Une croyance vivace : la différence naturelle des sexes

En introduction « L’enfance, laboratoire du genre », Sylvie Cromer, Sandrine Dauphin et Delphine Naudier proposent de « scruter les formes et interactions ludiques de socialisation ». Elles indiquent, entre autres, que « l’enfance dont il est question dans ce numéro est entendue dans sa dimension élargie, du bébé en âge d’aller à la crèche jusqu’au préadolescent de 13 ans environ » et qu’il « s’agit de comprendre comment, à la confluence de plusieurs instances socialisatrices – les familles, les institutions, les pairs, les médias – et en tension entre dépendance et atomisation, l’enfance devient un laboratoire des transactions de genre, pour les adultes, comme pour les enfants ».

http://juralib.noblogs.org/files/2013/04/011.jpg

Les différentes auteures analyseront maints aspects des socialisations : encouragement des capacités physiques des garçons, souci de l’apparence des filles, assignation des femmes à s’occuper des enfants en bas âge, neutralisation du masculin, contrôle parental sur les vêtements, apprentissage de la séduction pour les filles, voilement et dévoilement du corps, etc.

Je ne présente que quelques éléments.

Geneviève Cresson (« Indicible mais omniprésent : le genre dans le lieux d’accueil de la petite enfance ») nous rappelle que « garçons et filles passent l’essentiel de leur temps avec des femmes et reçoivent d’elles la quasi-totalité des réponses à leurs besoins humains ». Cette division sociale du travail conforte que le rôle « naturel » des femmes. L’auteure analyse la vie quotidienne dans les crèches, les aménagements, les jeux et jouets, l’intégration des représentations de personnages dans les livres, le sexe (son absence) sur les poupées-filles et sa présence sur les poupées-garçons, le corps, l’apparence, les vêtements, les pratiques différenciées, les préoccupations pour « la motricité des garçons » et « l’admiration de la beauté des filles », la stimulation plus importante des garçons. Elle souligne que les professionnelles interrogées ne semblent pas considérer la question du genre comme pertinente. Dans ces espaces de socialisation, les rapports sociaux de sexe « se reproduisent à bas bruit et très efficacement sous nos yeux ».

Monica Zegaï étudie « La mise en scène de la différence de sexes dans les jouets et leurs espaces de commercialisation », le discours linguistique et iconique, la ségrégation dans la mise en discours des jouets, la place de l’activité domestique, de la passivité, de l’intérieur, de la communication pour les activités réservées aux filles, la vitesse, les véhicules, la technique, la compétition pour les garçons, « le mur invisible presque infranchissable » dans l’univers des enfants, les dichotomies danger/sécurité, compétition/coopération, etc. L’auteure ajoute « Si les frontières symboliques enferment les petites filles à l’intérieur, elles imposent aux petits garçons de rester à l’extérieur pour se dépasser en permanence. La maîtrise de la sphère qui incombe à son sexe semble être la priorité, et le challenge ne se situe que du côté masculin, compte tenu de l’infinitude du territoire à conquérir et des possibilités de maîtrise du temps toujours plus grandes ».

Particulièrement significatives sont les analyses sur les déguisements, la dissimulation du corps pour les uns et la mise en valeur pour les autres.

« La manipulation quotidienne et dès le plus jeune âge des représentations sociales liées à la différence des sexes matérialisées dans ces objets de l’enfance permet ainsi l’expérience ludique de devenir une véritable pédagogie visant à construire le genre. »

Sylvie Octobre traite « La socialisation culturelle sexuée des enfants au sein de la famille », le triple registre des assignations sexuées « la représentation des sexes, la catégorisation sexuée des objets culturels, et la qualification sexuée de l’éducation implicite et explicite ». Elle analyse, entre autres, la naturalisation des caractéristiques et les enjeux en termes de « régulation familiale et sociale », les répertoires de pratiques souhaités pour les un-e-s et les autres, la place du sport pour les uns et de la lecture pour les autres, etc. L’auteure indique « la socialisation sexuée est donc à géométrie variable, mobilisant tantôt la catégorisation sexuée de la tâche éducative, celle de la pratique ou enfin le sexe de l’enfant ».

