Le salafisme, késako ?
Ce billet est le premier d’une série d’articles qui visent à éclairer les lecteurs sur les différents « -ismes » souvent rattachés à l’Islam, et aux musulmans…
Il s’agira moins de soumettre un avis tranché que de proposer des clés de compréhension, meilleure preuve de respect qu’il est possible de présenter aux intéressés. De fait, les lignes plus bas et celles qui suivront ne s’adressent nullement aux adeptes du choc des civilisations et autres identitaires qui s’abreuvent de représentations fantasmatiques quand ils ne participent pas eux-mêmes à leur fabrication. Ceux-là qui ne peuvent s’imaginer d’extrémiste et de violent qu’en islamiste qu’il sera aisé de confondre à leur guise avec de simples musulmans, l’occasion pour eux de différencier le mauvais musulman du bon, ce dernier « prouvant » à qui en douterait, qu’il est possible de ne pas succomber au fondamentalisme à condition de modérer très fort ses penchants islamistes. Les mêmes qui, de mauvaise foi, refusent de comprendre le « langage musulman » pour systématiquement s’offusquer du « Allahou Akbar » de Syriens jugés trop islamistes dans leur façon de recevoir les bombes d’un régime imparfait, certes, mais tout à fait respectable puisque « laïc ». À tous ceux-là, inutile de lire plus loin.
Un même mot, plusieurs réalités
Dans la série « j’utilise un terme que je ne comprends pas », demandons le salafisme.
Entre fantasmes de non avertis, mensonges de propagandistes et réalités d’un mouvement aux multiples facettes, le salafisme fait partie de ces termes qui portent à la plus grande confusion. Rares sont les articles qui prétendent nous éclairer sur le salafisme mais qui ne rajoutent pas un peu à la confusion qui existe déjà.
Soyons clairs : salafi n’est pas un gros mot.
En fait, et pour faire simple, le terme salafi peut être l’objet de trois compréhensions.
1- L’ensemble des sunnites
Le mot « salaf » désigne la génération des musulmans qui ont vécu avec le Prophète ainsi que les deux générations suivantes. Autrement dit : les Compagnons du Prophète, leurs élèves et les élèves de leurs élèves.
Les Salafis sont donc ceux qui se réfèrent, pour la compréhension et l’application de leur religion, aux Salafs. Avant d’en conclure que les Salafis veulent vivre un Islam « d’un autre âge », « rétrograde » et « incompatible avec nos sociétés modernes » — ce qui est de toute façon faux —, il convient de comprendre le principe qui fonde ce retour aux origines.
L’idée est qu’une bonne compréhension des sources absolues de l’Islam que sont le Coran (la Parole de Dieu) et les Hadiths (paroles, actes et silences approbateurs du Prophète) nécessite de ne surtout pas isoler le texte de son contexte… et de ceux qui ont vécu dans ce contexte. Meilleur garde-fou dans l’exercice d’interprétation, notamment des textes équivoques et des termes polysémiques qui y sont présents, se référer aux avis des Salafs empêcherait les exégèses erronées qui, parfois, donnent naissance à des courants extrémistes.
C’est le salafisme dans son sens le plus large, à savoir que les textes sont toujours à lier à leur contexte, pour les raisons évoquées. Si un Syrien déclare, comme il a été entendu dans quelques reportages, que « nous sommes tous salafis », alors c’est dans ce sens qu’il faut le comprendre.
2- Le salafisme comme opposition aux écoles jurisprudentielles classiques
Le corpus de textes islamiques est composé de textes univoques et de textes équivoques, ainsi que de textes généraux. La compréhension des deux dernières a donné, dès les premiers temps, différentes écoles pour comprendre ces textes. Certains comme Ibn Hazm s’arrêtent au sens apparent des textes, s’interdisant même le raisonnement par analogie, d’autres comme Ahmad privilégient le sens premier des textes (ce sont des littéralistes, sans la connotation péjorative que porte ce terme), d’autres enfin, comme Abou Hanifah, chercheront à extraire les principes généraux qui fondent les paroles et faits du Prophète. Le spectre des écoles est en réalité encore plus large et est vu par la majorité des musulmans comme une miséricorde divine.
Ainsi, dès les premiers siècles de l’Islam, se sont constituées des écoles de jurisprudence islamiques auxquelles se rattachaient les musulmans. Telle région suit l’école hanbalite, telle autre celle d’Abou Hanifah, etc… (cf. la carte ici)
Le salafisme, suivant ce second sens, est venu comme une opposition et une critique à ceux qui suivent les écoles de jurisprudence canoniques. Les salafis (toujours suivant ce sens) observent que le musulman est tenu de suivre le Prophète et non pas un savant ou une école en particulier.
Évidemment, ce principe général (revenir aux sources premières et s’affranchir des écoles historiques et de la cristallisation des règles jurisprudentielles à l’intérieur de celles-ci) a donné naissance à différents groupes de salafi, en fonction de la concrétisation de ce principe général.
En particulier, il est important de distinguer les salafis dit « quiétiste » (sens 2.a), présents principalement en Arabie Saoudite, et qui interdisent toute contestation du pouvoir en place. Pas de combat armé, pas de critiques, pas même de manifestations… seul est permis le conseil personnel au gouverneur.
D’autres salafis dit djihadistes (2.b), c’est le cas d’Al-Qaïda, ne s’interdisent pas le combat armé et la critique des gouverneurs sous certaines conditions qu’il serait inutile de mentionner ici.
