[Révolution tunisienne] « Le manque de discernement de ce pouvoir ne lui a pas permis de comprendre que ce qui continue dans le mouvement révolutionnaire qui brandit les mêmes revendications, c’est sa défiance totale, définitive, de l’autorité »

Répression sanglante à Siliana : Ennahda se fait-il manipuler par les forces de l’ancien régime ?

Pour Gilbert Naccache [Gilbert Naccache est né en 1939 à Tunis. Il fait ses études supérieures à Paris à l’institut national agronomique. De retour en Tunisie, il travaille au ministère de l’Agriculture comme ingénieur agronome. Ses activités politiques au sein du groupe de gauche radicale Perspectives lui valent d’être arrêté en mars 1968 et lourdement condamné. Il ne sera libéré qu’en 1979. Cristal, son premier livre, publié en 1982 à Tunis (et réédité en 2001 aux Éditions Chama) est un roman qui raconte son expérience carcérale, également évoquée dans Le ciel est par-dessus le toit, un recueil de textes paru en 2005 aux Éditions du Cerf (Paris). Il a publié en 2009, chez ce même éditeur, Qu’as-tu fait de ta jeunesse ? Itinéraire politique d’un opposant à Bourguiba (1954-1979) et plus récemment, en janvier 2012, aux Éditions Mots passants (Tunis), Vers la démocratie ?], il n’est pas exclu qu’en réprimant le mouvement de contestation à Siliana (nord-ouest tunisien), Ennahda soit « tombé dans un piège tendu par les forces de la réaction qui demeurent (…) installées dans l’appareil d’État, et plus spécialement dans le ministère de l’intérieur ». Ces forces, explique-t-il, pourraient avoir manipulé les islamistes au gouvernement pour les discréditer et ainsi revenir sur la scène, comme partenaire de pouvoir ou par le biais d’un coup d’État. Il estime que la transition, telle que « décidée par les survivants de l’ancien régime et parachevée par Béji Caïd Essebsi », ne pouvait aboutir qu’à cette situation où les ex-victimes de Ben Ali chaussent ses bottes et se convertissent « aux mœurs de l’État de parti unique ».

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Essid Habib ou la continuité de l’État

Siliana : la révolution se remet en marche

Que s’est-il passé à Siliana ? Apparemment, rien de bien nouveau : la population revendique, le gouverneur refuse de l’entendre, cela finit par une répression, dure, certes, mais pas tout à fait inattendue.

En fait, c’est moins simple : les revendications de la révolution ne sont pas satisfaites, les nouvelles autorités sont aussi inefficaces dans ce domaine que les anciennes, et aussi bêtement autoritaires et méprisantes vis-à-vis du peuple qu’elles sont censées servir. Le manque de discernement de ce pouvoir ne lui a pas permis de comprendre que ce qui continue dans le mouvement révolutionnaire qui brandit les mêmes revendications, c’est sa défiance totale, définitive, de l’autorité ; c’est son refus d’admettre qu’une quelconque prétendue légitimité rende cette autorité infaillible et inattaquable, n’interdise sa critique. La révolution l’avait dit : la seule autorité pour elle était le peuple, et elle n’en accepterait plus d’autre ; et elle l’a manifesté avec éclat dans sa résistance à la répression à Siliana, dans ses diverses levées de solidarité dans tout le pays.

En fait, sans que le gouvernement d’Ennahdha s’en soit rendu compte, quelque chose de beaucoup plus important que des manifestations s’est produit : la révolution a repris sa marche, avec en tête, comme en décembre-janvier, ses jeunes et ses femmes, et, pour lui barrer la route, on utilise la même répression sauvage, on agite les mêmes chiffons rouges, on prononce les mêmes discours que ceux de décembre 2010 et janvier 2011. En somme, on la traite par les méthodes de Ben Ali, avec la même répression féroce qui accroît sa détermination, avec les mêmes discours hypocrites et mensongers sur les violences des manifestants et les attaques contre les symboles de l’État, bâtiments, matériels, etc., qui ne sont pas convaincants.

Ce qui est nouveau, c’est que ces discours ne sont pas tenus par des adeptes de Ben Ali, ou même de Bourguiba, célèbre notamment pour son apologie du prestige et de l’autorité de l’État. Au contraire, ceux-ci versent des larmes de crocodile sur les victimes de la répression, ne manquant pas, dans leur compassion, de demander des changements politiques profonds … qui écarteraient, pour eux, les dangers de l’exclusion et de la justice transitionnelle.

Le nouveau est que ces discours, qui ont parfois été timidement tenus, notamment en avril 2012, par Ali Lâarayedh, ex-victime d’une longue répression, sont maintenant le credo de l’ensemble d’Ennahdha : sans chercher le moins du monde à se désolidariser de la répression, même dans ses aspects les plus sauvages, ils donnent leur bénédiction aux brutes qui ont utilisé des armes dont le ministre de l’intérieur « ne savait pas qu’elles pouvaient faire de telles blessures » ; ils admettent sans broncher que la répression se poursuive bien après qu’il ait assuré le pays qu’il y mettait fin, après même l’accord de trêve signé avec l’Union générale tunisienne du travail (UGTT)… Ils se sont installés à l’intérieur de la logique du système que la révolution a ébranlé, et s’efforcent valeureusement de le remettre sur pied.