Si le « garçon manqué » est une figure régulièrement évoquée, la « fille manquée » n’existe pas. J’ai été notamment intéressé par les analyses sur la « configuration combinatoire » et en particulier sur une conclusion, même si je ne l’aurai pas exprimée de cette manière (car le champ des possibles pour les filles reste toujours plus restreint que celui des garçons) : « Dans tous les milieux, il semble davantage toléré que les filles fassent, au sein des dynamiques familiales, des emprunts au répertoire symbolique des pratiques et consommations culturelles de l’autre sexe, alors que les garçons ne bénéficient pas d’un mouvement symétrique d’ouverture du champ des possibles » ou pour le dire autrement « la  “féminisation” des garçons apparaît comme un risque social bien plus important que la  “masculinisation” des filles ». L’article se termine sur le « travail » des adolescentes, le développement de stratégies afin d’échapper à la « tyrannie du genre ».

Sylvie Cromer (« Le masculin n’est pas un sexe : prémices du sujet neutre dans la presse et le théâtre pour enfants ») analyse les processus qui imposent la prééminence d’un masculin à prétention universelle. Au passage, elle critique la tendance éditoriale française à « mettre l’accent sur la thématique du travail de l’identité, en éludant le social ». Dans les récits étudiés, l’auteure constate « un déséquilibre numérique entre les deux sexes », la prééminence de l’acteur « premier », « majeur » le personnage de sexe masculin et l’essentialisation du féminin « les filles et les femmes s’avèrent essentialisées, par leur satellisation vis-à-vis du sexe masculin ou leur excentrement du social, que semble symboliser leur marquage physique », ou pour le dire autrement, « les filles n’ont pas de place propre dans le social ». L’auteure insiste particulièrement sur « le marquage physique du féminin », les attributs corporels, alors qu’inversement « le masculin n’est pas identifié comme tel : il est ». Sylvie Cromer termine sur l’humanité présentée comme masculine et sur la transmutation des personnages masculins en neutres.

J’ai aussi apprécié les articles de Eva Söderberg « L’héritage de Fifi Brindacier en Suède », de Martine Court « Le corps prescrit. Sport et travail de l’apparence dans la presse pour filles », et d’Aurélia Mardon « Construire son identité de fille et de garçon : pratiques et styles vestimentaires au collège ».

Les autres textes concernent « Le genre de l’éducation à la sexualité des jeunes gens (1900-1940) » (Virginie De Luca Barrusse) ; « La migration empêchée et la survie économique : services et échanges sexuels des Sénégalaises au Maroc » (Anaïk Pian) et des articles sur des revues, des thèses ainsi que des notes de lecture.

Une remarque critique : des auteures utilisent le terme de « classe moyenne » ou de « classes populaires » (ou « milieu populaire ») sans en donner de définition. Elles soulignent des différenciations dans les socialisations genrées des enfants, en « valorisant » des pratiques « plus ouvertes » dans la « classe moyenne ». Cela me semble plus traduire une proximité sociale qu’une analyse matérielle, sans oublier un certain mépris lié à l’absence de recul sur leurs propres situations sociales. Que les socialisations soient différenciées dans des « sous-catégories » de salarié-e-s (80% de la population) est une chose, que des « desserrements » de contraintes de genre soient soulignés en est une autre, mais ni les pratiques des un-e-s, ni celles des autres ne remettent significativement en cause le système de genre, la hiérarchie structurelle entre homme et femme.

La dénonciation des stéréotypes de genre ne peut être séparée d’une question politique, celle de la domination structurelle des hommes sur les femmes. Un numéro pour analyser la construction des individu-e-s comme homme et femme, contre les visions naturalistes ou essentialistes.

Cahiers du Genre N° 19 /2010 : Les objets de l’enfance
L’Harmattan, Paris 2010, 264 pages, 24,50 euros

Didier Epsztajn, Entre les lignes entre les mots, 25 mars 2013

Ce contenu a été publié dans Luttes féministes, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , , , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Une réponse à Une croyance vivace : la différence naturelle des sexes

  1. Bonjour
    Je vous remercie pour la reprise de cette note de lecture.
    Sur le sujet du féminisme, des rapports sociaux de sexe, du système de genre, de l’anti-maculinisme, je vous invite à consulter le blog « entre les lignes entre les mots ».
    Vous y trouverez aussi de nombreuses autres critiques de livres et des textes « politiques et sociaux » pour débattre de l’émancipation
    Cordialement
    Didier

Les commentaires sont fermés.