Affaire Ziri : le combat continue
« Comment peut-on traiter un vieil homme de 69 ans comme un animal dans le pays des droits de l’Homme ? Mohand Ziri ne décolère pas. Mon père a travaillé en France pendant presque 50 ans, il n’a jamais fait de problèmes. Les responsables de sa mort doivent passer devant la justice. »
Le 15 octobre dernier, le tribunal de grande instance de Pontoise (banlieue de Paris) a ordonné un non-lieu dans l’affaire Ali Ziri. Ce retraité algérien de 69 ans, le père de Mohand et de trois autres enfants, est mort en juin 2009 à Argenteuil alors qu’il était en garde à vue pour outrage, donc détenu par la police française. Une enquête judiciaire avait été ouverte en juillet 2009 pour « homicide involontaire », puis en septembre 2009 pour « violences volontaires ayant entraîné[es] la mort sans intention de la donner par personne dépositaire de l’autorité publique ».
L’ordonnance de non-lieu conclue que l’enquête « n’a établi aucun acte de violence volontaire qui aurait été la cause directe ou indirecte du décès de monsieur Ali Ziri, ni aucune faute directe ou indirecte imputable à quiconque qui aurait involontairement causé sa mort. » Ni la police, ni l’hôpital ne sont responsables du décès, selon les conclusions du Tribunal.
L’avocat de la famille Ziri a fait appel de la décision et compte bien épuiser tous les recours « si la cour d’appel de Versailles ne lui donne pas raison ». Voici sa réaction :
Une explication plausible, voici ce qui fait défaut pour le moment. Le 9 juin 2009 vers 20 heures 30, Ali Ziri et son ami Arezki Kerfali sont arrêtés par une patrouille de Police à Argenteuil. Quelques heures plus tard, soit le 11 juin 2009 à 10 heures du matin, le premier est déclaré mort par un médecin de l’hôpital d’Argenteuil. Que s’est-il passé durant les dernières heures de la vie d’Ali Ziri ? Son interpellation et son décès sont-ils liés ? Pour la veuve et les enfants restent le gout amer d’une instruction bâclée qui ne répond pas à deux simples questions : Comment est-il mort ? Et pourquoi ?
Ce 9 juin 2009, Arezki Kerfali raccompagne Ali Ziri en voiture jusqu’au foyer de travailleurs qui se trouve près de la gare d’Argenteuil. Ce dernier est de passage à Paris pour effectuer quelques achats en prévision du mariage de son fils. Les deux amis ont passés l’après-midi dans un bar de la commune. Quand les policiers les arrêtent, ils sont ivres. Selon les agents, les insultes pleuvent rapidement. Les deux Algériens sont conduits au commissariat pour conduite en état d’ivresse et pour outrage.
Le trajet du lieu d’interpellation au poste de police se passe mal. Selon le témoignage des policiers, Arezki Kerfali crache sur le conducteur et son ami tente de porter un coup de tête à l’agent assis près de lui à l’arrière de la voiture. Mais la Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS) s’interroge « sur la vraisemblance de la tentative de coup de tête porté par monsieur Ali Ziri, alors qu’il était menotté dans le dos, corpulent et de petite taille (83kg pour 1,67m) et que son ami monsieur Arezki Kerfali était assis entre le fonctionnaire de police et lui ».
La CNDS a été saisie par la sénatrice de Paris, Alima Boumediene-Thiery, dès le 22 juin 2009. Aujourd’hui remplacée par le défenseur des droits, elle était constituée de parlementaires, de magistrats, de médecins légistes, de membres des institutions policières et pénitentiaires. Difficile de la soupçonner d’un quelconque parti-pris. Après avoir auditionné Arezki Kerfali et les trois policiers, écouté les enregistrements de la radio du véhicule de police et visionné la caméra de surveillance du commissariat, la CNDS a rendu en mai 2010 un rapport très critique envers les forces de l’ordre.
C’est donc pendant le trajet vers le commissariat que la situation a dégénéré, explique maître Maugendre. « La policière assise devant Ali Ziri pratique la technique du pliage pour le maîtriser. Cela consiste à ramener la tête d’une personne sur ses genoux pour l’immobiliser ». Cette technique est interdite depuis 2003 en raison des risques d’asphyxie, révélés par un précédent dramatique. Selon les calculs de l’avocat, le vieil homme est resté dans cette position entre 2 minutes 30 et 5 minutes.
