J’y étais à la cantoche qui veut changer le monde
La cuisine est bonne. La cause est juste. Mais il y a un problème avec la musique. On peut avoir de l’empathie pour les manifestants rassemblés devant le siège de Goodyear à Rueil-Malmaison sans forcément vouloir les mettre en fond sonore au resto. « Vous pouvez être fiers de ce que vous faites, camarades ! » hurle une voix retransmise sur la radio Paris Fréquence Plurielle pendant qu’on se demande si c’est de la badiane qui parfume les poires au sirop. « Sanofi ! Un milliard de bénéfices après impôts, et il y a une restructuration ! » tempêtait la radio un peu plus tôt lorsque nous en étions au couscous. Le couscous, c’est le menu de ce vendredi. Salade, couscous, poires au sirop. Menu à 5 euros. Verre de vin à 1 euro. « Vous avez mangé chez Tarnac ? » blaguent des copains de Rue89 sur le trottoir d’en face.
En réalité, l’endroit s’appelle La Cantine des Pyrénées : c’est indiqué sur la bâche qui recouvre l’enseigne originale du Bar des amis, situé rue des Pyrénées, à Paris. De l’ancienne enseigne, l’ardoise avec les prix des plats du jour, les sandwichs au « camomber » et à l' »emantale » a disparu. Les petites tables ont été remplacées par trois longues tables couvertes d’une toile cirée. Les couverts sont rangés au milieu, dans des pots placés entre les carafes d’eau et les tubes de harissa. Pour les assiettes, allez les chercher, c’est « semi-self ». « Servir, c’est contraire aux relations humaines » : tel est le credo de la jeune équipe. Des paquets de pâtes, des sacs de lentilles et un gros pot de Nutella sont serrés sur une étagère. Sur le comptoir, un plan de la salle à manger avec un tableau portant en abscisse les numéros des différentes tables et en ordonnée ce qui a été consommé. Une croix signale que la note a été réglée. « Nous avons besoin de couverts, cafetière, micro-onde, grands saladiers », est-il écrit sur un grand panneau. Sur un autre sont indiquées les règles à suivre pour revendre en barquettes les restes de son déjeuner, à 50 centimes d’euro. Pas de gâchis. Des « moustachus parce que c’est la mode », des « moustachus qui ont traversé toutes les modes », des « tout seuls », des « en bande de copains », une qui sort le tract anticolonialiste de la semaine et un lecteur du Parisien, on voit beaucoup de monde sur les bancs, sauf le serrurier d’à côté. À 5 euros, il préfère un sandwich-frites. Pourquoi venir déjeuner ici alors que le resto aura disparu d’ici la fin mars ? C’est le scénario qui lui semble le plus probable car il a vu passer, il ne sait plus dans quel ordre, le propriétaire, un avocat, le propriétaire, des coups de marteau aux fenêtres, le propriétaire, la police.
« Les squatteurs », pour reprendre les mots des commerçants de la boutique voisine, ont ouvert la cantine il y a presque deux mois. Comment ont-ils eu accès au restaurant ? Ils connaissaient les anciens locataires de l’appartement à l’étage. On n’en saura pas plus. « Vous êtes la presse nationale ? C’est pas notre priorité. Pour le moment, on essaie d’exister dans le quartier. » Des affichettes ont ainsi fleuri sur les réverbères, les meubles urbains et dans les associations du quartier. « La cantine est pas chère, le reste est gratuit », promet le flyer. À l’intérieur, un grand panneau récapitule les activités de la semaine. Écrivain public le jeudi, atelier réparation le mercredi et ciné-club le dimanche — « parce qu’il y a du pop-corn et que la boxe, l’amour et la lutte des classes au ciné, c’est mieux qu’à la télé ».
À un bout du zinc, un bol bleu délivre un message aux plus fortunés : « Si vous voulez, pouvez, donnez plus. » Au milieu du zinc, un tronc pour soutenir les ouvriers de PSA en grève. À l’autre bout, un carnet pour s’inscrire afin de donner des cours de français. Le mouvement Occupy Wall Street voulait changer le monde : après plusieurs jours de campement, une cantine avait été organisée. Ici, on part d’une cantine pour changer le monde.
Publié par des larbins de la maison Poulaga (Guillemette Faure, M le magazine du Monde, 22 février 2013)