Quand les anciennes victimes de la répression deviennent des bourreaux

Il n’est pour l’instant pas important de savoir jusqu’à quel point, marionnettes dépourvues d’intelligence de la situation, ils sont tombés dans un piège tendu par les forces de la réaction, qui demeurent très puissamment installées dans l’appareil d’État, et plus spécialement dans le ministère de l’intérieur. Ce qui est fondamental, c’est que ces victimes de la dictature ont mis moins d’une année pour assimiler l’idéologie, les méthodes d’action, l’argumentaire et les types de discours de la dictature. Le discours de Hamadi Jebali aurait pu être prononcé à l’identique par Zine El Abidine Ben Ali le 12 ou le 13 janvier 2011. Et il n’a, à l’identique, convaincu personne, un ministre Ettakatol allant jusqu’à parler de bavures qu’il fallait traiter comme telles.

Hamadi Jebali et ses camarades ont-ils oublié ce qu’ils doivent à ces gens qui ont « saccagé les biens de l’État », qui se sont attaqués à un gouverneur « symbole de l’autorité de l’État », alors même qu’ils répètent avec fierté qu’ils ont rétabli l’État républicain et réussi la réconciliation avec ses anciens serviteurs ? Le fait qu’ils soient en charge de gouverner cet État aurait-il, d’un coup de baguette magique, transformé celui-ci et ses commis en un État « au service du peuple et de la révolution » ? Et cette « nouvelle » conception de la démocratie qu’ils affichent – « Nous ne démissionnons pas, obtenez une motion de censure » – n’est-elle pas celle de toutes les dictatures du monde ? À force de hurler contre les dangers de dictature théocratique, les « démocrates » ont oublié la présence réelle de la dictature de l’appareil de l’ex-parti unique, servie cette fois par les islamistes.

Des questions, à vrai dire secondaires pour la révolution, demeurent : d’abord, dans quelle mesure Ennahdha ne s’est pas faite manipuler ? En d’autres termes, les tenants de l’ancien régime pourraient, en apprentis-sorciers, avoir repris les méthodes qui avaient discrédité Ben Ali pour couler le gouvernement actuel, faisant des populations les otages de leurs ambitions, mais provoquant également un nouveau sursaut de la révolution. De nombreux éléments vont dans ce sens : par exemple, la forme, extrêmement brutale et cynique de l’intervention policière (blessures dans le dos et les yeux, intrusion dans les maisons, provocations obscènes envers les femmes), la coïncidence entre la date de l’assaut policier avec celle du procès en appel des dirigeants de l’appareil de sécurité de Ben Ali, comme le prochain vote par l’ANC de deux propositions de loi, l’une portant exclusion des élections des anciens responsables du RCD et l’autre concernant la justice transitionnelle, dont l’article 13, en remettant en question tous les jugements déjà prononcés, annule les efforts réalisés pour minimiser les poursuites contre les piliers de l’ancien régime…

Les forces de l’ancien régime s’apprêtent à revenir

L’incontestable affaiblissement d’Ennahdha aboutira-t-il à l’ouverture de négociations avec Nidaa Tounès sur ces points et d’autres, comme la participation ou tout au moins le soutien à un nouveau gouvernement. Le discours du président provisoire Moncef Marzouki, malgré sa condamnation de la répression et des violences de Siliana, va aussi dans le même sens, par sa proposition de nouveau gouvernement restreint et appuyé sur des compétences, comme par son appel au calme, de même que toutes les initiatives de l’UGTT…

Mais cet affaiblissement pourrait aussi remettre à l’ordre du jour l’éventualité d’un coup d’État militaire, qui aurait le soutien de larges couches de la petite bourgeoisie urbaine : les tenants de la contre-révolution en jugeront-ils le moment favorable, l’armée acceptera-t-elle ? Autant de points d’interrogation. Car il faut bien se rendre compte que, pour autant que Hamadi Jebali (ou n’importe quel autre nahdhaoui) chausse les bottes de Ben Ali, pour autant que l’appareil d’État a converti tout ou partie d’Ennahdha aux mœurs de l’État de parti unique, on ne voit plus très bien l’utilité de le garder au pouvoir…

Cette question repose celle de la problématique de la transition, décidée par les survivants de l’ancien régime, et finalisée par Béji Caïd Essebsi : cette problématique ne peut mener qu’à des demi-mesures qui affaiblissent la révolution, mais ne pourront l’arrêter, ses racines vont très au-delà. Mais ces demi-mesures peuvent être fatales à ceux qui dirigent le pays. Sont-ils encore capables de s’arrêter, d’échapper à l’emprise du passé pour s’appuyer sur la révolution ? Il est permis d’en douter, même si c’est leur seule chance, à terme, de se maintenir, ne serait-ce qu’en tant que partis politiques, mais ceci est leur problème.

Celui de la révolution, qui vient de démontrer sa vigueur et son profond enracinement, est de continuer tranquillement, comme les marcheurs de Siliana qui sont allés à Tunis, comme les manifestantes et manifestants de tout le pays, quel qu’en soit le coût, à lutter pour la réalisation de ses objectifs, que chacune de ses luttes rapproche : elle n’a plus à démontrer son existence.

Gilbert Naccache

Source : page Facebook de Gilbert Naccache, 2 décembre 2012 – repris dans leur presse (MaghrebEmergent.com)

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