Arrivée au commissariat, le transfert de la voiture de police à la salle de garde est vue est musclé. La CNDS écrit : « Avec l’assistance de nombreux collègues, monsieur Ali Ziri a été littéralement expulsé du véhicule : on voit sur l’enregistrement effectué par la caméra de surveillance qu’il est dans un premier temps jeté au sol, puis saisi par les quatre membres, la tête pendante, sans réaction apparente, et emmené dans cette position à l’intérieur du commissariat. »
Dans l’ordonnance de non-lieu, le document que rédige le juge pour justifier sa décision, le même épisode est décrit ainsi : le visionnage de la vidéo-surveillance montre trois gardiens « qui sortaient Ali Ziri du véhicule et qui chutait à terre, touchant le sol de la tête à 20h46, avant d’être relevé et porté à l’intérieur du commissariat ». Une vidéo, deux descriptions radicalement différentes.
Menottés dans le dos, le visage dans leur vomi
L’ordonnance du juge fait aussi l’impasse sur le temps passé au commissariat par les deux hommes. Pire : il indique que « la dizaine de personnes en garde à vue ce soir-là au commissariat, n’avait rien remarqué ou entendu de particulier », passant sous silence le témoignage d’un homme gardé à vue le même soir. Dans une enquête très fouillée de novembre 2011 (payant), le site d’information en ligne Mediapart révèle les détails de ce témoignage : « L’un des policiers est venu vers cet homme (Arezki Kerfali – ndlr) et il a posé son pied sur la tête du Monsieur et lui a dit une phrase du genre « Tu vas essuyer », et il a fait bouger la tête en appuyant avec son pied comme on pourrait le faire avec une serpillère, explique-t-il, entendu par l’IGPN le 11 décembre 2009. C’est comme s’il voulait lui faire essuyer son vomi avec sa tête. »
La CNDS estime que « Ali Ziri et Arezki Kerfali sont restés au sol, visage contre terre, dans leur vomi, menotté dans le dos [pendant une durée] comprise entre 30 minutes et 1 heure et 15 minutes ». Et de préciser : « Il ressort de l’ensemble des témoignages des fonctionnaires entendus par la commission que les deux hommes sont restés dans cette position pendant toute la durée de leur présence au commissariat : aucun fonctionnaire n’a essayé de les faire s’asseoir. Plusieurs fonctionnaires ont constaté soit que les deux hommes vomissaient à plusieurs reprises, soit la présence de vomi au sol au niveau de leur visage, sans plus se préoccuper de leur état de santé car selon les fonctionnaires, les deux hommes étaient ivres et insultants. »
Le chef du poste de police demande à 21 heures 15 que Ali Ziri et Arezki Kerfali soit conduit à l’hôpital. Le fourgon ne quitte le poste qu’à 21 heures 55 et arrive aux urgences d’Argenteuil vers 22 heures 05. Selon ses déclarations, l’infirmière du service est « seule pour assurer l’accueil et définir les priorités ». Une dizaine de patients se présentent, amenés par le SAMU, les pompiers … elle n’a pas le temps de prendre la pression artérielle d’Ali Ziri. À 21 heures 45, un médecin constate qu’il est en arrêt respiratoire. Il est emmené en salle de réanimation mais meurt le 11 juin à 10 heures du matin.
« Mon père était en bonne santé »
Ce 11 juin au matin, dans le village d’Ouled Rached en Kabylie, Mohand Ziri s’apprête à partir travailler. Il reçoit un appel de France, sur son portable. Un proche de la famille au bout du fil : « Ton père a fait un arrêt cardiaque. Il est mort. » Passés le premier choc et la douleur, il contacte un cousin vivant à Argenteuil pour avoir des précisions. On lui rapporte les conclusions de l’autopsie : mort due à des problèmes cardiaques et à l’alcoolisme.
« Mon père buvait de l’alcool, c’est vrai, mais il n’abusait pas, déclare Mohand Ziri. Et il était en bonne santé. » Pourtant, le parquet de Pontoise classe rapidement l’affaire, concluant à une « fragilité cardiaque » et à une « forte alcoolémie ». Il écarte « tout lien entre l’interpellation et le décès ». La famille Ziri est perplexe. L’empressement du commissariat pour organiser le rapatriement du défunt et surtout les nombreux hématomes sur son corps alertent un peu plus les proches de la victime.
