actes racistes”. Jusqu’à présent, le parti au pouvoir Ennahda est resté sourd aux revendications des minorités tunisiennes.
Leur presse (Rokhaya Diallo, Les Inrocks, 23 avril 2013)
Maha Abdelahmid sur RFI : « Le racisme contre les Noirs en Tunisie a toujours existé »
Une vidéo fait beaucoup de bruit en Tunisie, elle a été tournée par un amateur. On y voit un immeuble de Tunis, qui abrite des étudiants d’Afrique subsaharienne, être la cible de jets de pierre. L’un des habitants appelle la police et descend dans la rue. Il est insulté, frappé par ses agresseurs. Et c’est finalement lui qui sera arrêté par les policiers. Les cas de racisme envers la communauté noire se multiplient en Tunisie. Des manifestants ont d’ailleurs défilé dans la rue mercredi dernier, le 1er mai, pour les dénoncer. Maha Abdelahmid, co-fondatrice de l’Association de défense des droits des Noirs (ADAM) à Tunis revient sur ce phénomène inquiétant.
RFI : Est-ce que l’agression que l’on découvre sur cette vidéo, l’agression contre cet immeuble et contre ce jeune qui a appelé la police, vous a étonnée lorsque vous l’avez vue ?
Maha Abdelahmid : Franchement, moi, étant une Tunisienne noire, ça ne m’a pas étonnée, ça ne m’a pas surprise. Ce sont des choses que l’on peut trouver contre les Noirs d’Afrique subsaharienne, un peu moins contre les Noirs de Tunisie. Mais ce sont des choses qui ont toujours existé.
Vous diriez que ce sont des cas courants ?
Certainement. Il y a toujours eu des violences, seulement, elles n’ont pas été médiatisées. Avant, sous la dictature, on ne pouvait pas publier des choses comme ça, pour le public. Depuis la révolution, il y a une certaine liberté de dire les choses comme on le sent. Donc ça devient visible.
Avant la révolution, on ne pouvait pas lire un article dans un journal qui parle d’agression de personnes d’Afrique subsaharienne en Tunisie. Maintenant, il y a des gens qui disent : « Ah bon ? Il y a des trucs qui se passent, comme ça, en Tunisie ? »
Le racisme en Tunisie contre les Noirs, que ce soient les Noirs d’Afrique subsaharienne ou que ce soient les Noirs tunisiens, a toujours existé. Sauf qu’avant, c’était plutôt un sujet tabou. On ne pouvait pas dire qu’il y avait du racisme.
Comment ça se manifeste, la discrimination et le racisme ? Qu’est-ce qu’on vous rapporte le plus comme faits ?
C’est surtout dans les mots, dans les gestes, dans les grimaces, dans les expressions de visages, quand on rencontre un Noir ou un étranger d’Afrique subsaharienne. Est-ce que vous savez comment on appelle le Noir en Tunisie ?
Il y a un mot spécifique donc ?
On dit Wassif. Wassif, c’est-à-dire « esclave ». C’était un statut avant l’abolition de l’esclavage. (…) Mais maintenant, ce mot est collé à la couleur noire.
Et c’est un mot que l’on entend souvent ?
C’est un mot qui est devenu un mot courant, qu’on utilise pour désigner la couleur noire, alors que ce n’est pas la couleur, en fait !
Il faut dire aussi que s’il y a des pauvres en Tunisie, les plus pauvres sont les Noirs ! Il y a l’abolition de l’esclavage en Tunisie depuis 1846, mais les Noirs n’ont pas réussi à monter dans l’échelle économique en Tunisie. Ils sont toujours restés parmi les catégories défavorisées.
L’accès au travail est difficile ?
Oui, et c’est normal que ce soit très difficile parce qu’en fait, ils n’ont pas réussi à faire des études. Ils ne peuvent pas accéder à des postes de haut niveau ! C’est assez récent, la présence des Noirs dans les universités tunisiennes.
Votre association lutte notamment contre une certaine mention sur des actes de naissance. De quoi s’agit-il ?
Les actes de naissance des gens qui habitent Djerba, connue pour sa concentration d’habitants noirs, majoritairement descendants d’esclaves, portent encore la mention « esclaves affranchis ».
À un nouveau-né, on ne donne pas le nom de sa famille, mais on lui donne le nom de son maître ! Par exemple « Mouhamed Ben Ablekri, ‘affranchi Benied’, ou ‘affranchi Bentraya’ ». Ce n’est pas normal que sur l’acte de naissance d’un jeune de 20 ans ou de 22 ans soit inscrit encore « affranchi », alors que ce n’est pas lui. C’est plutôt son arrière-grand-père qui a été affranchi en 1890 !
Est-ce que vous vous sentez entendue par les autorités, quand vous dénoncez, justement, ce genre de problèmes ?
Franchement, il n’y a pas une réaction concrète. Ils ne considèrent pas vraiment que la question noire en Tunisie soit une cause importante !
On estime pourtant que les Noirs représentent 15 % de la population tunisienne.
Il n’y a pas de statistiques vraiment bien précises. Mais je pense que les Noirs en Tunisie sont peut-être même plus que 15 %.
Quelle est la priorité de votre association, pour lutter justement, contre ces discriminations et ce racisme ?
L’axe de l’éducation. On sait très bien que c’est un problème. C’est une mentalité ancrée en Tunisie. Il faut vraiment travailler sur les périscolaires, sur les enfants plutôt. Il faut que le ministère de l’Éducation collabore, justement, avec ces associations qui luttent contre la discrimination raciale et contre le racisme en Tunisie, pour faire intégrer des programmes qui montrent la pluralité de la Tunisie. Parce qu’en fait, il y a des gens qui ne considèrent pas que les Noirs sont tunisiens.
Quand je marche dans la rue, parfois, il y a des Tunisiens qui me demandent si je suis Tunisienne ou non. Le Noir est d’abord un Africain de l’Afrique subsaharienne. Donc, une Noire ou un Noir qui marche dans la rue, pour les Tunisiens, c’est un étranger.
Il faut montrer aux enfants que la Tunisie est un peuple mélangé. C’est un peuple multiple. Il y a aussi des Noirs qui sont tunisiens et qui sont là, en Tunisie, depuis des siècles et des siècles.
Leur presse (RFI, 5 mai 2013)
Ping : TUNISA: The black revolution | Tahrir-ICN