Une des figures du salafisme (sens 2) a été Al-Albani qui a vécu à Damas et qui a connu des différends avec une des figures des écoles traditionnelles qu’est le savant Al-Bouti. Au-delà du débat sur le terrain des arguments, fort intéressant au demeurant, il faut noter qu’Al-Bouti a usé de sa proximité avec le pouvoir des Assad pour faire exclure Al-Albani de Syrie et ainsi gagner la bataille « par la force ».
3- Sens de la propagande occidentale, russe… et des régimes arabes laïcs
Le salafisme serait intrinsèquement lié à la violence, à l’action armée et sanguinaire, avec cette idée du musulman borné et intolérant.
Dit simplement : salafisme = violence armée sur fond d’intolérance. Il semblerait bien que cela soit une étiquette efficace de la propagande occidentale pour pouvoir accuser aisément une partie de la population musulmane comme étant un intégrisme religieux. Le terme salafiste dans ce sens ne veut absolument rien dire tel qu’utilisé par les médias. Terme fourre-tout il est plus utilisé pour faire peur, mais il ne correspond à aucune réalité de terrain. Pire, le salafisme fait l’objet de délires incroyables, comme nous le verrons.
En résumé, un salafi peut aussi bien désigner un sunnite (sens 1) qu’un courant qui prône le retour aux sources premières (sens 2) et qui comprend naturellement en son sein différents courants dont un courant dit quiétiste (sens 2.a) et un courant dit « djihadiste » (sens 2.b). Enfin, ce terme est utilisé de façon absolument fantasmée dans des buts de propagande (sens 3).
En Syrie
Il est évident que lorsque le régime syrien accuse les manifestants et les combattants d’être salafistes, c’est dans le sens 3, sens aussi fantasmé qu’imprécis (ou plutôt fantasmé puisqu’imprécis), qu’il est utilisé. Et c’est dans ce sens que les Syriens refusent l’accusation.
Il faut rajouter à cela que la présence de salafis (sens 2) en Syrie est somme toute minoritaire. D’une part parce que les moukhabarat sont plus durs envers eux qu’envers les autres musulmans, et d’autre part parce que les religieux syriens sont majoritairement de tendance soufie. Ces derniers voient d’un mauvais œil un salafisme qu’ils jugent au mieux inutile.
La guerre déclarée par le régime contre tous les hommes de religion qui ne se soumettent pas à son pouvoir, ce qui s’est traduit par l’emprisonnement d’une partie, et de la fuite d’une autre partie, n’est pas sans donner des scènes cocasses comme ce qui est arrivé à ce savant (connu mais dont nous tairons le nom) convoqué par les moukhabarat. Arrivé chez eux, on lui dit :
« — On nous a dit que tu es salafiste !
— Moi ? Au contraire ! Je suis contre les salafistes !!
— D’accord. Mais c’est qu’il y a de plus en plus de prêcheurs salafistes, et nous sommes contre cela !
— Monsieur, si vous n’aviez pas emprisonné les savants soufis et forcé à l’exil les savants soufis, ils auraient été le meilleur rempart à ce salafisme qui s’installe en Syrie… »
Un mot sur les salafistes djihadistes présents en Syrie. D’une part, ils forment une part minoritaire des combattants armés et, à fortiori, des révolutionnaires syriens ; d’autre part, il ne faut pas les confondre avec l’image qu’en donne la propagande du régime (sens 3).
Syrian Facts, site de sensibilisation à la révolution syrienne (5 novembre 2012)
(…) Un mot sur certains salafis en France
Le comportement de certains salafis et la mauvaise expérience qui en résulte semblent donner un peu de crédit aux thèses propagandistes du régime syrien. Qu’il nous soit donc permit d’écrire quelques lignes sur certains salafis français.
On n’objectera pas l’existence de musulmans à l’attitude pour le moins désagréable et hautaine. Salafis (au sens 2) et convaincus que leur « retour aux sources premières » les rend supérieurs en tout point à leurs frères de religion, ils s’opposent à ces derniers qu’ils qualifient de suiveurs aveugles, d’égarés ou d’ignorants. Il y aurait bien des choses à dire à propos d’une jeunesse défavorisée, hier racaille ou dealer, pour qui le « retour » à la religion s’est orienté naturellement suivant deux critères :
• une « voie » simple qui ne s’encombre pas de nombreux détails et divergences entre spécialistes (ces mêmes divergences qui sont vues comme une miséricorde divine…). Le salafisme (au sens 2) donne cette impression de voie simple et sans fioritures qui ne pouvait que séduire des gens habitués à des avis tranchants et dégagés de toute complexité.
• l’acquisition aisée d’une posture d’autorité comme moyen de s’imposer socialement pour compenser l’absence de prestige qui aurait pu être acquise par les études, le sport, l’intelligence… La posture d’autorité est d’autant plus forte qu’elle est censée être sacrée.
Ces salafis provoquent l’exaspération des autres musulmans qui n’hésitent pas à se moquer d’eux… mais également de leurs coreligionnaires qui n’en peuvent plus de voir des ignorants qui pensent donner des leçons parce qu’ils ont lu une dizaine de livres, quand ils les ont lus !
Ils sont également critiqués par les salafis eux-mêmes (toujours sens 2) qui leurs rappellent qu’être salafis c’est aussi s’enquérir et adopter le comportement des compagnons du Prophètes…
On n’objectera pas, donc, l’existence de ces musulmans mais d’une part, ceci relève plus de conditions sociales et n’a pas grand-chose à voir avec la majorité des salafis (au sens 2), d’autre part, cela n’a aucun rapport avec les fantasmes véhiculés sur le salafisme par certains médias occidentaux, russes et arabes. Tout le monde gagnerait à voir les choses telles qu’elles sont.
Syrian Facts, site de sensibilisation à la révolution syrienne (5 novembre 2012)