Décidés à faire la lumière sur ce drame, plusieurs militants et simples citoyens créent le collectif Vérité et Justice pour Ali Ziri dès le 16 juin. Parmi eux, il y a Arezki Semache, originaire d’Ouled Rached (wilaya de Bouira) comme Ali Ziri. « Nous avons organisé une première manifestation le 24 juin 2009 ». Symboliquement, elle part du foyer Sonacotra où résidait Ali Ziri, à quelques centaines de mètres du commissariat et s’achèvera devant la mairie. Très rapidement aussi, plusieurs journaux français relaient les doutes sur le décès accidentel.
Manifestations, médiatisation, ténacité de la famille contribuent à ce que le Procureur ouvre finalement une information judiciaire pour homicide involontaire le 8 juillet. Mais la justice cherche d’abord des fautifs du côté du personnel médical, appuyée par le rapport d’un expert estimant que le délai de « prise en charge a contribué au décès d’Ali Ziri ». Ce serait donc l’état d’ivresse et les 40 à 45 minutes d’attente aux Urgences qui seraient en cause. Pas les conditions de l’interpellation, ni le retour musclé au commissariat. Dégouté, Mohand Ziri commente : « Ils ont essayé de salir mon père, de détourner l’attention en parlant d’autre chose. »
Mais une nouvelle autopsie est pratiquée par une sommité de la médecine légale, le professeur Lecomte. Son rapport, rendu le 20 juillet, contredit les précédentes conclusions. Elle ne constate pas de trace d’alcoolisme, ni de fragilité cardiaque. En revanche, elle confirme la présence de nombreux hématomes, plus d’une quinzaine, sur tout le corps. La cause de la mort est « un arrêt cardio-circulatoire d’origine hypoxique par suffocation multifactorielle (appui postérieur dorsal, de la face et vomissements) ». En clair, le vieil homme est mort d’un arrêt cardiaque causé en partie par les appuis prolongés sur sa face et son dos.
Suite à ce nouveau rapport, le parquet de Pontoise ouvre finalement une information judiciaire contre X pour « violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner par personne dépositaire de l’autorité publique », en septembre 2009. L’enquête vise donc directement les policiers, « personnes dépositaire de l’autorité publique ». Mais ils ne sont pas mis en examen, y compris lorsqu’un troisième rapport viendra confirmer que les manœuvres d’immobilisation ont joué un rôle dans le décès. Et ils sont interrogés par leurs collègues de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), la « police des polices ».
La fonctionnaire qui immobilise Ali Ziri dans le véhicule de police le soir de l’interpellation explique à l’IGPN : « Face à l’agitation de monsieur Ziri, je me suis retournée, dos à la route, (…) j’ai fait pression en le maintenant sa tête plaquée sur les genoux. » Elle « avait caché l’utilisation de cette technique lors de sa première audition immédiatement après les faits », relève maître Maugendre. Et pour cause : cette technique d’immobilisation est interdite depuis 2003.
Comment se fait-il qu’aucun des trois juges d’instruction qui se sont succédés sur ce dossier en trois en demi n’ait pris la peine de questionner directement les policiers sur l’utilisation d’une technique d’immobilisation interdite car potentiellement mortelle ? Et comment l’ordonnance de non-lieu peut-elle évacuer ce moment-clé par la simple formule : L’agent « s’était placée de manière à ce qu’[Ali Ziri] ne puisse plus s’attaquer au chauffeur » ?
Un « traitement inhumain et dégradant »
Quelques mois plus tard, en mai 2010, le rapport de la CNDS est venu confirmer les doutes de la famille. La commission conclue que Ali Ziri et Arezki Kerfali ont fait l’objet d’un « traitement inhumain et dégradant » et recommande « l’engagement de poursuites disciplinaires à l’encontre des fonctionnaires de police ».
Interrogée par téléphone, la direction générale de la police nationale a refusé d’indiquer si la fonctionnaire en question avait fait l’objet de sanctions. Se retranchant derrière la présomption d’innocence, elle ne souhaite pas faire de commentaires sur une affaire en cours. Son directeur déclarait toutefois en juillet 2010 dans un courrier adressé au ministre de l’Intérieur que « certains manquements sont soulignés » par le travail de la CNDS, même s’il considérait que celui-ci ne mettait « pas en évidence de violences volontaires ayant pu provoquer le décès de monsieur Ziri ».
L’organisation Amnesty International aussi s’est saisit de cette affaire. En novembre 2011, un rapport intitulé « 5 décès dus à la police » revient sur le cas Ziri et reprend les conclusions de la CNDS. Avant de noter : « À la connaissance d’Amnesty International, toutefois, aucune procédure disciplinaire n’avait été entamé en novembre 2011 contre ces policiers, qui étaient toujours en poste ». L’organisation de défense des droits de l’homme croit savoir qu’en octobre 2008, « l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) a adressé aux directions de la police une note relative à l’usage de la force. Elle comprend un paragraphe précisant que lorsqu’il est nécessaire d’immobiliser quelqu’un, les pressions, en particulier sur la poitrine et l’abdomen, doivent être aussi brèves que possibles, et l’immobilisation en position ventrale doit être limitée au maximum. »
L’instruction est close en septembre 2011. Le procureur du parquet de Pontoise a requis un non-lieu, estimant qu’« aucune faute directe ou involontaire n’est imputable à quiconque ». Dans un communiqué, « Amnesty International s’inquiète du manque de crédit accordé aux avis et recommandations de [la CNDS] et attend du juge d’instruction une enquête véritablement exhaustive et impartiale basée notamment sur l’audition de témoins et une reconstitution des faits. » Le 15 octobre dernier, le juge du Tribunal de grande instance de Pontoise a décidé de s’aligner sur l’avis du procureur, en prononçant un non-lieu.
En revanche, Arezki Kerfali a été condamné quelques jours plus tard à 400€ d’amende et six mois de retrait de permis pour conduite en état d’ivresse. Il ne contestait pas les faits et attend le jugement pour outrage qui est renvoyé après le procès de l’affaire Ziri.
« Nous voulons la vérité »
La crainte d’un non-lieu s’est donc concrétisée. Cela marque une étape et pas une fin de l’engagement pour le collectif de soutien. Pendant les longs mois de l’instruction, la mobilisation s’est poursuivie aussi dans la rue. « Nous organisons régulièrement des manifestations et une marche à chaque date anniversaire de la tragédie », explique Arezki Semache. En janvier 2012, une plaque commémorative est installée par monseigneur Gaillot, un prêtre français atypique par sa liberté de parole et son engagement dans les luttes sociales. La plaque sera retirée quinze jours plus tard sous la pression des syndicats de police. Selon eux, elle ne respectait pas la présomption d’innocence. Arezki Semache revient sur la mobilisation et dresse le portrait d’un chibani ayant passé sa vie à travailler en France, loin de sa famille.
Mohand Ziri parle volontiers de ce père qu’il ne voyait que quelques semaines par an. « Il ne nous a pas vu grandir. Ce n’est que depuis sa retraite que nous nous sommes rapprochés. Il voulait profiter de sa famille et mieux s’occuper de mon frère qui est handicapé. » À présent Mohand est le chef de famille. De son village, il suit de près la procédure judiciaire concernant la mort de son père, lit et se fait expliquer les documents que lui envoie l’avocat, est à l’affût du moindre article publié. Pour faire le lien entre là-bas et ici, le collectif Vérité et justice est d’un grand secours.
En revanche, les autorités algériennes brillent par leur absence. Le rapatriement du corps a été organisé grâce au soutien financier des amis et de la famille. Ce sont en tout 5000€ qu’il a fallu débourser, incluant les frais d’hôpitaux ! Le consulat d’Algérie s’est porté partie civile dans l’affaire mais leur avocat n’a eu aucun contact avec la famille. Celle-ci n’a reçu à ce jour aucun message de soutien de la part des autorités algériennes et attend toujours une réponse à la lettre adressée au Président de la République.
Contacté par El Watan, Chafia Mentalecheta, l’une des deux représentants des Algériens de France à l’APN, a indiqué avoir suivi l’affaire et s’être rendue à l’un des rassemblement de soutien, « en tant que citoyenne » (C’était avant son élection). Concernant le non-lieu, elle dit : « J’ai trouvé cela scandaleux. » À l’heure où nous publions cet article, elle devait contacter le collectif de soutien pour un rendez-vous qui ne s’est pas encore concrétisé. Djamel Bouras, l’autre député de la circonscription de France, n’a pas retourné nos appels.
Quelques jours après nos sollicitations, le consulat de Pontoise a pris contact avec Arezki Semache pour organiser une rencontre avec le collectif Verité et justice pour Ali Ziri.
Leur presse (Sophia Aït Kaci, El Watan, 16 décembre 2012) via le collectif Vérité et Justice pour Ali Ziri